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Les "oeuvres du domaine public" et la fin des droits patrimoniaux de l’auteur : l’affaire du "Journal d’Anne Frank". Par Jason Labruyère, Juriste.
Parution : mercredi 14 octobre 2015
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Apollinaire, Molière, Rabelais, ou encore Sweig... en 2016, Anne Frank devrait se rajouter à cette « liste à la Prévert » des auteurs entraient dans le domaine public. Toutefois, les ayants droit ne l’entendent pas ainsi. Pour évoquer la fin du monopole des droits patrimoniaux de l’auteur, Desbois écrivait que «  si le monopole ne subsiste que pendant une période relativement brève après la mort l’auteur, c’est qu’un compromis doit être réalisé entre l’intérêt des ayants droit et la communauté  » (Traité, 3e éd., n° 322). En effet, tantôt l’argument de l’intérêt privé, tantôt celui de l’intérêt public, l’étude des œuvres du domaine public est traversée par ce diptyque passionnant. La question de la fin des droits patrimoniaux refait surface avec la vive polémique autour du « Journal d’Anne Frank ». Il est bon d’en comprendre la substantielle moelle.

Un communiqué du Fonds Anne Frank, fondé en 1963 à Bâle par Otto Frank, père de la jeune Anne, a créé une vive polémique. Ce dernier détient les droits patrimoniaux du célèbre Journal d’Anne Frank. Les ayants droit refusent de laisser entrer cette œuvre dans le domaine public. Effectivement, alors que l’œuvre doit entrer dans le domaine public en 2016, selon le communiqué transmis mercredi dernier à Livres Hebdo, les droits d’exploitation de celle-ci courraient au minimum jusqu’en 2030. L’argument réside dans le fait que la date à prendre en compte serait celle de la version définitive du Journal, c’est-à-dire en 1986. Coup de tonnerre ou coup d’épée dans l’eau ? Le bougre d’Olivier Ertzscheid, maître de conférences e sciences de l’information a même décidé de publier l’œuvre sur internet de manière illégale...

Une protection des droits patrimoniaux de 70 ans post-mortem

À titre préliminaire, il est notoire et notable de constater que l’expression « domaine public » est trompeuse. Certes, l’expression recouvre les œuvres « tombées » dans le domaine public à la suite de l’expiration des droits patrimoniaux de l’auteur. Toutefois, l’expression englobe aussi les œuvres ne bénéficiant pas de la protection du droit d’auteur car non-originales, mais aussi les œuvres qui par leur nature à la disposition du public (comme les hymnes nationaux). Focalisons-nous uniquement sur la première hypothèse.

Sans entrer dans les méandres des régimes d’exception (prolongation du fait des deux guerres mondiales par exemple, article L. 123-8 et s. du CPI), rappelons que selon l’article L. 123-1 du CPI, une œuvre entre dans le domaine public quand les droits patrimoniaux de l’auteur cessent, c’est-à-dire 70 ans post-mortem. Ainsi, les "œuvres du domaine public" peuvent être reproduites ou représentées librement sous réserve des droits moraux. Là où la convention de Berne pose un minimum de 50 années, l’Union européenne a préféré d’harmoniser par le haut (comme le texte international le lui permet) et permet une protection plus longue (Loi n° 97-283 du 27 mars 1997). Ledit délai ne peut en aucun cas être interrompu : même le cas de force majeure n’y peut rien. Seuls les cas prévus par le législateur peuvent modifier ce délai. Notons, les poèmes de Charles Baudelaire qui ont d’ailleurs été jugés comme impubliable pendant un temps (Civ. 1re, 5 juillet 1967 Bull. civ. I, n° 252).

Ainsi, Proust, Perrault, Molière, Baudelaire ou encore Maupassant sont « tombés » dans le domaine public. Après le trépas, la vie publique donc ! En effet, l’intérêt est évident : pouvoir profiter des œuvres littéraires et artistiques les plus célèbres au nom de l’intérêt public. Le contraire reviendrait à négliger les fondements même du droit d’auteur et méconnaitre ce « pacte social ». Nous retrouvons même des chansons populaires comme Au clair de la lune. Néanmoins, une distinction importante doit être faite entre la chanson entrant dans le domaine public et l’enregistrement qu’en réalise une maison de disque qui, lui, est protégé pendant 50 ans.

En général, les affaires médiatiques ne concernent que les œuvres littéraires. Et pour cause ! Il est vrai que pour d’autres branches du droit d’auteur, comme en matière d’arts appliqués, le propos doit être plus nuancé. Il est possible d’observer l’existence de droits privatifs sur des œuvres en théorie « tombées » dans le domaine public par le biais du droit des marques. Bien plus, des sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD) collectent des redevances dans le but d’exploiter des œuvres du domaine public.

Le calcul du délai

Comment calculer ledit délai ? La durée de 70 années est décomptée à partir du 1er janvier de l’année qui suit la mort de l’auteur, en années civiles pleines (article L. 123-1 du même Code). La question est différente lorsque l’on évoque les œuvres ayant plusieurs auteurs (œuvre de collaboration, composite ou collective). Par exemple, pour l’œuvre collective, définie à l’article L. 113-5 du CPI, elle entrera dans le domaine public 70 ans après la publication. Pour les œuvres de collaboration, le décompte ne commence pas à la mort de l’un des auteurs, mais de la mort du dernier coauteur (article L. 123-2 du CPI). Pensons à Sueurs froides écrit par Boileau-Narcejac. En réalité, nous retrouvons Pierre Boileau et Thomas Narcejac, morts respectivement en 1989 et 1998. L’œuvre en collaboration entrera, dès lors, en 2068 dans le domaine public.

Néanmoins, il est intéressant d’observer qu’en cas de publication dans le temps (de manière échelonnée), la durée de protection des fragments est autonome. Pensons à l’encyclopédie par exemple.

Enfin, pour les œuvres dites pseudonymes et anonymes, le décompte commence dès la publication desdites œuvres (article L. 123-3 du CPI).

Les arguments juridiques des ayants droit discutés et discutables

L’interprétation juridique du communiqué laisse pantois. Effectivement, en 1947, Otto Frank a publié Le Journal d’Anne Frank en néerlandais. Dès les années 1980, une version annotée se substitue à la version épurée, déjà traduite en 70 langues. Par conséquent, c’est de cette version plus complète que les ayants droit tirent les conséquences juridiques. Primo, selon eux, le texte devrait alors suivre le régime des œuvres publiées à titre posthume. L’article L. 123-4 du CPI dispose qu’un tel texte est tantôt protégeable 70 ans tantôt 25 ans. Si le texte est publié avant d’entrer dans le domaine public (avant la 70e année post-mortem), il continue à être protégé jusqu’à la fin des années susvisées. Toutefois, si la première publication est datée après les 70 ans qui suivent la date de mort de l’auteur, le texte est protégeable pendant les 25 ans qui suivent sa première publication. L’incitation est logique : publions les textes méconnus et restés tapis dans l’ombre. Secundo, la fondation argue d’un autre argument pour le moins déroutant : l’œuvre serait une œuvre composite. Celle-ci serait créée à partir d’œuvres existantes sans que les auteurs aient collaboré véritablement entre eux. Ainsi, la publication du père dès 1947 serait une œuvre composite. Il faudrait attendre, comme pour l’œuvre de collaboration, 70 ans après la mort du dernier auteur. Dès lors, il serait légitime de prendre en compte sa propre date de décès. Finalement, l’œuvre d’Anne Frank entrerait dans le domaine public en 2050.

D’une polémique, l’autre

Haro sur les éditeurs voulant repousser, au maximum, l’entrée dans le domaine public d’œuvres ! En effet, il est évident que tout éditeur se doit d’être un minimum concurrencé et l’intérêt du plus grand nombre commande la possibilité d’une libre disposition des œuvres littéraires et artistiques célèbres. Pensons à toutes les difficultés autour des éditeurs de Proust ou encore celles des nouvelles éditions de Montaigne.

Un autre argument est brandi par les ayants droit : l’étendard des négationnistes. Là, encore, il est nécessaire de rappeler qu’un texte du domaine public reste protégé par le droit moral. Il s’agit d’un droit imprescriptible, perpétuel et inaliénable. Il se transmet aux héritiers et peut contrecarrer toutes dénaturations de ladite œuvre. De surcroît, tout propos négationniste, raciste ou antisémite peut être réprimé par la loi pénale. Par ailleurs, cette délicate question se posera, à nouveau, avec l’arrivée dans le domaine public de Mein Kampf en 2016.

Force est donc de constater que cette polémique n’est que le pâle reflet de cette litanie d’affaires célèbres portant sur les mêmes problématiques juridiques. Les œuvres d’Apollinaire ou de Saint-Exupéry ont aussi été retardées. Le premier, à cause d’un éditeur soucieux d’en conserver les droits. Le second, « mort pour la France », bénéficie d’un régime dérogatoire et entrera dans le domaine public qu’en 2032. Décidément, les ayants droit d’Anne Frank doivent entendre inlassablement la maxime de Balzac, « le temps manque pour tout » (Le lys dans la vallée, 1835)...

Jason Labruyère - Juriste Financements Structurés