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En France, plus de 60.000 avocats indépendants. Combien d’avocats libres ?
Parution : samedi 31 octobre 2015
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L’avocat est indépendant. C’est inscrit dans le marbre de la profession. Mais indépendance ne signifie pas liberté. Comment être un avocat libre ? Réflexions d’un confrère en quête de liberté.

Le règlement intérieur national des avocats rappelle à plusieurs reprises l’indépendance de la profession d’avocat. Pas question de voir son avocat comme un mercenaire. Avocat associé, avocat collaborateur, avocat salarié, avocat indépendant toujours. [1]

Mais combien d’avocats sont libres ? Indépendance, liberté, me direz-vous, c’est du pareil au même. Je suis indépendant, j’exerce ma profession comme bon me semble. Donc je suis libre. Erreur.

Je lâche le carlin
Ce qui distingue indépendance et liberté ? Partons d’un exemple. Je sors promener mon chien. En laisse, l’animal est sous ma coupe. Une prairie se présente. Je lâche le carlin. Le voilà qui s’enfuit truffe au sol. Le chien est-il libre ou indépendant ?

Indépendant, car il ne dépend plus de son Maître, et peut exercer toute sa détente. Libre, non, car ce qui guide mon chien à droite puis à gauche est l’odeur d’un chien, d’un lapin ou d’un os à ronger. Mon chien ne se dirige pas, c’est son instinct qui le conduit.

Quittons cette ballade bucolique pour revenir à nos fondements. Je suis avocat, indépendant. Suis-je pour autant libre ? En principe oui, car à la différence de mon chien, j’ai une vie intérieure, une capacité à pouvoir choisir par mon intelligence.

Les hommes ne naissent pas libres
Mais la liberté est plus qu’un principe. Elle est un muscle à développer, pas un réservoir acquis et inépuisable. Zundel rappelait qu’ "il s’agit de conférer des droits, ou plutôt de reconnaître des droits, non pas à l’homme animal, mais à l’homme que nous avons à devenir. Ce qui a des droits en nous, c’est la personne, c’est-à-dire l’être qui s’est conquis, l’être qui a une dignité et respecte cette dignité en lui-même et dans les autres. Contrairement à ce qu’affirme la Déclaration des droits de l’homme, les hommes ne naissent pas libres, ils doivent conquérir leur liberté." [2]
Comment conquérir ma liberté ? Il n’y a pas de formule unique en la matière. Je vois cependant deux écueils à éviter.

L’animal est un spécialiste
L’écueil de la spécialisation. Si je me spécialise dans mon domaine d’activité, et m’y consacre à fond, je risque une lecture des situations de mes clients ou du monde au seul prisme de ma spécialité. Or, être libre, c’est tout sauf être prisonnier d’un système. "Si nous nous rappelons que l’animal est un spécialiste, et un spécialiste parfait, tout son pouvoir de connaître étant fixé sur une certaine tâche particulière à exécuter, nous devrons conclure qu’un programme d’éducation qui ne viserait qu’à former des spécialistes toujours plus parfaits en des domaines toujours plus spécialisés, et incapables de porter un jugement sur n’importe quelle matière située au-delà du champ de leur compétence spécialisée, conduirait à vrai dire à une animalisation progressive de l’esprit et de la vie humaine." [3]

Le gavage, une recette éprouvée
L’écueil de la dispersion. Si à côté du métier, je prends le temps de me brancher sur les nouvelles du monde, cela me rend t-il plus libre ? Pas sûr que, bourrée de données en tout genre, les oreilles rebattues de lieux communs, ma capacité à choisir et donc ma liberté s’aiguise. Le gavage est d’ailleurs une recette éprouvée pour endormir notre liberté : "Gavez les hommes de données inoffensives, incombustibles, qu’ils se sentent bourrés de "faits" à éclater, renseignés sur tout. Ensuite, ils s’imagineront qu’ils pensent, ils auront le sentiment du mouvement, tout en piétinant. " [4]

Une verdure jaunâtre au 19ème siècle
Deux écueils esquivés ! relèverait un navigateur ajoutant que si la liberté est un souffle, il faut comme en voilier "de la quille", pour remonter au plus près du vent.

C’est pourquoi, il n’y a pas de liberté sans une plongée régulière dans les aspirations du cœur et de l’intelligence humaine. S’arrêter parfois de vivre de conclusions, de bilans et d’audiences pour chercher la compagnie de sujets essentiels. Et pouvoir dire ainsi : "Les choses dont j’aime à discuter sont des choses absolues : par exemple, une preuve est logique, ou bien une pratique est juste. Je ne veux pas me quereller avec quelqu’un sur le point de savoir s’il est pire d’être une verdure jaunâtre au dix-neuvième siècle que d’être une orangerie magenta au vingtième." [5]

Si ce soir vous vous êtes plongé dans l’Enracinement de Simone Weil, Propos sur le bonheur d’Alain ou Laudato Si du Pape François, au lieu de conclure un dossier de droit bancaire, n’en gardez pas mauvaise conscience ; soyez assuré que vous faites bien pour vous et votre client car il n’y a pas plus contagieux qu’un homme ou une femme libre !

Me Loïc TERTRAIS Avocat

[1Règlement Intérieur National (RIN) : "La profession d’avocat est une profession libérale et indépendante quel que soit son mode d’exercice. L’avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité dans le respect des termes de son serment. "

[2Maurice Zundel – Un autre regard sur l’homme.

[3Jacques Maritain- Pour une philosophie de l’éducation.

[4Ray Bradbury - Fahrenheit 451.

[5Gilbert Keith Chesterton.

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