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Chronique de votre carrière ( 20) : Comment la philosophie peut vous aider...
Parution : vendredi 6 novembre 2015
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Mon invité aujourd’hui est Fabrice Midal, philosophe, auteur et fondateur de l’école occidentale de méditation.
Notre propos aujourd’hui va consister à demander à Fabrice de partager ses réflexions pour nous aider à passer une période extrêmement difficile pour les demandeurs d’emploi et pour les gens qui sont en transition professionnelle, qui est la période de l’automne.

Mireille Garolla : Fabrice, bonjour.
Est-ce que vous auriez quelque chose en terme de méditation ou en terme de philosophie, pour les aider nos lecteurs à faire une transition sur cette période de l’année ?

Fabrice Midal : Je n’aurai pas de réponse précise sur cette question du moment de l’année, et particulièrement de ce qui peut être un élément utilitaire pour répondre à un problème. L’enjeu de mon livre : Comment la philosophie peut nous sauver, c’est de prendre le problème à sa racine. La philosophie peut nous sauver en nous libérant de l’impossibilité de questionnement qui marque notre temps. Nous vivons le temps des experts.

Il est tout à fait frappant que nous regardions avec un peu de surprise, voire avec un peu de mépris, la façon dont les rois, autrefois, avant de prendre une décision, consultaient des astrologues qui leur disaient ce qu’ils devaient faire. On trouve ça profondément irrationnel. Or aujourd’hui, les dirigeants, les chefs d’états, mais aussi les dirigeants de grandes entreprises, avant de prendre des décisions, consultent des experts qui leurs disent ce qu’il faut faire. Ces experts se trompent régulièrement et ne font pas beaucoup mieux que les astrologues d’autrefois, on l’a vu avec la crise des « subprimes » et de nombreuses autres crises. Leurs prévisions ne sont pas du tout certaines pour des raisons intrinsèques : on ne peut pas tout rationnaliser. L’exigence de rationalité est de reconnaître la limite de la pensée. Néanmoins, on s’abandonne aux experts avec la déshumanisation et l’irrationalisme que cela entraîne.

Je crois que les gens qui sont en souffrance – et plus généralement : tout le monde – sont victimes de cette situation d’absence de questionnement au nom de ce qu’on appelle « l’ordre économique ». Il y a un malentendu quand l’économique prend toute la place.

La racine grecque du mot « économique » le distingue très strictement du monde « politique ». L’ordre politique, c’est l’espace de la vie commune. L’économie, du grec oikos, signifie la maison. L’économique signifie donc l’ordre de la maison, l’ordre individuel. Ce qui est tout à fait étonnant aujourd’hui, c’est que l’ordre économique est considéré comme l’ordre général de la vie en commun. Mais il n’y a pas de vie en commun à partir de l’économique, il y a une vie en commun à partir du politique, c’est-à-dire à partir du fait que l’on parle ensemble. L’ampleur de l’ordre économique, nous le payons très cher.

Pour vous donner des exemples très concrets, on parle aujourd’hui de « ramassage scolaire », il faut « rassurer les marchés », mais il faut « gérer ses enfants »... Nous sommes tous victimes de ce règne des experts qui nous désapproprie de notre propre existence et qui oublie la dimension la plus profonde : la dimension humaine, la dimension politique de vie en commun.

Cela peut être un soulagement de se rendre compte que nos problèmes ne sont pas uniquement des problèmes personnels psychologiques mais que nous sommes aussi victimes d’une violence sociale d’autant plus redoutable qu’elle se présente sous un visage avenant. On a du mal à voir les conséquences dramatiques que cela implique.
J’ai travaillé longuement, avant d’écrire ce livre, sur la construction du nazisme. J’avais été frappé de voir que le nazisme s’est établi, en partie, par un changement de vocabulaire. Avec ce changement de mots, les gens avaient du mal à réaliser la violence de cette période. Au lieu de dire qu’on assassinait tous les handicapés, on parlait de « mort miséricordieuse ». La « solution finale » en est un autre exemple.

Doucement, on change les mots et doucement, cela empêche de voir la réalité.
Aujourd’hui on parle de « Ressources Humaines ». Il est déjà très étrange de parler de « ressources naturelles » mais on devrait parler de richesses humaines. Il devrait y avoir des responsables des Richesses Humaines plutôt que des responsables de Ressources Humaines. Ce serait déjà une autre manière d’aborder la chose.
Je crois qu’un être humain ordinaire ne peut pas ne pas souffrir d’être considéré comme une ressource. Il n’est pas une ressource. Il y a là une violence qui est extraordinairement féroce et je crois qu’il faut commencer par accepter de voir cette violence dont nous souffrons. Mon travail a donc été de décortiquer ce qu’il se passe, que l’on ne voit pas et qui participe de cette extraordinaire violence.

MG : Pour rebondir sur votre propos, je vois tous les jours des gens qui sont en questionnement professionnel parce qu’ils subissent à l’intérieur de l’entreprise cette forme de violence : harcèlement, mal-être… Et ce dont je m’aperçois tous les jours, d’un point de vue plus individuel, c’est que la personne aujourd’hui, qu’elle soit un homme, une femme, un jeune adulte ou un senior, se définit par rapport à une activité économique et par rapport à une activité dans une entreprise : un métier, un secteur, un titre…
Résultat : quand la personne ne fonctionne plus dans cet environnement qui est devenu son environnement de référence, on a une certaine forme de perte d’identité, une perte de repère et la personne a l’impression qu’elle ne vaut plus rien.
Comment est-ce que la philosophie, la méditation ou toute autre forme de réflexion pourraient les aider à ce réapproprier qui ils sont et leur véritable place vis-à-vis d’eux mêmes, dans la société et dans l’économie ?

FM : Vous avez tout à fait raison de souligner ce point : comment peut-on se réapproprier à soi-même ?
Je crois qu’il faudrait réussir à voir que perdre son emploi est un cas d’un phénomène plus général car au fond, les gens qui ont un métier sont aussi, très souvent, désapproprié.
Quand ils ne peuvent pas exercer un métier dans lequel ils peuvent s’accomplir mais qu’ils ne sont plus qu’un rouage, ils travaillent, certes, mais ils ont vraiment le sentiment d’être désapproprié. C’est un paradoxe très surprenant car cette désappropriation qu’induit l’exagération du monde économique réduit à un pur management, débouche néanmoins sur la faillite de son propre système. Pour que l’économie fonctionne, il faut quand même qu’il y ait des êtres humains qui soient inventifs créateurs et qui sortent donc de cette dictature des experts dont j’ai parlé, dans laquelle tout est mis en fonction d’un objectif financier et qui se trompe tout le temps.

Il se trouve que mon métier est éditeur et, régulièrement, des éditeurs voient qu’un livre marche et ils se disent qu’ils vont faire un livre sur le même sujet. Cela ne marche pas comme ça. Ce qui marche, c’est quelque chose d’inattendu. Cela part d’une intuition, un livre qui rencontre un public à un moment donné, ça ne serait peut-être pas le cas quelques mois plus tôt ou plus tard. C’est un ensemble de choses qu’on ne peut pas mettre sous forme de paradigme. La volonté de vouloir tout mettre sous forme de paradigme est irrationnelle et j’insiste vraiment sur l’irrationalité de la prétendue rationalité des contrôleurs de gestion ou du processus du contrôle de gestion. Je n’oppose pas un discours humaniste à un discours rationnel, j’essaye de montrer l’irrationalité du discours pseudo-rationnel qui est présent aujourd’hui.
C’est irrationnel car cela simplifie à l’extrême la complexité de la réalité. J’aime beaucoup le travail d’un homme – dont le nom m’échappe – qui a reçu le prix Nobel d’Economie, à qui on a demandé d’analyser une grande entreprise de gestion de patrimoine et de mettre les résultats des employés sous forme d’équation afin de pouvoir récompenser le meilleur conseiller de gestion. Après 13 ans d’analyse au sein de la société et de tous les gens qui y travaillent, il a dit que : chaque année, l’entreprise récompense avec des bonus extraordinaires les meilleurs conseillers et qu’en fait, elle ne récompense que le hasard. Il n’y a aucune possibilité que quelqu’un puisse décider justement compte tenu de la complexité économique. Il a ensuite essayé de montrer que toute l’économie fonctionne sur le fait que les gens vont prendre des décisions rationnelles et logiques, ce qui n’est absolument pas le cas.

Une autre étude tout à fait amusante a été réalisée : on donne à quelqu’un 10 billets de 1 dollar et il doit en donner un certain nombre à quelqu’un d’autre, si cette personne refuse les dollars qu’on lui offre, la personne qui les offre n’aura plus rien. Lorsque les gens offrent trop peu – 2 dollars, par exemple – l’autre personne les refuse, ce qui est totalement illogique mais elle considère que c’est trop injuste qu’elle ne touche que 2 dollars et que l’autre qui en a eu 10 lui en donne si peu. Cela court-circuite la logique économique pseudo-rationnelle qui existait en montrant qu’il y a une complexité psychologique qui ne peut être négligée.

On peut aussi parler du Black Swan, le cygne noir. Tous les scientifiques disaient que les cygnes sont tous blancs. On n’avait vu que des cygnes blancs donc on en déduisait l’impossibilité de l’existence des cygnes noirs. Jusqu’au jour où l’on a découvert qu’en Australie, il existe des cygnes noirs. Nassim Taleb a alors montré l’absurdité de nos raisonnements. On considère qu’une loi statistique est une loi scientifique, or les statistiques ne sont pas scientifiques. Ce n’est pas parce que quelque chose se produit très souvent que c’est une loi scientifique. Une loi scientifique impose que l’on puisse comprendre comment elle fonctionne et qu’il y ait une hypothèse qui soit validée.

Un des autres problèmes qui est majeur est le calcul de la moyenne. Partout on construit des moyennes, on appelle cela « nettoyer les variables ». Cela donne des études qui ne sont pas « Comment un enfant apprend à lire à l’école ? », mais « Comment un enfant moyen apprend à lire à l’école ? », ce qui ne veut rien dire. Tout cela participe d’une incroyable irrationalité et l’un des problèmes de cette irrationalité est de nier la complexité du réel. Cela implique que nous vivons dans un corset qui nous empêche de vivre et de respirer. Les gens qui sont sur le bord de la route, mais aussi ceux qui sont dans le système mais qui n’y sont pas à l’aise, souffrent de cette négation profonde qui est très abyssale. C’est la négation de notre humanité au nom d’un management irrationnel, destructeur, contre-productif et devenu absolument fou.

On peut alors se poser la question comment se réapproprier ? Comment trouve-t-on son propre ?
Il n’y a pas une réponse, je pense que c’est un chemin. Ce chemin prend plein de formes diverses. Evidemment, moi qui enseigne la méditation, je dirais que la méditation est un très bon moyen pour y arriver.
Pour ce qui est de la philosophie, elle nous apprend à sortir de cet irrationalisme du monde des experts qui nous empêche de poser des questions. Poser une question c’est redevenir un être-humain, c’est la dimension éthique par excellence.
Je pense que la méditation joue un rôle majeur aujourd’hui pour une raison toute simple, c’est que quand on médite, contrairement à ce qu’on raconte parfois, on ne fait rien. Méditer c’est arrêter de faire quelque chose. Quand les gens méditent, même 5 ou 10 minutes par jour, ils apprennent à « se foutre la paix », ils sortent du système.

Ce qui participe de la désappropriation, c’est qu’on est tout le temps en faute. La personne qui perd son emploi se sent elle aussi tout le temps en faute. Je dirais donc que la méditation est indispensable parce que vous arrêtez d’être en faute et vous retrouvez une sorte de confiance.
La désappropriation c’est d’être coupé de la vie en soi, on essaie donc de laisser la vie se redéployer à neuf. On est prisonnier de quelque chose et il faut tenter de recadrer la chose autrement. C’est le travail que vous avez à faire avec des gens qui viennent vous voir dans votre cabinet : comment change-t-on de cadre.
Très simplement, en méditant vous arrêtez quelque chose et cela vous permet de réinventer quelque chose d’autre.

MG : Effectivement, comme vous le disiez, mes clients, quand je leur explique qu’il faut arrêter de fonctionner selon des règles qui ne fonctionnent plus, le passage et la transition sont quelque chose d’extraordinairement anxiogène et quelque chose de désagréable physiquement et moralement parce qu’ils ne sont plus dans la production et qu’ils ont l’impression de ne plus exister.
On en revient donc à la position sociétale que vous avez évoqué en début d’interview.

FM : Il y a un autre point qui est crucial, c’est que nous vivons dans une fausse idée de ce que serais la réussite. La réussite serais qu’il n’y ait aucun problème, aucune crise, aucune difficulté.
Quelqu’un qui ne souffre pas, qui ne ressent rien, qui est toujours à l’aise et pour lequel tout va bien, soit c’est un psychopathe, soit c’est un cadavre. Cela n’existe pas et ce qu’il faudrait dire à tous les jeunes qui sortent de leurs études c’est qu’une carrière réussie, c’est une carrière dans laquelle on tombe et on échoue. Sans échec on ne crée rien. Un échec ou un accident nous imposent de repenser autrement.

Vous voyez, on a commencé par parler de cette dictature de la rentabilité avec le souci de tout contrôler, mais au niveau personnel le souci de tout contrôler est faux. Nous sommes obligés d’accepter que nous pouvons souffrir. J’aime beaucoup le philosophe Cioran qui disait : « un être humain qui ne se roule pas par terre en pleurant n’est pas un vrai être humain ». Je pense que quelqu’un qui souffre, cela peut être très bien qu’il explose en sanglot ou qu’il soit dans une colère folle ; qu’il fasse l’épreuve de la violence qu’il subit pour réinventer sa vie autrement. Mais il ne va pas réinventer par une décision volontaire, il y a quelque chose qui va le transformer.

MG : Il y a une deuxième dictature, en plus de la dictature économique que vous avez expliquée, qui est la dictature du bonheur. Les gens sont sensés être responsables de leur réussite, de leur carrière, de leur famille, de leur argent et quand ils n’y arrivent pas, on leur explique qu’ils dysfonctionnent et qu’il faut qu’ils aillent voir un psychiatre ou un psychologue et que quelque part, ils n’ont pas réussi, ils ne sont pas « normaux » et je trouve que cette nécessité d’être heureux et de réussir est une responsabilité très difficile à supporter. Qu’en pensez-vous ?

FM : Oui, il y a un piège du bonheur dans lequel on aurait pas de crise à affronter, ce qui est paradoxal car tous les penseurs qui tentent de penser la question du bonheur – aussi bien les psychologues, que les philosophes, car au fond c’est une question qui apparaît avec Aristote mais qu’on trouve aujourd’hui dans la psychologie positive – disent absolument le contraire de cette dictature. La dictature du bonheur est une dictature car, justement, on ne questionne pas du tout la question du bonheur. Lisez le livre L’apprentissage du bonheur du professeur de Harvard Tal Ben-Shahar, qui est un livre qui aide beaucoup et qui est très constructif, il y montre que le bonheur n’est pas du tout ce que les gens croient. Le problème n’est donc pas le bonheur, le problème est le fait d’imposer un bonheur abstrait. On impose au gens d’être heureux mais on ne leur explique absolument pas le contenu. Cela participe aussi d’une désappropriation.

Il faudrait montrer que le bonheur c’est l’invention de son propre chemin, et là, les outils de la psychologie positive sont précieux car ils vont à l’encontre de beaucoup d’idées du sens commun. Il y a plein d’idées que j’aime beaucoup dans la psychologie positive. L’une d’elle est : dans tout ce que vous pensez qui va vous rendre heureux, vous vous trompez parce vous ne pouvez pas savoir à l’avance ce qu’il va se passer. La crainte de ce qui va nous arriver est pire que ce qu’il se passe.

La question du bonheur nous trompe parce qu’elle n’est pas élaboré, elle n’est pas pensée. On rejoint à nouveau ce que je disais au début de l’émission, il y a une dictature dans l’impossibilité de questionner et nous sommes vraiment dans ce temps où on veut juste des pseudo-chiffres qui nous disent ce qu’il y a à faire et qui nous libèreraient de l’exigence de la liberté, or c’est impossible.

Au fond, pour tout le monde, la problématique est : comment réinventer la question de la liberté ? Et la question de la liberté c’est toujours un risque. On ne peut pas éviter le risque d’être libre.

Mireille Garolla Associé gérant de Group3C Executive coach spécialisée en transition professionnelle Auteur de : Changer de Vie en milieu de Carrière chez Eyrolles
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