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Le concept de sécurité juridique dans le régime de l’acte administratif unilatéral. Par Luca Volpi, Etudiant en droit.
Parution : lundi 21 décembre 2015
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« La confiance dans les lois et le respect de la parole de l’Etat sont essentiels au bon fonctionnement de la démocratie. De même que l’économie a besoin de règles stables pour se développer, de même chaque citoyen doit pouvoir connaître ses droits et obligations. La sécurité juridique qui suppose le caractère prévisible, lisible et accessible des lois et réglementations, n’est pas garantie en droit français ». C’est en ces termes que le sénateur Jean-Claude Carle introduisit sa proposition de loi constitutionnelle, portant reconnaissance du principe de sécurité juridique dans la Constitution, le 15 mars 2000.

Il s’agissait à l’époque de faire évoluer le droit français, en retard par rapport à celui d’autres pays européens et le droit interne (qui avait consacré ce principe dès 1962 dans une décision Bosch), pour favoriser des relations plus limpides et plus confiantes entre les citoyens et l’Etat. C’est ce principe qui a été consacré, le 24 mars 2006, par le Conseil d’Etat, dans son arrêt Société KPMG, en rapport avec la prise d’un acte administratif unilatéral (AAU).

Il convient cependant, avant de s’interroger sur la place du concept de sécurité juridique dans le régime de l’AAU, de définir les notions essentielles qui permettent d’appréhender le sujet.

Concernant le concept de sécurité juridique, le Conseil d’Etat en a précisé sa définition dans son rapport public de 2006, le qualifiant de principe qui « implique que les citoyens soient, sans que cela appelle de leur part des efforts insurmontables, en mesure de déterminer ce qui est permis et ce qui est défendu par le droit applicable ». Il est donc nécessaire que les normes édictées soient claires et intelligibles, et ne soient pas soumises, dans le temps, à des variations trop fréquentes ou imprévisibles. Cette définition doit être comprise comme le regroupement de différentes exigences assurant aux citoyens une certaine sécurité dans leurs relations juridiques avec l’administration.

Tout d’abord, la disposition doit être normative : elle doit donc sanctionner, prescrire ou interdire. Pour ce faire, le texte doit être intelligible, c’est-à-dire « lisible », clair et précis dans l’énoncé de son contenu. Mais la sécurité juridique dépend aussi de la prévisibilité de la loi. Elle suppose donc que le droit soit prévisible et que les situations juridiques restent relativement stables. La prévisibilité de la loi implique donc, d’une part, une certaine non-rétroactivité de la loi et, d’autre part, une protection autant que possible des droits acquis et de la continuité des situations juridiques.

La notion d’acte administratif unilatéral (AAU) exprime quant à elle, avant toute chose, un rôle fondamental : l’AAU est un acte par lequel l’administration modifie l’ordonnancement juridique. C’est par ce moyen qu’elle fixe de nouvelles règles juridiques qui créent ou modifient des droits et obligations. Contrairement au contrat, l’AAU ne requiert pas de consentement de la part des administrés, ce qui lui vaut sa qualification d’unilatéral. Il est prévu que deux types de sujets puissent établir un AAU : il s’agit d’une part d’une personne publique et, d’autre part, d’une personne privée chargée de la gestion d’un service public administratif ou à caractère industriel et commercial.

Cependant, tout acte pris par une personne publique n’est pas un AAU : ce n’est par exemple pas le cas des actes législatifs. L’AAU est un instrument de l’action administrative qui bénéficie d’une présomption de légalité, qui oblige les administrés à se conformer à l’acte même s’ils l’estiment contestable. En effet, même lors d’un recours devant le juge, les AAU continuent à produire leurs effets.
Les AAU se subdivisent en deux catégories distinctes : il peut s’agir d’actes administratifs unilatéraux réglementaires ou non réglementaires. La première catégorie comprend les décrets, arrêtés, et délibérations des collectivités locales. Ces actes ont une portée générale et impersonnelle, c’est à dire qu’ils ne s’adressent à aucune personne en particulier. Les AAU réglementaires sont pris, en fonction de leur forme, par le Président de la République, le Premier ministre, les ministres, les préfets ou les maires.
Quant aux actes non réglementaires, ils concernent plus spécifiquement une ou des personnes en particulier (par exemple, un permis de construire). Ils sont alors qualifiés d’actes individuels, qui doivent cependant eux aussi présenter un caractère décisoire. En revanche, certaines décisions administratives échappent au régime des AAU. Il s’agit notamment des circulaires, qui, en principe, n’ajoutent rien à la loi mais la clarifient.

Il sied donc de s’intéresser à la façon dont s’inscrit le concept de sécurité juridique dans le droit interne. La sécurité juridique, dans le régime des actes administratifs unilatéraux, est-elle vraiment un acquis malgré le privilège de l’administration, qui pourra toujours, en application de la balance des intérêts, en évaluer la suprématie par rapport à l’intérêt public ? Afin de traiter cette problématique, il conviendra tout d’abord d’encadrer l’affirmation du concept de sécurité juridique en droit français, avant de s’intéresser à la limitation du concept de la sécurité juridique dans la pratique.

L’affirmation du concept de sécurité juridique dans le régime de l’acte administratif unilatéral.

Le concept de sécurité juridique est longtemps apparu implicitement en droit français. Dès la Déclaration de 1789, en son article 2, la sûreté était placée parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme, au même titre que la liberté et la propriété. Pourtant, le principe de sécurité juridique tel qu’il est entendu aujourd’hui n’a été, en France, que reconnu très tardivement, affirmé par la jurisprudence plus de deux cents ans après la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, qui en a été l’élément précurseur. C’est ainsi que, désormais, la sécurité juridique a acquis le statut de principe général du droit français, et qu’est désormais précisément réglementée la mise en œuvre de ce principe.

Le concept de sécurité juridique, un principe général de droit.

Lorsqu’on évoque les principes généraux du droit, on fait allusion à des principes non écrits applicables, même sans textes. Ces principes ont été progressivement dégagés par le Conseil d’Etat à la libération afin d’apporter des garanties supplémentaires aux administrés. C’est ainsi que, par une décision du 24 mars 2006, le Conseil d’Etat est venu affirmer le principe de sécurité juridique en droit administratif.

Un tel principe est primordial afin d’encadrer l’émanation de l’acte administratif unilatéral, qui affecte l’ordonnancement juridique par le seul effet de la volonté de l’administration, indépendamment de tout consentement de l’assujetti. Mais, bien qu’il puisse paraître comme évident, ce concept n’est venu s’affirmer que tardivement en France.

Historiquement, la sécurité juridique trouve ses racines dans le droit allemand, d’origine romaine. Déjà, dans le Code justinien, les juristes considéraient, si l’on reprend la formule d’Arthur Laffer, que « trop de lois tuent la loi ». C’était l’inflation législative qui se retrouvait prise pour cible, en ce qu’elle ne permettait pas de détermination sûre du droit en vigueur. Or, cette absence de détermination fait planer une menace d’insécurité juridique sur les justiciables, avec les conséquences que cela implique pour la cohésion de la société : « plurimae leges pessima respublica », « plus les lois sont nombreuses, pire est l’État » récite un ancien adage. La nécessité croissante de « fixer le droit », de le rendre suffisamment sûr pour qu’il recouvre une véritable autorité, s’est particulièrement faite sentir dans l’après-guerre.

En 1962, le principe de sécurité juridique a en effet trouvé sa reconnaissance internationale dans un arrêt Bosch de la Cour de justice des communautés européennes. C’est cette même Cour qui rendra, par la suite, deux arrêts qui viendront renforcer cet idéal de sureté : un arrêt du 14 juillet 1972, mais surtout l’arrêt Dürbeck du 5 mai 1981. De même, la Cour européenne des droits de l’homme a pu appliquer la sécurité juridique dans un arrêt Sunday Times de 1979 et Hentrich c/ France du 22 septembre 1994, en exigeant précision et prévisibilité de a loi.

Pourtant, la Constitution française de 1958 ne fait quant à elle pas figurer explicitement ce principe en son intérieur. Le texte constitutionnel ne reconnaît pas un véritable principe de sécurité juridique, bien que ses implications comme la non-rétroactivité y soient consacrés. Les véritables sources immédiates de ce principe sont à rechercher dans le droit européen, notamment la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Le droit européen exerce en effet une influence supranationale en droit interne, surtout depuis l’arrêt Nicolo de 1989. C’est ainsi que la jurisprudence française a su, progressivement, adapter les dispositions de la CEDH par plusieurs arrêts.

Tout d’abord, dès 1948, dans un arrêt Société du Journal l’Aurore, les juges administratifs avaient déjà procédé à une application partielle du principe de sécurité juridique en reconnaissant le principe de non-rétroactivité des actes réglementaires.
En 1994, le Tribunal administratif de Strasbourg, dans son arrêt Entreprise de transport Freymuth, estima qu’une interdiction brutale et totale heurtait la confiance légitime, proche de la sécurité juridique. Ce jugement fut cassé par le Conseil d’Etat, qui estimait que les principes de sécurité juridique ou de confiance légitime ne pouvaient être invoqués devant lui. Le concept de sécurité juridique semblait donc vaciller sous les coups de la haute-juridiction.
De même, en 1996, par la décision du Conseil constitutionnel portant sur la loi des finances, c’est la même conclusion qui vit le jour. Pourtant, en 1992, Jean Carbonnier vint qualifier la sécurité de «  besoin juridique élémentaire et, si l’on ose dire, animal ». Le juriste affirma ainsi que la fonction essentielle du droit est celle d’assurer la sécurité juridique. Le juge français est donc resté, pendant un certain temps, réticent à une application en droit interne du principe d’origine communautaire, malgré un certain nuancement.

Pourtant, en 2004, l’arrêt Association AC ! est venu consacrer la possibilité de limiter dans le temps les effets d’une annulation contentieuse, et c’est ainsi que le juge français s’engagea vers la reconnaissance du principe de sécurité juridique. L’influence du droit comparé a joué un rôle essentiel dans l’évolution de la jurisprudence. En effet, le commissaire Devys se référait, en 2004, à l’article 174 du Traité de Rome, aujourd’hui repris à l’article 264 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Monsieur Devys tendait en effet vers une application par analogie du fonctionnement des juridictions constitutionnelles européennes. Il montrait d’ailleurs que celles-ci, lorsqu’elles déclaraient par la voie de l’exception une loi inconstitutionnelle, définissaient les effets dans le temps de leurs décisions de façon très nuancée. C’était ainsi la modulation des effets des actes qui intéressait le commissaire de l’époque, et qui servira de fondement à la décision KPMG de 2006, qui assied enfin explicitement le principe de sécurité juridique et l’élève au statut de principe général du droit français.

Après s’être intéressés à l’évolution de l’affirmation du concept de sécurité juridique en droit français, nous étudierons les moyens de mise en œuvre de ce dernier par rapport aux actes administratifs unilatéraux.

Les moyens de mise en œuvre du principe de sécurité juridique.

L’acte administratif unilatéral, afin de produire les effets pour lesquels il est émané, doit suivre un cheminement particulier dans sa formation. C’est surtout la question de l’entrée et sortie en vigueur des normes posées par l’AAU qui pose problème. En effet, celles-ci doivent concilier les principes de sécurité et de stabilité de l’ordre juridique avec celui de la légalité.

Tout d’abord, pour qu’un acte administratif puisse être opposable, il faut qu’il ait fait l’objet de mesures de publicité suffisantes. C’est ainsi qu’est prévue, pour les actes réglementaires, la publication au Journal Officiel afin effectivement de garantir, pour reprendre les termes du Conseil d’Etat dans son rapport public de 2006, « que les citoyens soient, sans que cela appelle de leur part des efforts insurmontables, en mesure de déterminer ce qui est permis et ce qui est défendu par le droit applicable ».

En règle générale, tant que la publication n’est pas intervenue, la norme nouvelle ne peut pas être opposée aux tiers (CE, 13 décembre 1957, Barrot et autres) et elle ne peut ni être invoquée par eux, ni faire naître de droits à leur profit, alors qu’en application de l’article 1er du Code civil, elle entre en vigueur le lendemain de la publication. Cependant, il n’est pas suffisant que l’acte soit publié afin d’exonérer l’Etat ou l’organe administratif disposant de toute responsabilité. En effet, dans un arrêt La Fleurette de 1938, le Conseil d’Etat avait reconnu pour l’Etat une obligation de réparer le préjudice né d’une loi, tout comme dans un arrêt de 1963 (Commune de Gavarnie) et un autre de 1966 (Compagnie Générale d’Energie Radioélectrique), il a reconnu la responsabilité de l’Etat pour les préjudices nés de l’entrée en vigueur respectivement d’un règlement et d’un acte du gouvernement.
Enfin, l’arrêt Société KPMG prévoit une obligation supplémentaire pour le juge administratif, qui est celle de prendre des mesures transitoires pour des motifs de sécurité juridique. Comme le disait monsieur Aguila, « les mesures transitoires sont à la sécurité juridique ce que les feux oranges sont à la sécurité routière… elles relèvent des règles de « bonne conduite » de l’action publique ». Ces mesures étaient donc vouées à laisser aux intéressés un temps suffisant pour s’acquitter de leurs obligations, en impliquant, s’il y a lieu, une réglementation nouvelle.

C’est en effet ce qu’a voulu l’arrêt Société Techna du 27 octobre 2006, selon lequel il est nécessaire de concilier l’objectif de nouvelles dispositions d’une part, et le respect du principe de sécurité juridique, soit la possibilité de bénéficier d’une période transitoire, d’autre part. Il ressort de ces décisions qu’un AAU, bien qu’opposable aux administrés et valablement prit, peut comporter une certaine « sécurité » pour les citoyens, qui verront leurs intérêts protégés ou se verront accorder un temps d’adaptation nécessaire dans un contexte de mutation des situations juridiques.

Les AAU de type réglementaire sont valables dès leur signature, ce qui permet à ceux qui en connaissent l’existence de les attaquer immédiatement par un recours en excès de pouvoir. Mais, en affirmation toujours du principe de sécurité juridique, le délai de recours n’expire que deux mois après l’accomplissement des formalités de publicité, ceci afin de fixer le droit, comme l’a affirmé le Conseil d’Etat par exemple dans son arrêt Syndicat Ing. Conseils du 26 juin 1959. Afin d’amplifier les garanties des administrés, une règle spéciale vient cependant s’appliquer aux décisions réglementaires individuelles défavorables : celles-ci n’entrent en vigueur que suite à leur notification à l’intéressé (principe appliqué notamment par le Conseil d’Etat dans l’arrêt du 3 février 1956, Dame Sylvestre).

Enfin, les actes individuels favorables entrent quant à eux en vigueur dès leur signature, en application de la sécurité juridique : l’administré pourra ainsi revendiquer l’application de l’acte s’il vient à connaissance de son existence, même en dehors d’une notification.

Un critère tout aussi important afin de bien encadrer la mise en œuvre du principe de sécurité juridique pour les AAU et leur non-rétroactivité. Cette notion est particulièrement importante puisque son application aux AAU a pris une tournure particulière à la suite de l’arrêt Association AC ! de 2004. En effet, le principe général de la non-rétroactivité impose que la puissance publique ne doit décider que pour l’avenir, ce qui constitue une garantie fondamentale de sécurité pour les administrés.

Mais, suite à l’arrêt du Conseil d’état de 2004, les juges ont identifié une modalité d’annulations contentieuses particulière : leur modulation dans le temps. Monsieur Devys avait montré que d’autres pays européens, tels que l’Allemagne ou l’Italie, accordent un effet rétroactif aux décisions, mais de façon nuancée, et ce afin de tenir compte d’exigences de justice en matière pénale ou de sécurité juridique. Dans la mesure cependant où l’effet rétroactif de l’annulation est une garantie pour le justiciable, il est le principe. Au contraire, la modulation de ses effets dans le temps est une dérogation au principe, est de ce fait n’est destinée qu’à fonctionner à titre exceptionnel. Le juge a le pouvoir discrétionnaire, lorsqu’il prend une décision d’annulation, de préciser que « l’annulation ne prendre effet qu’à une date ultérieure qu’il détermine ».

Bien que le juge ait la faculté de moduler les effets dans le temps, il ne dispose cependant pas, depuis l’arrêt Despujol du 10 janvier 1930, d’un pouvoir discrétionnaire concernant l’abrogation de tout règlement qui, initialement légal, est ultérieurement devenu illégal. Cette « nouvelle illégalité » peut faire suite à un changement des circonstances ayant déterminé son édiction, comme des nouvelles données de fait, ou une modification de l’état de droit. Par ailleurs l’article 1er de la loi du 20 décembre 2007 décide que l’administration est tenue d’abroger, non seulement sur demande mais également d’office, tout règlement originellement illégal ou devenu illégal par la suite. Il est cependant particulièrement fréquent que le juge administratif diffère les effets dans le temps de l’annulation pour excès de pouvoir d’un acte réglementaire s’il y a une «  disproportion manifeste entre la nature de l’irrégularité qu’il a relevé et ses conséquences pratiques ».

La limitation du concept de sécurité juridique dans le régime de l’acte administratif unilatéral.

C’est sur le dernier point étudié ci-dessus qu’il convient de relever un possible problème de sécurité juridique : en effet, celle-ci s’est affirmée en France, comme nous l’avons dit précédemment, à travers la jurisprudence qui a repris les termes de la juridiction communautaire. Mais ces différents arrêts ont en commun qu’ils tendent à « limiter » la sécurité juridique qu’ils ont eux-mêmes édictée.

En effet, l’arrêt Association AC ! prévoit que le juge doive faire la balance entre les conséquences d’une annulation et les exigences de la légalité, soit la pesée de l’illégalité en rapport aux différents moyens invoqués. L’arrêt Société KPMG fait quant à lui une application de la théorie du bilan, selon laquelle c’est le caractère excessif des perturbations (nullement défini) qui rend nécessaire des mesures transitoires. Le principe de sécurité juridique est donc nécessairement limité par la fin de vie des actes administratifs unilatéraux qui est, en un premier temps, une conciliation difficile entre sécurité juridique et légalité, mais aussi un équilibre complexe entre sécurité juridique et liberté d’action de l’administration.

Une conciliation difficile entre sécurité juridique et légalité.

Dans un contexte marqué par la multiplication des règles de droit et par l’encadrement croissant, par les autorités publiques, nationales ou communautaires, des activités privées, la sécurité juridique, entendue comme la nécessité pour les autorités administratives d’assurer la stabilité des situations juridiques individuelles dans le temps, peut sembler fragilisée.

La notion de sécurité juridique qui, comme nous l’avons démontré, est désormais amplement affirmée en droit français, n’a qu’une valeur relative : elle a ses limites dans le devoir du juge de veiller au respect du principe de légalité et de permettre à l’administration d’adapter son action au contexte social ou économique. Le point d’équilibre, qui est forcément instable, atteint par le juge administratif entre ces différents impératifs bascule parfois trop en faveur des principes de légalité et de mutabilité.

Les juges administratifs disposent ainsi de 2 instruments : l’abrogation et le retrait des AAU. Il s’agit de deux procédures entraînant la disparition des AAU, en dehors du cas où l’acte est affecté d’un terme ou lorsque l’acte fait l’objet d’une annulation devant le juge.

Dans le cas d’une abrogation, l’acte conserve ses effets passés et cesse d’en produire de nouveaux. Il disparaît ainsi pour l’avenir de l’ordonnancement juridique, de façon absolue ou partielle. Quant à lui, le retrait implique un effet annihilateur aussi pour le passé de l’acte. Il est donc aisé de distinguer, en raison de cette rétroactivité, un risque d’atteinte suffisamment sérieuse au principe de sécurité juridique.
Concernant par exemple les actes réglementaires, ceux-ci ont la caractéristique de créer un droit à leurs effets, mais pas un droit à leur maintien. C’est aussi le cas pour les actes non réglementaires, qui ne donnent jamais droit à leur maintien, comme par exemple les mesures de police (CE, 17 avril 1963, Blois). La précarité de ces autorisations est justifiée par une constante : l’intérêt ou l’ordre public.

Le juge, en application notamment de la loi de simplification du droit du 17 mai 2011, est donc chargé de concilier d’une part le principe de légalité, qui impose la disparition de l’acte irrégulier, et le principe de sécurité juridique, qui conduit à interdire les mesures rétroactives et la remise en cause des situations pourtant normalement définitivement constituées. Voilà donc « la loi qui hésite, tâtonne, bafouille », comme le disait le président du Conseil Constitutionnel Pierre Mazeaud. Or, dès 1991, le Conseil d’Etat s’était préoccupé du fait que «  quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête qu’une oreille distraite ». Voilà donc que le simple fait d’avoir conscience que le droit n’est pas aussi fixe que pourrait le laisser croire le principe de sécurité juridique génère confusion et malaise.

Cette confusion est notamment due à l’ordre juridique communautaire, lequel impose une véritable obligation d’abroger un acte réglementaire devenu illégal à la suite de l’intervention d’un acte de droit européen (cette règle a été posée par l’arrêt CE, 3 février 1989, Compagnie Alitalia).

Cependant, le principe de sécurité juridique a connu un sursaut essentiel en date du 26 octobre 2001, par l’arrêt Ternon, lequel préconise que « l’administration ne peut retirer une décision individuelle explicite créatrice de droits, si elle est illégale, que dans le délai de quatre mois suivant la prise de décision ». Il convient cependant de préciser que l’arrêt Ternon réserve l’hypothèse de dispositions législatives ou réglementaires prévoyant une règle différente. C’est ainsi que la loi du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement a prévu que les autorisations d’urbanisme échappent à la jurisprudence Ternon, afin de garantir une majeure sécurité.

Concernant les actes non règlementaires, le Conseil d’Etat a, dans son important arrêt Coulibaly de 2009, présenté ce régime d’abrogation comme le fait d’un principe assorti d’exceptions, dont la portée qui peut être incertaine rend l’état du droit sibyllin. En effet, certains actes créateurs peuvent être abrogés, en raison de leur illégalité, au-delà du délai prévu pour le retrait.
C’est notamment le cas lorsque le juge que si, par la suite d’un changement de circonstances, les conditions légales de son édiction ne sont plus remplies, l’acte devient illégal et peut dès lors être abrogé. Ce fut le cas par exemple dans une affaire Portalis du 14 mars 2008, concernant les conditions et limites de la protection par l‘administration de l’agent poursuivi pénalement.
Pis, l’administration pourra même aller jusqu’à abroger un acte qui, dès sa naissance, ne remplissait pas les conditions légales d’adoption, lorsque cette illégalité originelle n’avait été que tardivement révélée (CE, 6 novembre 2002, Mme Soulier).

Pour les actes non-réglementaires non créateurs de droit, le constat est encore plus affligeant : dans le sillage de l’arrêt Bussière du 15 octobre 1976, la jurisprudence a progressivement consacré avec force et plénitude le principe de légalité : pour les actes non-créateurs de droits illégaux, le retrait est permis à toute époque (!), à condition que l’illégalité soit avérée.

Voilà comment le principe de sécurité juridique s’est vu nettement nuancé par celui de légalité. C’est ce dernier principe qui vient contraster une exigence pourtant assimilée en droit interne comme en droit communautaire, et qui a pour effet d’amplifier la complexité de l’équilibre entre sécurité juridique et liberté d’action de l’administration.

Un équilibre complexe entre sécurité juridique et liberté d’action de l’administration.

Parmi les lois du service public, dites aussi lois de Rolland, qui sont au nombre de trois (continuité, égalité et adaptabilité), le principe d’adaptabilité de l’action publique, comme rapporté par l’arrêt Chambre de commerce de La Rochelle de 1977, s’agissant du droit des autorités publiques de décider librement la suppression des services publics, ou de le réorganiser (CE, 2 février 1987, Société TV6) agit comme justification du fait que les autorités administratives bénéficient de la faculté d’abroger les actes administratifs édictés, voir même les retirer, ce qui tend vers une modification constante de la base normative.

Or, l’ancien vice-président du Conseil d’Etat Denoix de Sait Marc se plaignait déjà, en 2001, du fait que « l’incertitude sur le contenu de la loi applicable n’incite pas à en respecter les règles ».

Voilà pourquoi c’est l’exécution de l’acte, en rapport avec la liberté d’action de l’administration, qui pose un véritable problème. En effet, l’exécution finale de la norme, « son inscription dans la réalité sensible » (G. DUPUIS, Les privilèges de l’administration, 1962) varie en fonction du contenu de celle-ci pour les administrés. Il peut s’agir d’une exécution obligatoire (contenu impératif) ou volontaire, si l’acte comporte ou pas un bénéfice pour l’administré.
En raison du privilège de la décision unilatérale, l’acte administratif modifie dès son édiction l’ordonnancement juridique, et recouvre une force obligatoire. C’est pour cette raison qu’il doit être respecté tant que n’est pas intervenue l’annulation par le juge, ou le retrait par l’administration.

Du point de vue des administrés, un recours en contentieux devant le juge, dans la ligne des solutions en vigueur sous l’Ancien Régime depuis 1806, n’a pas d’effet suspensif puisque « le caractère exécutoire d’une décision administrative est la règle fondamentale du droit public » (CE, 1982, Huglo). Selon les termes du juriste Hauriou, l’acte a « l’autorité de la chose décidée » et doit donc être obéi sauf dans les hypothèses où il est manifestement illégal de l’exécuter, et que le fait de s’y conformer nuirait gravement à un intérêt public, « Lex positiva non obligat cum gravi incommodo » (la loi civile n’oblige pas lorsqu’elle impose un grave inconvénient).

Se dessine alors un équilibre complexe : d’un côté, le principe de sécurité juridique impose que les normes soient clairement établies, de l’autre l’administration dispose d’un pouvoir « disproportionné » de modulation de celles-ci, auquel contribue notamment le recours contentieux de l’administré. C’est d’ailleurs dans cette optique « d’autorité » de l’administration que celle-ci se doit de garantir l’effectivité des décisions administratives sans pour autant porter atteinte aux libertés de l’administré quand ce dernier ne se plie pas spontanément à leurs injonctions.

L’administration dispose de différentes formes de sanctions (pénales ou administratives) afin de forcer l’exécution de dispositions contenues dans les AAU. Bien que l’administration soit libre d’infliger de telles sanctions, les règles du procès équitable (article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme) s’appliquent largement dans ce cas. L’administration dispose donc d’une liberté relativisée par les principes fondamentaux du droit européen, que sont le principe de la motivation de la décision, dans le respect de l’impartialité et le principe de la procédure contradictoire, conforme aux droits de la défense.

Voilà pourquoi, comme l’expose très clairement Romieu dans ses conclusions afférentes à l’arrêt Société Immobilière de Saint-Just de 1902, que l’administration française n’a pas le droit d’exécuter directement par la force ses décisions. Cette affirmation tendrait à renforcer la perception de la sécurité juridique, si ce n’est qu’il existe des exceptions considérables. En effet, la puissance publique peut employer directement la contrainte, sans laisser à l’administré un temps d’adaptation, dans trois cas.

Lorsqu’il s’agit d’une situation d’urgence, « quand la maison brûle, on va pas demander au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers » disait Romieu. Dans ce cas, le recours à la force est justifié par une urgence telle que l’administration ne peut qu’agir immédiatement, en ignorant d’une certaine façon la sécurité juridique à laquelle pourrait prétendre l’administré. Ce sont aussi l’absence d’autres voies de droit, qui permettent l’exécution des actes, ou les dispositions de la loi, qui peut dans certains cas autoriser l’exécution forcée et le recours à la contrainte si les droits et libertés constitutionnels sont strictement sauvegardés, comme il a été statué dans la décision du Conseil Constitutionnel du 12 et 13 août 1993 (qui concernait l’exécution d’office en matière de police des étrangers).

Voilà donc qui complique ultérieurement l’affirmation souveraine du principe de sécurité juridique, étant donné que, comme souvent, la règle se voit confrontée à des exceptions considérables, qui fragilisent la prévisibilité et la compréhension des actes administratifs unilatéraux par les administrés.

Luca Volpi Étudiant en Master 2 \"Juriste International\" Université Paris I Panthéon Sorbonne
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