Village de la Justice www.village-justice.com

Affaire Le Bon Coin : précisions sur la responsabilité des plateformes collaboratives. Par Marion Barbezieux, Avocat.
Parution : vendredi 8 janvier 2016
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/Affaire-Bon-Coin-precisions-sur,21176.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

YouTube, Dailymotion et maintenant Le Bon Coin, les décisions de justice mettant en cause les acteurs de l’économie collaborative se confirment. Les titulaires de droits d’exploitation, en quête d’un responsable direct pour les contenus mis en ligne portant atteinte à leurs intérêts, se heurtent à une jurisprudence inflexible, qui érige une à une ces plateformes internet au rang d’hébergeurs de contenus, à la responsabilité allégée.

Dans ce contexte, le jugement rendu par le Tribunal de grande instance de Paris dans l’affaire « Le Bon Coin » le 4 décembre 2015 mérite l’analyse. Outre qu’il vient confirmer la jurisprudence relative à la mise en cause des plateformes collaboratives sur le fondement de l’article 6-I-2 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), il élargit l’éventail des actions pouvant être intentées à leur encontre en rappelant aux demandeurs qu’ils sont avant tout des consommateurs bénéficiant des dispositions protectrices du droit de la consommation.

En l’espèce, la société Goyard-Saint-Honoré, titulaire de plusieurs marques déposées, cherchait à engager la responsabilité de la société Le Bon Coin après avoir constaté la mise en ligne sur le site de cette dernière de nombreuses annonces proposant à la vente des contrefaçons de ses produits de maroquinerie. « Pochette Goyard fausse », « inspiration Goyard », « imités parfaitement » : la contrefaçon était évidente au regard du texte des annonces, dont la mise en ligne ne fut pourtant pas refusée par la défenderesse.

1. Editeur ou hébergeur : quelle qualification pour les plateformes Internet ?

Les actions en responsabilité dirigées par des titulaires de droits (ou des utilisateurs) contre des gestionnaires de plateformes, tel que Le Bon Coin, suivent presque toujours le même schéma, la première étape consistant pour le demandeur à alléguer que le défendeur est éditeur et non pas hébergeur de contenu. L’enjeu de la qualification est de taille puisque ces deux acteurs relèvent d’un régime de responsabilité fondamentalement différent.

En effet, l’éditeur, parce qu’il détermine les contenus mis en ligne et exerce sur eux son contrôle, est responsable de plein droit des contenus qu’il édite. Soumise au droit commun, sa responsabilité peut être engagée du seul fait de l’existence d’un contenu illicite, quand bien même le caractère illicite du contenu ne lui aurait pas été préalablement notifié.

A contrario, les hébergeurs, définis comme ceux qui assurent le stockage en ligne de contenus pour mise à disposition du public, bénéficient du régime de responsabilité atténué de l’article 6-I-2 de la LCEN qui énonce un principe d’irresponsabilité assorti de deux exceptions.

Cependant, étant donné l’imprécision des définitions légales des notions d’éditeurs et d’hébergeurs, la qualification de ces acteurs du web fait l’objet d’un contentieux abondant. C’est la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) qui a fixé la ligne de démarcation dans le célèbre arrêt Google [1] : est hébergeur celui qui n’a pas joué un rôle actif de nature à lui confier une connaissance ou un contrôle des données qu’il stocke à la demande des destinataires de ses services. Reste donc, pour les juges du fond, à caractériser au cas par cas l’existence ou non d’un rôle actif sur les contenus litigieux.

Le jugement du 4 décembre 2015 est à cet égard intéressant en ce que les juges du fond confirment le critère qui semblait s’être dégagé de l’arrêt L’Oréal SA [2] : lorsque le prestataire propose des prestations d’optimisation ou de promotion du contenu, c’est l’existence d’une assistance personnalisée, caractérisée par la fourniture de conseil précis pour chaque vendeur, et supposant donc une connaissance par le prestataire du contenu effectif des annonces, qui permet d’établir le rôle actif du prestataire, par opposition à la fourniture de conseils généraux ou automatisés de présentation.

En effet, pour rejeter les prétentions de la société Goyard visant à qualifier Le Bon Coin d’éditeur de contenu, le tribunal considère que les options payantes visant à l’optimisation et la promotion des annonces (ajout de photos, d’un logo urgent, positionnement en tête de liste) proposées par la défenderesse ne caractérisent pas une assistance à la rédaction, dès lors qu’il s’agit de prestations automatisées n’impliquant aucune intervention active de la société Le Bon Coin sur le contenu des annonces, qui reste le seul fait de l’annonceur.

Le tribunal précise également que l’existence d’un dispositif de contrôle de la licéité des contenus n’est pas nécessairement exclusive de la qualité d’hébergeur. La solution est logique : si le régime de responsabilité entre l’éditeur et l’hébergeur diffère, c’est parce que le premier est réputé avoir connaissance des contenus qu’il édite, contrairement au second qui n’est soumis à aucune obligation générale de surveillance. La mise en place d’un mécanisme de filtrage des contenus par le prestataire ne sera donc de nature à lui conférer la qualité d’éditeur que s’il lui permet d’avoir connaissance de l’intégralité des contenus mis en ligne. Tel n’est pas le cas, affirme le tribunal, d’un dispositif purement automatique, qui permettrait d’accepter ou de refuser des contenus sur la base de mots clés prédéterminés, comme le logiciel mis en place par le Bon Coin en l’espèce.

2. La responsabilité des plateformes Internet : quelles actions sont possibles ?

Le Bon Coin est donc un hébergeur, comme la plupart des plateformes qui lui ont précédé au rang des assignés. Héberger ne rime cependant pas avec immunité, rappelle le tribunal qui apporte des précisions sur deux voies d’action ouvertes aux demandeurs pour obtenir réparation.

2.1 L’action en responsabilité sur le fondement de l’article 6-I-2 de la LCEN : une procédure strictement encadrée !

Exonérés par l’article 6-I-7 de la LCEN de toute obligation de surveillance des informations figurant sur leur site, les hébergeurs demeurent responsables sur le fondement de l’article 6-I-2 :

On pourrait donc croire que le simple signalement de l’illicéité suffirait à engager la responsabilité de l’hébergeur qui n’agirait pas en conséquence pour y mettre un terme. La société Goyard soutenait d’ailleurs, à titre subsidiaire, que la société Le Bon Coin devait être tenue responsable même si elle était qualifiée d’hébergeur, dès lors que la mise en ligne des annonces contrefaisantes s’était poursuivie malgré le signalement de leur illicéité par la demanderesse via la fonctionnalité dédiée du site « leboncoin.fr » et divers courriers de mises en demeure.

Le tribunal déboute cependant la demanderesse au motif que la notification délivrée au visa de la LCEN ne peut permettre d’engager la responsabilité de l’hébergeur que si elle comporte l’ensemble des mentions prescrites par l’article 6-I-5 de ce texte. Le jugement du 4 décembre 2015 confirme ainsi le principe de la nullité de la notification incomplète énoncé par la Cour de Cassation dans les arrêts AMEN et Dailymotion [3].

Bien qu’entérinée, la règle mérite d’être critiquée. Rappelons en effet qu’aux termes de l’article 6-I-5, lesdites mentions ne seraient requises que pour pouvoir faire jouer une présomption de connaissance des contenus illicites par l’hébergeur. Le bon sens voudrait donc que le caractère incomplet d’une notification n’empêche pas de facto sa validité, pourvu qu’elle permette à l’hébergeur d’identifier le contenu litigieux et d’en apprécier la licéité. Au surplus, la règle est piégeuse pour l’utilisateur non averti, et ce d’autant plus que la plupart des fonctionnalités de signalement de contenus illicites proposées par les plateformes Internet ne permettent pas de renseigner l’ensemble des mentions requises.

Celui qui désire agir en responsabilité contre l’hébergeur d’un site pour obtenir le retrait d’un contenu illicite ainsi que des dommages et intérêts, veillera donc, pour que son action puisse aboutir, à respecter à la lettre la procédure de notification. Pour plus de sécurité, l’assistance d’un avocat devra être privilégiée. Certaines mentions obligatoires appellent en effet des connaissances juridiques précises, telle que la mention des motifs pour lequel le retrait est sollicité, qui doit faire état des dispositions légales correspondantes. L’avocat pourra en outre veiller à ce que la notification soit accompagnée d’un constat par huissier de la mise en ligne du contenu litigieux et de son maintien postérieurement au signalement de son illicéité.

2.2 L’action fondée sur la prohibition des pratiques commerciales trompeuses

Le dernier – et non moindre - apport du jugement du 4 décembre 2015 est de venir rappeler que le demandeur, dans ses relations avec une plateforme de vente en ligne du type Le Bon Coin, a la qualité de consommateur et peut donc se prévaloir des dispositions protectrices du droit de la consommation. La prohibition des pratiques commerciales trompeuses apparaît alors comme une arme supplémentaire, à la disposition de ceux qui se trouveraient battus sur le terrain de la LCEN.

Selon l’article L.121-1 du Code de la consommation, « une pratique commerciale est trompeuse […] 2° Lorsqu’elle repose sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur et portant sur […] e) La portée des engagements de l’annonceur, la nature, le procédé ou le motif de la vente ou de la prestation de services, g) Le traitement des réclamations et les droits des consommateurs ».

Pour retenir l’existence d’une pratique commerciale trompeuse en l’espèce, le tribunal retient que Le Bon Coin indique, tant dans ses règles générales de diffusion que dans ses conditions générales d’utilisation, effectuer une relecture et une modération de toutes les annonces avant leur mise en ligne, afin de refuser ou supprimer celles qui seraient contraires à la loi française, et notamment aux dispositions légales relatives à la propriété intellectuelle.

Or, et le tribunal reprend ici l’argument que la plateforme elle-même faisait valoir pour prétendre à la qualification d’hébergeur, il apparaît que Le Bon Coin a, en réalité, seulement mis en place un système de filtrage automatique des contenus à partir de mots clés prédéterminés, qui ne lui permet pas de surveiller l’intégralité du contenu mis en ligne par les utilisateurs. Des mesures de filtrage dont l’inefficacité ne fait d’ailleurs aucun doute puisque, rappelons-le, les annonces litigieuses ne furent pas refusées alors qu’elles contenaient des mots tels que « fausse », « imités parfaitement », etc..

Constatant ainsi que les engagements de relecture et validation des annonces pris par Le Bon Coin ne sont pas suivis d’effets, le tribunal conclut que les internautes sont induits en erreur sur la réalité des contrôles effectués avant mise en ligne des annonces et sur les garanties qu’ils peuvent en attendre, notamment en termes de fiabilité des services et d’authenticité des produits. La condamnation de la société Le Bon Coin pour pratique commerciale trompeuse s’ensuit alors en toute logique.

Marion Barbezieux Avocat à la Cour SEA AVOCATS marion.barbezieux@sea-avocats.com

[1CJUE, 23 mars 2010, Google France et Inc. c/ Louis Vuitton Malletier SA, C-236/08.

[2CJUE, 12 juillet 2011, L’Oréal et a. c/ eBay et a., C-324/09.

[3Cass (ch. civ.), 17 février 2011, Aff. Amen et Dailymotion.

Comentaires: