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Réussir votre orientation après 6 à 7 ans de pratique du droit.
Parution : mardi 15 mars 2016
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Chronique de votre carrière (22) : Réussir votre orientation après 6 à 7 ans de pratique du droit.
Interview de Christopher Baker, fondateur de Skadden Arps à Paris et co-fondateur de l’école de droit HEAD.

Les professions juridiques sont aujourd’hui recherchées parce que le monde économique devient de plus en plus complexe, et qu’il est nécessaire de comprendre et de pouvoir anticiper les lois. Qu’il s’agisse de constituer ou d’acquérir une société, d’optimiser, de négocier ses contrats ou de mettre en œuvre des plans sociaux, tous ces thèmes demandent une très forte technicité. Néanmoins, si ces métiers sont très recherchés en début de carrière, il est courant qu’au bout d’un certain nombre d’années, avocats et juristes s’interrogent sur leur avenir professionnel.

Je m’adresse aujourd’hui à Christopher Baker, avocat reconnu.
Vous venez d’une famille d’avocats puisque votre grand-père a créé le cabinet Baker et Mackenzie. Vous avez été le fondateur du cabinet Skadden Arps à Paris et son Managing Partner pendant plus de 20 ans. Vous avez cofondé l’école de droit HEAD et êtes professeur à Sciences Po.

Les cabinets parisiens sont très prisés par les jeunes diplômés et ce pour plusieurs raisons : ils permettent d’acquérir une double formation juridique et financière, ils sont aussi d’extraordinaire accélérateur de carrière, ils permettent d’atteindre des salaires importants et laissent une large autonomie à leurs collaborateurs. Je m’aperçois cependant qu’au bout de 5-10 ans de pratique, la même question se pose pour une partie des collaborateurs. Ils souhaitent avoir plus de contrôle sur leurs horaires de travail et surtout ont envie de faire les choses comme ils l’entendent et d’être reconnus pour leur propre mérite. Ma première question est très générale : Est-il nécessaire de débuter en cabinet pour réussir sa carrière juridique ?

Christopher Baker : Il est nécessaire de commencer sa carrière en étant accompagné, et cet accompagnement peut se faire aussi bien en cabinet qu’au sein d’une direction juridique.

M.G : Quelles sont les professions, vers lesquelles les collaborateurs se dirigent après les 5-10 ans passés dans un cabinet ?

C.B : Beaucoup de jeunes qui se dirigent vers la profession d’avocat sont attirés par le fait qu’il s’agisse d’une profession libérale, et donc par la promesse d’autonomie contenue dans cette conception. Quand un jeune commence dans un cabinet, cette autonomie n’est pas absolue. Il travaille en équipe, il est supervisé et il traite prioritairement ou exclusivement les clients du cabinet.
Après 5 à 10 ans selon le cabinet il se pose alors la question « puis-je devenir associé ? » (et auxiliairement, en ce faisant gagnerai-je en autonomie ?) ou « dois-je faire autre chose ? ». Commence alors une réflexion sur les autres métiers vers lesquels il peut se diriger. Certains se tournent vers la banque d’affaire, souvent attractive en termes de rémunération, et plus proche de la finance. Beaucoup se tournent vers des start-up selon la mode du moment. D’autres enfin pensent aux directions juridiques des entreprises.

M.G : Dans quels types de fonctions rejoignent-ils ces start-up : « General Counsel » ou comme véritables entrepreneurs ?

C.B : Souvent à cheval entre les deux, parce que dans une petite entreprise, les gens doivent être polyvalents. De plus, après quelques années passées dans un cabinet d’avocat d’affaires, un avocat bien formé connaît les processus juridiques essentiels de la vie d’une entreprise, il s’intéresse donc très facilement, dès son passage en entreprise, à comprendre les ressorts autres que juridiques qui font tourner l’activité.

M.G : Entre les deux sorties précédentes il y a pas mal d’autres possibilités qui sont souvent difficiles à envisager pour quelqu’un qui a 6 ou 7 ans d’expérience professionnelle. Les plus courantes consistent à rejoindre un cabinet plus petit, aller dans des cabinets plus grands et moins élitistes. Ils se retrouvent aussi dans des postes de directrices ou autres professions juridiques à l’intérieur de grands groupes. Mais en parallèle, il y a tout un tas de professions auxquelles ils ne pensent pas parce qu’elles ne sont pas forcément liées aux métiers du droit. Pouvez-vous partager avec nous votre expérience de Managing Partner sur ces sujets ?

C.B : J’ai vu les jeunes avocats avec lesquels j’ai travaillé partir dans de nombreuses directions. Dans le droit et hors du droit. La pratique du droit, et plus largement du conseil, développe normalement des qualités (analyse, écoute, capacité de communication écrite et orale, concentration et engagement) qui peuvent servir dans tout type d’environnement. Journalistes, chasseurs de têtes, politiques, entrepreneurs … beaucoup viennent du droit.
A un certain moment, le jeune collaborateur se pose des questions sur la poursuite de sa vie professionnelle dans le cabinet dans lequel il se trouve. Une fois cette question posée, il est naturel de regarder d’abord les autres cabinets semblables pour dupliquer et continuer ce qu’il a commencé. Si, au contraire, cette première expérience n’a pas fonctionnée ou n’a pas satisfait, il est naturel de se tourner vers d’autres horizons.

M.G : Quelle est la réalité de la portabilité d’une clientèle d’un cabinet à l’autre pour un collaborateur de moins de 10 ans ?

C.B : Tout le monde connaît la réponse, s’il est honnête avec soi-même. Il y a des clients qui sont des clients du cabinet et donc la portabilité est nulle, et ceux avec lesquels le collaborateur a construit une relation personnelle. Cette relation-là, peut dans certains cas être transportée mais cela va dépendre de l’atterrissage et des efforts du cabinet d’origine pour essayer de limiter cette portabilité. Le plus simple pour savoir est d’en parler avec la personne concernée, dès que possible.

M.G : Est-il facile de s’adapter au monde de l’entreprise lorsqu’on sort du moule du cabinet ? Les qualités pour réussir me semblent très différents d’un monde à l’autre.

C.B : La facilité de la transition dépend surtout de l’identité de l’accueillant et du transfuge. Cet accueil et cette intégration vont se construire d’abord sur des bases humaines. Un avocat ayant passé 5 ans en cabinet est, selon moi, capable de s’adapter au monde de l’entreprise. Il faut bien sûr être ouvert, curieux et s’engager. Mais justement, une des frustrations de l’avocat en cabinet est qu’il donne son conseil et le client s’en va et l’exécute sans lui raconter la suite. Le juriste en entreprise, lui, a le plus souvent une vision sur la suite et les conséquences des conseils qu’il donne. Le travail est donc différent, mais un avocat qui rejoint une entreprise et qui est à l’écoute est sans doute en mesure de comprendre ces différences et de s’ajuster. Une des choses qui s’apprend et ne s’oublie pas facilement, c’est l’engagement au travail. Les avocats en cabinet ont appris à s’engager, et un des retours j’ai de mes anciens est que l’intensité de leur engagement et leur capacité de travail sont bien accueillis en entreprise.

M.G : Autre point important, celui de la gestion des hommes et la gestion de ceux qui ne sont pas habitués à travailler avec les méthodes de cabinets. Ce passage est-il difficile ?

C.B : En effet la transition vers une fonction managériale est souvent plus complexe, notamment par la dimension humaine : en cabinet nous formons mal à une progression managériale. Or en entreprise il est souvent essentiel de pouvoir animer et diriger une équipe hiérarchiquement structurée. Ceci dit, en cabinet, pour progresser, il faut développer les qualités fondamentales à une bonne gestion d’équipe et de projet.

M.G : Avez-vous des exemples de la situation inverse, c’est à dire de personnes venant d’une direction juridique se dirigeant vers des cabinets d’avocats ?

C.B : Oui, il y a des exemples. Le retour en cabinet est cependant moins classique. Ce qu’a appris un directeur juridique ou un juriste sur le fonctionnement de l’entreprise, sur la technicité de certains aspects du droit, sont des éléments qui peuvent être extrêmement importants pour un cabinet et peuvent donc contribuer au développement professionnel de ce transfuge, au développement d’une clientèle propre, et donc à son intégration dans un cabinet.

M.G : Un cas de figure apparaît souvent : celui de quelqu’un à qui l’on a demandé un niveau de technicité assez poussé et qui se retrouve bloqué dans sa progression professionnelle n’ayant jamais fait le pas d’aller vers le commercial. Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un se trouvant dans cette situation ?

C.B : Technicien ou commercial, généraliste ou spécialiste, deux grands débats. De toute évidence, un bon équilibre est source de confort. C’est aussi et surtout une question de construction professionnelle et personnelle. Je suggère à chacun d’avoir une vision à 3-5 ans de ce qu’ils veut faire, et de construire sur une base équilibrée : même celui qui a la ferme volonté de devenir un spécialiste extrêmement pointu, doit, dans sa construction professionnelle, réfléchir, dans sa spécialité, au développement de son réseau et de ses contacts et aux leviers de sa commercialité

M.G : Les femmes qui travaillent beaucoup en début de carrière se retrouvent quand elles ont des enfants, ou veulent en avoir, dans une position compliquée. Est-ce qu’il y a des best practices, des aménagements ou des conseils à leur donner ?

C.B : Un responsable de cabinet d’avocat et son DRH doivent veiller à accompagner le mieux possible les collaboratrices et associées, ainsi que les pères, dans cette réalité biologique et sociétale. Le déni est insuffisant, voir violent, et les réponses parfaites sont difficiles à trouver. Il s’agit principalement de bien réfléchir les ajustements nécessaires et possibles dans le fonctionnement du cabinet, et de comprendre, accepter et accompagner, dans la mesure du possible, l’évolution des collaborateurs, y compris l’évolution de leurs engagements en maternité, paternité et parentalité.

M.G : Quelles sont les spécialités d’avocat qui sont le plus transposables dans les entreprises ou dans d’autres univers professionnels ? Je pense notamment aux avocats spécialisés en droit social à qui on demande de mettre en place des plans sociaux… et qui ont beaucoup de mal à sortir de cette technicité.

C.B : Comme évoqué précédemment, une évolution professionnelle – normalement – s’anticipe, se prépare et se travaille. Si un spécialiste de droit social – ou un spécialiste dans tout autre domaine — veut évoluer, il ou elle doit bien articuler et penser sa transition. Il y a certes des transitions qui sont plus difficiles que d’autres, mais même les transitions imposées peuvent être une bonne chose, si, malgré la rupture, ils peuvent être appréhendés comme une opportunité

M.G : Quelles idées pouvez-vous partager avec nous sur l’avenir des professions du droit ?

C.B : Les clients sont exigeants et le seront toujours. Un certain nombre de tâches traditionnelles se « commoditisent » et doivent être exécutées de manière de plus en plus efficace, pour rester profitables. L’évolution de l’intelligence artificielle, de la capacité à penser des fonctionnalités en programmes nous laisse penser que des de tâches qui sont aujourd’hui accomplies par des juristes ou avocats seront demain des routines effectuées par des ordinateurs.

L’avocat de demain devra continuer à développer sa capacité d’analyse et de conseil, de « communiquer son avis, son expérience et sa sagesse » tout en travaillant avec ceux des nouveaux outils qu’il aura identifiés comme porteurs d’une valeur ajoutée.

Je suis confiant que notre beau métier est amené à se développer et à évoluer avec la complexité du monde auquel il répond et contribue.

Mireille Garolla Associé gérant de Group3C Executive coach spécialisée en transition professionnelle Auteur de : "Changer de Vie en milieu de Carrière" chez Eyrolles