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Fusion et marché public : la nécessité d’un d’accord de la personne publique, une pratique contestable au regard de la jurisprudence communautaire. Par Frédéric Guillaumond, Juriste.
Parution : vendredi 25 mars 2016
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Dans le cadre d’un projet de restructuration interne, consistant par exemple en une fusion par absorption d’une filiale par la société mère ou un apport d’une branche d’activité à une société filiale, se pose parfois la question de la transmissibilité des marchés publics.

L’article L 236-3 du Code de commerce prévoit que la fusion ou la scission entraîne la dissolution sans liquidation des sociétés qui disparaissent et la transmission universelle de leur patrimoine aux sociétés bénéficiaires, dans l’état où il se trouve à la date de réalisation définitive de l’opération.

Il en résulte en principe la transmission de plein droit des contrats conclus par la société dissoute.

Cependant, en matière de contrats relevant du droit privé, dans un arrêt du 13 décembre 2005, la chambre commerciale de la Cour de cassation (N° de pourvoi : 03-16878) a considéré qu’« après avoir précisé que le contrat intitulé "contrat d’agent revendeur" prévoyait qu’il était "conclu intuitu personae" et que les droits et obligations du revendeur n’étaient "pas cessibles ou transférables que ce soit totalement ou partiellement, sans accord préalable et écrit du concessionnaire", l’arrêt avait justement retenu que si la fusion avait emporté la transmission universelle de patrimoine de la société Garage Loustaunau Jean Marie à la société créée Garage Loustaunau, les stipulations du contrat mettaient obstacle à sa transmission sans l’accord de la société Lavillauroy. »

La clause d’intuitu personae fait ainsi échec au principe de transmission universelle de patrimoine prévu par le Code de commerce, le transfert du contrat intuitu personae devant être accepté par le cocontractant.

S’agissant d’un marché public, l’administration considère classiquement qu’elle est en droit d’exiger une exécution personnelle de la part du cocontractant.
Néanmoins, en l’absence de clause intuitu personae, se pose la question de la transmission du contrat lors d’une restructuration interne.
Saisi par le ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, le Conseil d’Etat, dans un avis consultatif du 8 juin 2000, a eu à se prononcer sur le point de savoir s’il y avait lieu d’appliquer les procédures prévues par le Code des marchés publics ou la loi du 29 janvier 1993, lors de la cession pure et simple d’un contrat de marché public à un tiers ou d’une cession de contrôle.

Le Conseil d’Etat a dans un premier temps précisé que la cession d’un marché ou d’une délégation de service public :
-  devait s’entendre de la reprise pure et simple, par le cessionnaire qui constituait son nouveau titulaire, de l’ensemble des droits et obligations résultant du précédent contrat,
-  et ne saurait être assortie d’une remise en cause des éléments essentiels de ce contrat, tels que la durée, le prix, la nature des prestations.

Il en était déduit deux attitudes possibles :
-  si le transfert ne comprenait pas de modification substantielle des termes du contrat, il s’agissait d’une cession,
-  en revanche, si des modifications y étaient apportées, il ne s’agissait pas d’une cession, mais d’un nouveau contrat, supposant une nouvelle mise en concurrence.

S’agissant de la cession proprement dite, le Conseil d’Etat a estimé que l’autorisation de cession ne pouvait « légalement être refusée pour un motif autre que ceux qui résultent des décisions du Conseil d’Etat statuant au contentieux ».

Au nombre de ces motifs figure, notamment, l’appréciation des garanties professionnelles et financières que peut présenter le nouveau titulaire du contrat pour assurer la bonne fin du contrat dans le cas d’un marché ou, dans le cas d’une délégation, de son aptitude à assurer la continuité du service public et l’égalité des usagers devant le service public. Dès lors que l’autorisation de cession est légalement subordonnée à une telle appréciation préalable, l’on ne saurait envisager une procédure de publicité et de mise en concurrence, pouvant conduire au choix d’un nouveau titulaire du contrat. Une telle procédure n’a d’ailleurs jamais été requise par le Conseil d’Etat statuant au contentieux.

Si, en revanche, la cession à un nouveau titulaire ou la disparition du titulaire initial, à la suite d’opérations de restructuration, aboutissant à la création de sociétés nouvelles, lui paraît de nature soit à remettre en cause les éléments essentiels relatifs au choix du titulaire initial du contrat soit à modifier substantiellement l’économie dudit contrat, la collectivité publique est en droit de refuser son autorisation de cession. Si le cédant ne croit pas devoir en poursuivre l’exécution ou s’il a disparu, le marché ou la délégation peut, ou même doit, être résilié et un nouveau contrat ne peut être passé que dans le respect des règles de publicité et de mise en concurrence, telles que posées par le Code des marchés publics et par la loi susvisée du 29 janvier 1993. »

Dès lors, en considérant qu’une fusion ou un apport partiel d’actif soumis au régime juridique des fusions emporterait transfert du contrat, dans la mesure où le marché public transféré ne ferait pas l’objet d’une modification, il en résulterait que l’opération ne donnerait pas lieu à une nouvelle mise en concurrence mais qu’en revanche, l’autorisation de la personne publique coconctractante devrait néanmoins être sollicitée.

Dans un arrêt du 19 juin 2008 (C-454/06, Aff Pressetext Nachrichtenagentur GmbH), la Cour de justice des communautés européennes a notamment eu à prendre position sur les conséquences d’une restructuration interne à l’égard d’un contrat conclu en 1994 entre une entité privée (APA) et la Republik Österreich, ayant pour objet la fourniture de certains services contre rémunération. Les autorités fédérales autrichiennes pouvaient ainsi consulter et utiliser des informations d’actualité, demander des informations et des communiqués de presse à caractère historique provenant d’une base de données d’APA, et enfin utiliser le service de textes originaux d’APA, dénommé « OTS », tant pour leur information que pour la diffusion de leurs propres communiqués de presse.

Au cours du mois de septembre 2000, APA constitua APA-OTS, une filiale détenue à 100 %. Il existait entre ces deux sociétés un accord de transfert des pertes et des bénéfices dont il résultait, selon APA et APA-OTS, que cette dernière était financièrement, administrativement et économiquement intégrée à APA et qu’elle devait conduire et gérer ses affaires selon les instructions données par APA. APA-OTS était également tenue de transférer ses bénéfices annuels à APA, qui était pour sa part tenue d’apurer, le cas échéant, les pertes annuelles d’APA-OTS.
APA transféra ensuite à APA-OTS ses activités relatives au service OTS, APA précisant à la Republik Österreich (Bund) qu’à la suite de ce transfert d’activités, APA serait responsable solidairement avec APA-OTS et que la prestation globale existante resterait inchangée. Les autorités autrichiennes donnèrent alors leur accord pour que le service OTS soit fourni par APA-OTS.
Au cours de l’année 2004, PN, qui exerçait une activité identique à celle d’APA, proposa ses services d’agence de presse à la Republik Österreich (Bund), mais cette offre n’aboutit pas à la conclusion d’un contrat.

Par recours introduits les 4 et 19 juillet 2006, PN demanda au Bundesvergabeamt de constater, que la division du marché de base, consécutivement à la restructuration d’APA au cours de l’année 2000, ainsi que les avenants conclus au cours des années 2001 et 2005, qualifiés par elle d’« adjudications de fait », étaient illicites et, à titre subsidiaire, que le choix des différentes procédures d’adjudication en cause avait un caractère illégal.
La CJCE fut alors saisie de plusieurs questions préjudicielles par le Bundesvergabeamt.
L’une tenait au point de savoir dans quelles conditions des modifications apportées à un contrat existant entre un pouvoir adjudicateur et un prestataire de services pouvaient être considérées comme constituant une nouvelle passation de marché public de services au sens de la directive 92/50.

Dans un premier temps, la Cour de justice des communautés européennes rappela que :
-  « 34. En vue d’assurer la transparence des procédures et l’égalité de traitement des soumissionnaires, des modifications apportées aux dispositions d’un marché public pendant la durée de sa validité constituent une nouvelle passation de marché au sens de la directive 92/50 lorsqu’elles présentent des caractéristiques substantiellement différentes de celles du marché initial et sont, en conséquence, de nature à démontrer la volonté des parties de renégocier les termes essentiels de ce marché (voir, en ce sens, arrêt du 5 octobre 2000, Commission/France, C 337/98, Rec. p. I-8377, points 44 et 46).
-  35. La modification d’un marché public en cours de validité peut être considérée comme substantielle lorsqu’elle introduit des conditions qui, si elles avaient figuré dans la procédure de passation initiale, auraient permis l’admission de soumissionnaires autres que ceux initialement admis ou auraient permis de retenir une offre autre que celle initialement retenue. »

Ainsi, la problématique soumise à la CJCE tenait à déterminer si le transfert de l’activité à une filiale à 100% constituait une modification substantielle.

La CJCE rappela que :
-  « 40. La substitution d’un nouveau cocontractant à celui auquel le pouvoir adjudicateur avait initialement attribué le marché doit être considérée comme constituant un changement de l’un des termes essentiels du marché public concerné, à moins que cette substitution ait été prévue dans les termes du marché initial, par exemple au titre de la sous-traitance.
-  43. Toutefois, le transfert de l’activité en question présente certaines caractéristiques particulières qui permettent de conclure que de telles modifications, introduites dans une situation telle que celle au principal, ne constituent pas le changement d’un terme essentiel du marché.
-  44. En effet, il ressort du dossier qu’APA-OTS est une filiale détenue à 100 % par APA, que cette dernière dispose d’un pouvoir de direction sur APA-OTS et qu’il existe entre ces deux entités un contrat de transfert des pertes et des bénéfices, assumés par APA. En outre, il ressort du dossier qu’une personne habilitée à représenter APA a assuré le pouvoir adjudicateur que, à la suite du transfert des services OTS, APA était responsable solidairement avec APA-OTS et que la prestation globale existante resterait inchangée.
-  45. Un tel arrangement représente, en substance, une réorganisation interne du cocontractant, laquelle ne modifie pas de manière essentielle les termes du marché initial. »

Dans une question écrite n°12375, publiée au JO Sénat du 4 mars 2010, Louis Nègre interrogea la ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie sur les conséquences de l’arrêt de la CJCE du 19 juin 2008 « sur la faculté de céder un marché public, sans remise en concurrence, en cas de restructuration du groupe dont fait partie la société initialement titulaire du contrat … dans l’hypothèse d’une fusion-absorption par l’une des filiales de ses sœurs, étant précisé que cette filiale resterait contrôlée à 100 % par la mère et que cette dernière lui apporterait la totalité des moyens humains et matériels affectés à l’exécution de l’ensemble des marchés. »

Il lui fut répondu qu’« au regard de l’avis du Conseil d’État mais également de la décision du juge communautaire, la cession d’un marché public dans le cadre d’une fusion-absorption d’une filiale par une autre, qu’une société d’holding s’intercale ou pas entre la société mère et les filiales, peut être admise dès lors qu’elle ne s’accompagne d’aucune modification substantielle d’un élément essentiel du marché et que la personne publique cocontractante y consent. »

Dans le prolongement de cette position, la notice du modèle d’avenant aux marchés publics et accords-cadres (EXE 10), après avoir rappelé l’arrêt de la CJCE du 19 juin 2008, prévoit que notamment « dans l’hypothèse d’une fusion ou scission-absorption aboutissant à la création d’une société nouvelle…la cession du marché public ou de l’accord-cadre ne doit avoir lieu qu’avec l’assentiment préalable de la collectivité publique (cf. l’avis de la section des finances du Conseil d’Etat du 8 novembre 2000 sur les cessions de contrats de marchés publics ou de délégation de service public, n° 364803). Aussi, après appréciation des garanties professionnelles et financières que peut apporter le cessionnaire reprenant le contrat, pour assurer la bonne fin du contrat, la personne publique cocontractante ne peut refuser la cession que pour un motif tiré des garanties en capacité insuffisantes du repreneur. Si la cession lui paraît de nature soit à remettre en cause les éléments essentiels relatifs au choix du titulaire initial du contrat, soit à modifier substantiellement l’économie du contrat, la collectivité publique est tenue de refuser son autorisation de cession. »

Tant la réponse ministérielle que la notice de l’avenant conditionnent ainsi le transfert d’un marché public dans le cadre d’une opération de restructuration interne (fusion ou apport partiel d’actif soumis au régime juridique des fusions), non seulement à l’absence de modification substantielle du contrat mais également à l’accord préalable de la personne publique, ledit accord ayant été précédé d’une appréciation des garanties professionnelles et financières du « cessionnaire » reprenant le contrat.

Cette position semble discutable au regard de celle de la Cour de justice des communautés européennes, qui considère qu’une restructuration interne n’est pas de nature à modifier de manière essentielle les termes du contrat transféré : au regard des attendus de la Cour, on peut ainsi considérer que dans une telle hypothèse, il faille considérer que le transfert du contrat intervient de plein droit, sans nécessité de recueillir l’accord préalable de la personne cocontractante.

D’un point de vue plus concret, qu’il s’agisse d’une fusion ou d’un apport partiel d’actif, compte tenu de la transmission universelle de patrimoine en résultant ainsi que du transfert des contrats de travail se rapportant à l’activité transférée, conformément à l’article L 1224-1 du Code du travail, on voit mal, comment la société absorbante ou bénéficiaire ne pourrait pas présenter les garanties professionnelles et financières nécessaires.

Mais il ne s’agit pas du seul paradoxe de la position française.

Il est en effet encore plus incongru que le Conseil d’Etat ait considéré le 8 juin 2000 que la cession s’entendait de la reprise pure et simple par le cessionnaire, qui constituait le nouveau titulaire du contrat par une personne morale distincte du titulaire initiale dudit contrat, alors qu’en revanche, la cession de contrôle (le Conseil d’Etat évoquant le « changement de propriétaire des actions composant le capital social, même dans une proportion très largement majoritaire ») ne constituait pas une cession du marché public.

Dans l’arrêt du 19 juin 2008, la CJCE avait au contraire précisé que si « les parts sociales de la société bénéficiaire étaient cédées à un tiers pendant la durée du marché, il s’agirait non plus d’une réorganisation interne du cocontractant initial, mais d’un changement effectif de cocontractant, ce qui constituerait en principe le changement d’un terme essentiel du marché. Un tel évènement serait susceptible de constituer une nouvelle passation de marché au sens de la directive 92/50. »

Selon la position du Conseil d’Etat, le transfert de marché public résultant d’une restructuration interne devrait donc être autorisé par la personne publique, afin de s’assurer que le cocontractant est toujours à même d’exécuter le contrat, alors que l’ensemble des moyens matériels et humains se rapportant au contrat serait inchangé, tandis qu’un changement de contrôle pourrait intervenir librement, sans pour autant avoir la certitude que les moyens resteront inchangés et alors même qu’il est vraisemblable que l’ancien dirigeant aura été remplacé

Sur la question de la transmission d’un marché public dans le cadre d’une restructuration interne, la CJCE semble avoir une meilleure perception de la réalité économique et du droit des sociétés, faisant ainsi preuve de davantage de sens pratique.

Frédéric Guillaumond Avocat inscrit au Barreau de Lyon www.avocat-guillaumond.fr