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Les juristes sont-ils assez entrepreneurs ?
Parution : lundi 4 avril 2016
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Le métier de juriste en entreprise est en plein renouvellement, fini les lawyers qui restent cloîtrés dans leurs bureaux à élaborer des notes, certainement très méritantes, mais, cela arrive, déconnectées du terrain.
Une nouvelle façon d’aborder son métier apparaît, guidée par le souci d’innover dans son approche du droit qui, en aucune manière ne doit être une fin en soi, mais d’abord et avant tout, un outil au service de la performance collective impulsée par le dirigeant et la gouvernance.

Les initiés connaissent Jean Carbonnier, éminent Professeur de droit qui a alimenté, au sens de « nourrir », des générations d’étudiants passionnés par cette matière on ne peut plus vivante.
Inutile d’insister sur cette frénésie législative qu’il dénonça, et dans laquelle nos parlementaires se sont engouffrés et qui, dans une étude du Cabinet Lysios, confessent de façon assez incroyable, être souvent mal informés des enjeux qu’ils ont à traiter dès lors que vient le moment du vote ! [1]
Croyant faire preuve d’innovation dans un monde devenu hyper-connecté, leur travail produit trop souvent l’effet inverse : réguler avec excès, complexifier. Boileau les avait pourtant prévenus !
L’existence même de la loi est aussi source de risque, alors même que les tribunaux, submergés de dossiers qui n’ont souvent rien à y faire, ne parviennent pas à unifier leurs décisions, ou bien à grand ’peine, quand ce ne sont pas des décisions tardivement rendues et dont la motivation peut laisser perplexe en certaines occasions. A cela, les affaires sont devenues de plus en plus techniques, pour le plus grand plaisir des experts judiciaires. Certains procéduriers contribuent aussi à cela, mais ils ont leurs raisons propres.
Tout est donc en place pour que le blocage des affaires survienne.

Paradoxalement, c’est une opportunité pour le juriste d’entreprise...

Sa place prend alors une toute autre dimension. Encore faut-il qu’il en prenne conscience, s’en donne les moyens et soit soutenu par sa hiérarchie.
Fini les lawyers qui restent cloîtrés dans leurs bureaux à élaborer des notes, certainement très méritantes, mais, cela arrive, déconnectées du terrain. Cette tâche peut être parfois externalisée sans grand frais à la condition d’être très précis dans la demande au conseil extérieur : le juriste passe-plat n’a pas sa place dans l’édifice.
Sans pour autant être bardé de diplômes (mais doté d’une solide formation de type DJCE), ni parler 5 langues ou manier l’Ebidta, le P&L comme pas deux, le juriste doit avant tout posséder une réelle compétence d’adaptation à son environnement et comprendre, intimement, les enjeux en présence, les interactions entre les différents acteurs, maîtriser l’essentiel du vocabulaire technique. Son espace-temps est à 4-5 ans minimum.
Une nouvelle façon d’aborder son métier doit alors apparaître et guidée par le souci d’innover dans son approche du droit qui, en aucune manière ne doit être une fin en soi, mais d’abord et avant tout, un outil au service de la performance collective impulsée par le dirigeant et la gouvernance.
Cette innovation doit passer par un nécessaire intérêt aux métiers de ses collègues, aux signaux faibles dans son organisation (entreprise, groupe, filière, secteur d’activité), une grande ouverture d’esprit à la dimension culturelle des personnes qu’il rencontrera dans l’élaboration de contrats plus ou moins étoffés et leurs négociations, parfois interminables, de ce qui doit générer du chiffre d’affaire et du résultat. Un peu comme un photographe qui, à Rome, chercherait un angle de vue approprié pour son cliché : recul, hauteur, cadrage, nuances, sobriété, etc. Beaucoup ont cet état d’esprit. Ils doivent être encouragés.

...Car, au final, c’est le client, et lui seul, qui paye les salaires.

Bien plus qu’un simple rôle à tenir, comme isolé derrière son comptoir, il a une vraie responsabilité à assumer et qui est celle de sécuriser l’intégrité et la réputation de l’entreprise et ses dirigeants d’une part et savoir gérer, par une écoute et une expertise perspicaces développées par l’expérience opérationnelle, les contradictions entre les intervenants à un projet d’autre part : le CEO comme le DAF auront leurs contraintes, le DSI, le DRH, le Directeur industriel, des achats, de la R&D ou de la communication, etc.
Ses préconisations, avis, contrats, etc. doivent intégrer tout cela, avec un minimum de jargon (ce qui ne lui est pas propre soi-dit en passant). Le juriste doit être actif en négociation, celle-ci ayant été préparée. Pour rester dans le domaine du contrat, les obligations contractuelles doivent être clairement exposées pour que chaque partie sache à quoi s’en tenir et le juriste doit y associer l’opérationnel. Le style et la sémantique doivent aussi être adaptés : certains partenaires peuvent être heurtés par une manière trop directe de dire les choses : on n’écrira pas le même contrat de distribution si l’on s’adresse à un allemand ou à un qatari. La manière orale de dire les choses importe aussi.
Sans être le magicien que d’aucuns prétendent maladroitement qu’il est, ni le bouc émissaire sottement désigné en cas d’échec, le juriste (droit privé ou droit public) a pour responsabilité de trouver non pas des réponses, mais des solutions, opérationnelles pertinentes, élaborées sur des fondements juridiques solides partagés avec ses interlocuteurs. Il doit devenir un véritable accompagnateur des opérations, un aiguilleur de compétitivité. A défaut, il est certain d’échouer et ne plaide pas pour son métier. A l’inverse, il est quasi assuré de prendre beaucoup de plaisir dans son travail en dépit de tâches parfois répétitives.

Dans un autre ordre d’idées, le recours à la justice « ordinaire » mérite, à mon sens, une vraie réflexion puisque le business n’attend pas, à moins qu’un élément de stratégie n’intervienne dans la réflexion. Pour ce faire, le contrat (incluant ses annexes) doit trouver le juste équilibre entre l’excès de détails et le propos insipide, le moyen de répondre à un imprévu, un blocage. Il existe de nombreuses possibilités de faire appel à des modes alternatifs de règlement des conflits auxquelles il faut songer et qui permettront de gagner du temps et de sauvegarder la relation, à des coûts généralement maîtrisés. Parfois, le contentieux est inévitable, sachons le reconnaître, alors que la Justice n’est pas très prévisible, en France comme ailleurs. Jamais je ne me risquerais à donner l’issue d’un contentieux.

De grâce, amis juristes, même si vous avez des préférences légitimes pour tel domaine (informatique, corporate, RSE, etc.), sortez de vos zones de confort. Ne vous battez pas plus que nécessaire sur le droit applicable au contrat : outre que des lois de police peuvent évidemment s’appliquer, il vous revient d’avoir vérifié le sujet au préalable et d’anticiper les alternatives possibles. Et rien ne dit qu’un droit étranger ne vous sera pas moins défavorable que le droit français.
Méfiez-vous du copier-coller. Ayez une longueur d’avance, pensez à l’application concrète du contrat en étant réaliste, souple et astucieux (ne rien écrire est parfois une option), - ferme s’il le faut - et ne perdez pas de vue que le chinois, le dubaïote, le suédois, l’ivoirien, ou le brésilien vous surprendront à la table des négociations.
Dès que vous sortez de votre bureau, vous devenez ambassadeur de votre entreprise. Je n’ai jamais mieux progressé qu’en allant sur le terrain, de l’usine au conseil d’administration, parfois dans des conditions surprenantes mais toujours riches d’enseignements.

Pédagogue, il revient aussi au juriste de faire aimablement comprendre à son "client" qu’il ne peut pas faire le même travail en 1/2h ou en 2 jours... Par contre, dans l’urgence, il doit avoir les "bons réflexes". Il doit respecter les délais promis.

Clarifier, simplifier sans être simpliste, sont des critères sur lesquels j’insiste auprès de mes collègues et opérationnels que j’emmène parfois devant les tribunaux pour qu’ils réalisent que cet endroit n’est pas fait pour eux... Quant aux assureurs, ils sont aussi les bienvenus sur le terrain...

Juristes, accordez de l’importance à l’ambition, la décontraction, la confiance, l’audace et le plaisir au travail.

Tout en cultivant la discrétion, accordez du temps à vos collègues et obligez-vous à les rencontrer régulièrement, sans empiéter sur leurs domaines de compétences bien sûr.
Utilisez votre énergie à mettre en avant la valeur ajoutée du droit dans les affaires, formez-vous, et cessez les combats stériles, nous en profiterons tous. Vous progresserez ainsi rapidement dans vos savoir-faire, savoir-être et faire-savoir. Faites du sport.

Et vous, managers, faites confiance à vos équipes, entraînez-les, apportez-leur du sens, ce sens que votre hiérarchie vous aura, normalement, donné. Adaptez votre management à la séniorité des collaborateurs.
Profitez par exemple de la réforme du droit des contrats, supposée attractive, pour être innovants et créatifs, pour répondre efficacement aux évolutions qui vont vous bousculer de toute façon. Soyez force de proposition.
Comme dirait un de mes amis, ancien Directeur juridique, devenu avocat : « Entreprenons, innovons, faisons bouger les lignes ! Osons ! ».
C’est ainsi que, depuis 20 ans je vis mon métier. J’y prends beaucoup de plaisir.

Gilles de Sorbay Directeur juridique.

[1In « Les Parlementaires et l’industrie », parue en février 2015.