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Ethique en entreprise : « Aujourd’hui, il faut manager par les valeurs ».
Parution : mardi 3 mai 2016
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Les valeurs éthiques seraient-elles le nouveau sésame des entreprises ? Pour inspirer confiance et prospérer, une entreprise doit en effet promouvoir des valeurs déontologiques et prouver qu’elle a conscience de ses responsabilités envers ses salariés, ses collaborateurs externes et la société civile. Ces prises de position leur permettent de séduire de nouveaux partenaires commerciaux, et a même un impact sur le recrutement : pour trouver de nouveaux talents, il faut aussi afficher des valeurs qui leur correspondent.
Si l’éthique peut être de la responsabilité des directions juridiques, les entreprises choisissent de plus en plus de créer un département autonome, chargé de promouvoir et surveiller l’application de ces normes particulières. C’est notamment le cas du groupe SNCF. Ancien directeur juridique adjoint, Jean-Luc Dufournaud est directeur de l’éthique depuis 2011. Le Village de la Justice l’a rencontré pour en savoir plus sur les actions menées au sein du groupe.

Clarisse Andry : Pourquoi la SNCF a-t-elle décidé de créer un service indépendant dédié à l’éthique ?

Jean-Luc Dufournaud : A l’origine, la direction de l’éthique s’appelait le contrôle général. Ce service a été créé en 1998, à l’occasion d’une affaire de corruption et de répartition des marchés de travaux de construction du TGV Nord. Le président de l’époque avait alors décidé de créer une instance ad hoc pour enquêter sur ces faits. A l’issue de cette affaire, cette instance a été pérennisée.

Aujourd’hui, l’éthique concerne tous les comportements considérés comme déviants.

Au départ les problématiques étaient principalement financières, mais notre champ d’intervention s’est considérablement élargi. Aujourd’hui, l’éthique concerne aussi tous comportements considérés comme déviants, comme le harcèlement ou la discrimination, les cadeaux ou la corruption. Notre département compte actuellement 10 collaborateurs.

C. A. : Quelles sont vos missions ? Et quels outils avez-vous à votre disposition ?

J.-L.D. : La direction de l’éthique est en charge d’une triple mission. Nous devons d’abord piloter la démarche éthique de l’entreprise, en travaillant sur la Charte éthique fondamentale du groupe ainsi que sur tous autres documents autour de thématiques déontologiques importantes. Nous avons par exemple établi et diffusé des guides sur les alertes professionnelles, sur les situations de conflit d’intérêt, sur la façon de traiter des allégations de discrimination ou de harcèlement. Plus récemment, nous avons mis au point le programme de prévention et de lutte contre la corruption.
Nous menons ensuite des actions de sensibilisation, en nous rendant dans un maximum d’entités de l’entreprise pour parler d’éthique. Parfois, un établissement nous demande de faire un focus sur un sujet particulier, en fonction de leurs propres préoccupations. Nous diffusons également des informations via une newsletter ou l’intranet du groupe, et nous organisons des matinées de l’éthique sur des thèmes ciblés.
Enfin, nous menons des enquêtes, de façon autonome, dès lors qu’il y a suspicion d’une situation particulièrement préoccupante. Deux personnes du service conduisent des entretiens et ont accès à tous éléments qui peuvent apporter un éclaircissement sur la situation concernée, y compris les ordinateurs et la messagerie professionnelle. À l’issue de cette enquête, nous rédigeons un rapport et des recommandations, qui peuvent aller jusqu’aux sanctions disciplinaires si les faits sont établis.

C. A. : Les salariés sont-il au fait de ces questions d’éthique ? Ou s’agit-il encore d’une notion floue ?

L’éthique est d’abord une question de comportement quotidien.


J.-L.D. : La conscience d’une démarche éthique progresse dans le groupe même si la notion d’éthique demeure encore assez floue dans l’esprit d’un certain nombre de nos collaborateurs. Nous essayons d’ailleurs d’aborder cette notion avec pragmatisme en exposant que l’éthique est d’abord une question de comportement quotidien avec ses collègues de travail, ses parties prenantes, ses fournisseurs ou ses clients. Nous indiquons aussi que c’est également la capacité à prendre le recul nécessaire, à faire preuve de discernement, à questionner son entourage professionnel direct ou la direction de l’éthique, lorsque l’on est confronté à un dilemme éthique au cours de sa carrière. Nous nous efforçons enfin de donner des exemples concrets, que nous alimentons grâce à nos enquêtes, en préservant bien sûr l’anonymat des personnes concernées.

J’observe que le dispositif d’alerte professionnelle est de plus en plus connu, les salariés acquérant le réflexe de saisir la direction de l’éthique, notamment grâce au guide que nous avons diffusé. L’année dernière, nous avons reçu 274 alertes professionnelles, une progression de plus de 40% par rapport à l’année précédente.

C. A. : Quelles sont vos relations avec la direction juridique ?

J.-L.D. : Nous la sollicitons lorsque nous sommes confrontés à certains aspects juridiques durant des enquêtes. Nous travaillons également ensemble sur des sujets communs, notamment ceux relatifs au droit social, pour s’assurer que nous tenons le même discours. Nous collaborons également avec la direction juridique et la direction des achats pour la mise en place de notre programme de prévention de la corruption, afin d’insérer dans les clauses de nos marchés des éléments précis concernant ce que nous exigeons de nos fournisseurs en terme d’éthique.

C. A. : Quelles compétences sont nécessaires pour traiter les questions d’éthique ?

Nous nous efforçons d’analyser la situation : pourquoi en est-on arrivé là ?


J.-L.D. : Les formations de mes collaborateurs sont très diverses. Juriste, ingénieur, contrôleur de gestion, commercial… cette diversité est nécessaire car dans les enquêtes, nous touchons un peu à tout. Ce sont majoritairement des agents qui ont 25 à 30 ans de carrière derrière eux, et qui ont souhaité mettre cette expérience au service de l’éthique.
Pour traiter ces questions, et notamment lors des enquêtes, il faut faire preuve d’humilité, de bienveillance et de discernement, que ce soit avec la victime, les témoins ou le « mis en cause ». Nous nous efforçons d’analyser la situation : pourquoi en est-on arrivé là ? Est-ce qu’il y a eu des défaillances dans l’organisation du service, dans les procédures, dans les modalités de contrôle ? Ce peut être le fait isolé d’un agent, mais on s’aperçoit assez souvent qu’un contexte a pu favoriser des situations de tensions, notamment dans les affaires de harcèlement.
Au sein de notre équipe, nous veillons également à partager les informations et à dialoguer, pour savoir comment chacun appréhende la situation. Nous devons être très rigoureux dans l’analyse des faits, puis dans la restitution, parce que nos rapports et nos recommandations peuvent avoir des conséquences lourdes. Nous n’avons pas le droit de nous tromper.

C. A. : L’éthique dans les entreprises aujourd’hui est devenue incontournable ?

J.-L.D. : Oui, c’est incontournable. L’environnement législatif et réglementaire fait que les entreprises ne peuvent plus se désintéresser de tous ces sujets, y compris les sujets humains. Il est donc indispensable de prévenir et de sensibiliser les dirigeants et les salariés. Mais j’ai également le sentiment que les problématiques éthiques, dans les grandes et moyennes entreprises, prennent plus de sens. On s’aperçoit aujourd’hui que l’on ne manage plus seulement par les règles, mais qu’il faut manager par les valeurs, et qu’il faut donc véhiculer ces valeurs, et les faire vivre.

Propos recueillis par Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice