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Interprofessionnalité : professionnels du droit, êtes-vous prêts ?
Parution : mercredi 25 mai 2016
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La société pluri-professionnelle (SPE) est-elle l’avenir des professions du droit et du chiffre ? Mise en place par la loi Macron, l’ordonnance du 31 mars 2016 [1] est venue éclairée les conditions de sa création. Ne reste que les décrets d’application qui viendront préciser les modalités spécifiques à chaque profession, notamment en matière de déontologie.
Une nouvelle fois, la question de l’interprofessionnalité divise les professionnels. Si certains y voient une opportunité à saisir, d’autres craignent une mise à mal de leur indépendance. Le temps est donc à l’introspection.

C’est dans cette optique qu’Eurojuris France [2] a décidé de lancer un mouvement de réflexion au sein de son réseau, en prenant également contact avec d’autres réseaux de professionnels du droit. Ces rapprochements ont pour but d’analyser concrètement l’opportunité que représente les SPE et préparer en amont cette (r)évolution.

Existe-t-il un marché pour les sociétés pluri-professionnelles ?

La question a son importance, car avant de savoir si elles ont besoin de se marier, les professions du droit et du chiffre doivent déterminer s’il y a véritablement une opportunité à saisir. « Est-ce véritablement ce que le client attend ? s’interroge Guillaume Boulan, secrétaire général d’Eurojuris France, en charge du Cercle Loi pour l’Activité. Est-ce qu’il y a une valeur ajoutée à apporter de travailler ensemble dans une structure pluridisciplinaire, ou est-ce qu’il vaut mieux rester en partenariat comme on le faisait avant ? Il faut que la création d’une société pluridisciplinaire présente un intérêt et que le consommateur y trouve son avantage. Si ce n’est pas le cas, nous n’aurons pas intérêt à nous orienter vers les SPE ».

Sophie Clanchet, Eurojuris France

Pourtant, ce type de structure semble répondre aux attentes des clients, qui réclament régulièrement un accès plus simple aux professionnels. « Je pense que le client souhaite avoir un service plus fluide et une réponse unique, avec un seul interlocuteur, explique Sophie Clanchet, présidente d’Eurojuris France. S’il se rend dans un endroit et qu’à partir d’un rendez-vous avec un avocat, un notaire ou un expert-comptable, il peut bénéficier de tous les services, ce sera une vraie plus-value ». « Les sociétés pluri-professionnelles impliquent des notions de service et de proximité, permettent de conserver un maillage territorial et d’avoir des outils communs, confirme Patrice Gras, président de l’Union national des Huissiers de justice. Il ne s’agit pas d’un regroupement de la peur, mais d’un regroupement de la pensée. Trouvons des solutions, organisons nous. Il faut se dire que nous voulons faire partie de cette révolution, parce que nous sommes de bons professionnels et que nous voulons aussi accéder à ce ‘marché du droit’ ».

Rapprocher les réseaux, la stratégie d’Eurojuris France

Faire partie de cette révolution, c’est bien l’objectif d’Eurojuris France, d’où cette réflexion en amont, en concertation avec d’autres réseaux professionnels. Eurojuris France est d’ailleurs fondé sur le principe de la pluri-professionnalité. « C’est dans notre ADN, affirme la présidente. L’interprofessionnalité existe déjà, sans la partie capitalistique. Travailler ensemble, se considérer comme partenaires, échanger des dossiers, nous connaissons ». Comme à son habitude, le réseau souhaite donc accompagner ses membres dans cette transition. «  Nous avons décidé de ne pas prendre la loi Macron comme un frein, mais d’essayer, comme c’est un état de fait, d’en rechercher les opportunités, et ce qui dans cette loi nous permettrait d’évoluer de façon positive » souligne Guillaume Boulan.
L’avantage du réseau est d’envisager le rapprochement avec des professionnels déjà connus, ce qui garantit de partager les mêmes valeurs. Un socle de départ essentiel, selon Sophie Clanchet : « C’est le début d’une discussion : avoir l’affectio societatis, se trouver autour de la même synergie, de la même politique de développement, et surtout les mêmes valeurs pour construire quelque chose ensemble. Ça ne peut marcher qu’à cette condition-là ».

Guillaume Boulan, secrétaire général d’Eurojuris France

Si faire partie d’un réseau peut assurer une certaine osmose dans la réflexion sur l’interprofessionnalité, la question divise toujours les professions concernées. Certains ne semblent pas prêts pour le grand saut.

Jeux de pouvoirs, la crainte des professionnels du droit

« Les professions libérales sont par habitude très centrées sur elles-mêmes, confirme Sophie Clanchet. Chacun a son pré-carré et les professionnels se voient comme des concurrents. Il y a aussi l’élément économique, en se demandant ‘est-ce que finalement je suis assez fort pour garder la main ? Qui va être le plus fort et qui va être gagnant ?’ »
Conserver le pouvoir, la maitrise de son activité et de son indépendance sont les principaux enjeux. Questions qui semblent pourtant avoir été envisagées par l’ordonnance, qui prévoit l’obligation d’un représentant de chaque profession dans les associés, et une liberté d’organisation dans les statuts. Créer une SPE suppose aussi une certaine prise de risques, une nouveauté qui peut effrayer. « Quand nous faisons de l’interprofessionnalité de réseau, c’est un échange de bons procédés, nous ne prenons pas de risques ensemble. Créer des sociétés pluri-professionnelles signifie qu’il faut une logique d’entreprise, une stratégie d’entreprise et un partage des risques ».

La crainte peut également être une question de génération. Là où « les cabinets installés risquent d’avoir le réflexe de regarder ce qu’ils ont à perdre avant de regarder ce qu’ils ont à gagner », les jeunes professionnels pourront y voir « une liberté d’installation », selon Guillaume Boulan.
Reste ensuite à mesurer quel est le plus grand risque : se regrouper, ou rester seul ? « Si vous êtes sur un positionnement de niche, vous pourrez rester seul et vous n’aurez pas intérêt à vous associer avec d’autres professionnels, affirme Sophie Clanchet. Mais je pense que le cabinet moyen généraliste aura vocation à disparaître. Sur le long terme, il y aura un vrai problème de positionnement. »

Des incertitudes subsistent

Les réflexions sont donc lancées. Mais elles ne pourront pas aboutir tant que certaines incertitudes ne seront pas levées, notamment en matière de déontologie. « L’ordonnance du 31 mars a donné un canevas général, une structure juridique qui nous permet de bien réfléchir, explique Guillaume Boulan. Mais il manque les décrets d’exercice, en cours de négociations. Nous n’avons pas encore les textes qui répondent aux problématiques de déontologie et de leur application les unes par rapport aux autres ». La seule certitude du réseau est qu’il faut s’intéresser à la question, afin de ne pas louper le coche. « Nous pensons qu’il faut être rapide dans notre réflexion pour être acteur, et ne pas subir » affirme Sophie Clanchet. Les professionnels du droit et du chiffre ont jusqu’au 1er juillet 2017 pour se préparer.

Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice

[2Créé en 1987, EUROJURIS est un Réseau de Cabinets d’Avocats, Etudes d’Huissiers et Notaires, regroupant plus de 1000 Professionnels du Droit en France, et 6000 dans le monde.

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