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La loi Gayssot devant le Conseil constitutionnel : commentaire de la décision QPC du 8 janvier 2016. Par Damien Viguier, Avocat.
Parution : mardi 24 mai 2016
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Poursuivi sur le fondement de la loi Gayssot qui incrimine la contestation de l’existence de crime contre l’humanité (article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881), un prévenu posait au Conseil constitutionnel la question de savoir si cette loi était bien conforme aux principes de liberté (libertés d’expression et d’opinion) et d’égalité. Dans sa décision rendue le 8 janvier 2016, le Conseil a déclaré cette loi conforme à la Constitution au regard desdits principes.

I. La contestation : révisionnisme ou négationnisme ?

En premier lieu, le Conseil comprend « la contestation de l’existence », non pas comme interdisant les débats historiques, mais comme prohibant uniquement « la négation, implicite ou explicite, ou la minoration outrancière ». C’est-à-dire que si la loi Gayssot avait été comprise par le Conseil comme interdisant la recherche historique (tel le révisionnisme historique, qui est une école en histoire), elle aurait été considérée par lui comme inconstitutionnelle. La raison en est que l’atteinte portée à la liberté aurait été disproportionnée. Ne viser que la négation lato sensu fonde donc le caractère proportionné de cette loi, ce qui permet de la déclarer constitutionnelle sur ce point.

Cette distinction entre histoire et négation, dont les origines sont doctrinales, est destinée à rassurer juristes et historiens qui se dressaient farouchement contre cette loi. Reste qu’en réalité il est délicat de faire le distingo entre révisionnisme (recherche historique : libre) et négationnisme (interdit). Ce premier point était le plus sérieux, peut-être même le seul, et en tous cas le seul décisif qu’avait à trancher le Conseil.

II. Le crime contre l’humanité

En second lieu, concernant « le crime contre l’humanité » objet de la contestation, il faut décomposer les étapes suivies par le Conseil dans son raisonnement. Ce dernier comprend trois temps :

1) Les crimes contre l’humanité de la seconde guerre mondiale.

D’abord le Conseil considère que l’incrimination se comprend exclusivement de faits « commis durant la seconde guerre mondiale ». Hormis les passages où le conseil affirme que seule la seconde guerre mondiale est concernée, dans ses premiers considérants il procède à une double invocation du statut de Londres : 1° il mentionne que le Tribunal militaire international (il s’agit du Tribunal de Nuremberg) dont le statut est annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945 a été établi « pour le jugement et le châtiment des grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe » , et 2° il donne in extenso la définition du crime contre l’humanité à laquelle la loi Gayssot renvoi et qui figure à l’article 6 de ce même statut.

2) L’antisémitisme.

Au deuxième temps de son raisonnement le Conseil affirme que la « négation » (ainsi qu’il considère la contestation de l’existence de crimes contre l’humanité) est « une incitation au racisme et à l’antisémitisme », il dit aussi « une manifestation particulièrement grave d’antisémitisme et de haine raciale », ou encore que la portée en est « raciste et antisémite ». On conçoit que cette affirmation n’eût pas été possible si l’on n’avait pas compris l’interdiction comme ne visant que la seconde guerre mondiale. Notons, au passage, que le Conseil relève que l’objectif du législateur était la sanction de propos qui incitent au racisme et à l’antisémitisme.

3) L’ordre public.

Quoi qu’il en soit, ce dernier point étant acquis, le raisonnement se clôt, dans un troisième et dernier temps, sur l’idée que la contestation de l’existence de crimes contre l’humanité, parce qu’elle est de l’antisémitisme, constitue un abus de la liberté d’expression qui porte atteinte à l’ordre public et au droit des tiers. L’abus peut être admis en fait sans pour autant fonder une interdiction légale. C’est donc la seconde partie du syntagme qui compte. Il faut qu’il y ait atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. Sauf à considérer que les droits des tiers soient en cause dans la question du révisionnisme, il reste l’ordre public, qui nous paraît avoir été l’argument final décisif. L’antisémitisme, seconde affirmation péremptoire de cette décision, porte par nature atteinte à l’ordre public.

Or, ici, sans doute ne faut-il pas comprendre le terme d’ordre public au sens juridique classique, où l’État maintient à l’intérieur de ses frontières la paix, la tranquillité, la sécurité et la salubrité. Il s’agit bien plutôt d’un ordre moral, de valeurs sur lesquelles reposerait la société démocratique. Il s’agit de l’ordre public au sens où l’entend le Conseil d’État dans l’arrêt du « Lancer de nains » et plus récemment dans l’ordonnance Dieudonné. Le respect de la dignité de la personne humaine était, dans le premier, considéré comme une composante de l’ordre public. Dans le second, on s’en souvient, les propos de l’acteur étaient considérés comme méconnaissant la dignité de la personne humaine parce qu’ils faisaient l’apologie des faits perpétrés au cours de la seconde guerre mondiale.

Conclusion

A condition d’admettre chacun des postulats sur lesquels repose ce raisonnement en trois temps, le reste en découle par simple application, de manière limpide. Le législateur a entendu protéger la démocratie et ses valeurs, la liberté d’expression et l’égalité, en luttant contre le racisme et l’antisémitisme dans sa manifestation la plus grave, la négation du génocide juif.

Concernant la liberté d’expression, elle est une condition de la démocratie, par conséquent ceux qui y portent atteinte nient également la liberté d’expression. Ainsi l’antisémitisme ne peut pas trouver de cadre à son expression sous l’égide de la liberté d’expression. La supposée négation de l’existence du génocide juif, acte raciste et antisémite, peut donc être interdite au nom de la défense de la liberté d’expression. Il faut comprendre qu’au contraire, la négation du génocide arménien peut, elle, se placer sous la protection de la même liberté d’expression, parce que la lutte contre les arméniens, pour ainsi dire, ne porte pas atteinte à la démocratie et à la liberté d’expression.

Quant à l’égalité devant la loi, si le cas du génocide juif est à part, c’est parce que derrière l’atteinte portée aux juifs c’est la démocratie qui est visée. Contester l’existence de ce génocide c’est porter atteinte à la démocratie. L’inégalité entre génocide juif et génocide arménien ou autres se trouve ainsi justifiée : il est juste de traiter différemment des cas différents.

En fondant la constitutionnalité de la loi Gayssot sur la spécificité politique de la contestation du génocide juif, non seulement le Conseil exclut tous les autres génocides possibles du champ d’application de la loi actuelle, mais il leur interdit jusqu’à la possibilité du bénéfice d’une loi similaire. En effet, si des motifs qui, à la limite, permettent de porter atteinte à la liberté et à l’égalité, ne sont valables que pour les faits commis durant la seconde guerre mondiale, une loi Gayssot portant sur le génocide arménien ou autres ne sera pas constitutionnelle. A cet égard, cette décision s’inscrit dans la continuité de la précédente décision du 28 février 2012 qui avait déclarée inconstitutionnelle la loi visant à réprimer la négation des génocides reconnus par la loi. Et, allons plus loin encore, on peut se demander si une loi qui abrogerait la loi Gayssot serait encore considérée comme constitutionnelle, si elle était déférée au Conseil.

Damien VIGUIER Avocat aux barreaux de l'Ain et de Genève - Docteur en droit www.avocats-viguier.com
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