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La théorie du "droit pénal de l’ennemi". Par Ahlem Hannachi, Docteur en droit.
Parution : samedi 2 juillet 2016
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La théorie du « droit pénal de l’ennemi » a été conçue par Günther Jakobs, professeur émérite allemand de droit pénal et de philosophie du droit.
Il s’agit d’une régulation qui se fond sur l’anticipation du pouvoir répressif de l’État, la dangerosité du criminel et l’atténuation /suppression des droits et des garanties accordés aux individus. Il constitue ainsi une régulation pénale d’exception.

Selon l’auteur, l’ennemi est toute personne qui persiste à commettre des délits contre l’État ou qui met en danger l’existence même de l’État de droit. Il s’agit de mettre en place deux droits distincts dans l’application du droit pénal : le premier est destiné au citoyen, dont l’application de la norme positive est garantie, respectant tous les droits de l’homme qui en découlent. Le second, inhérent à l’ennemi, dont l’application des droits de l’homme et des garanties procédurales sont relativisés/ supprimés, et sont destinés, à l’élimination du danger que représente l’ennemi.

Introduction

"Das Feindstrafrecht betrachtet sein Subjekt als Sphinx : halb Mensch, halb Tier. [1]

Face aux nouveaux conflits sociaux émergeant de la société du risque, le droit pénal s’est transformé afin de répondre aux nouvelles exigences de l’humanité. Avec l’augmentation progressive du taux de criminalité ainsi que l’accroissement du pouvoir de certains secteurs criminels- principalement terroristes -, l’État essaye de trouver de nouveaux moyens pour adapter la législation pénale à ce nouveau palier de menaces subies. Dans cette tentative de recherche d’élimination de l’ennemi, l’État use de règles pénales exceptionnelles, dirigées, contre certaines personnes de la société. Depuis, l’élaboration de nouvelles normes pénales se justifient de plus en plus, et légitiment ces réponses pénales détachées des postulats fondamentaux de l’ordre juridique lui-même.

De ce fait, à travers une « légalisation » permanente d’un nouveau droit d’exception, l’État entend accomplir des actions qui ne seraient pas soumis au fondement de la dignité humaine, de l’État de droit, des garanties de l’ordre légal et procédural, ainsi qu’aux nombreux autres principes prévues par le droit tant national qu’international. Nous aboutissons, ainsi à un nouveau modèle de l’ordre pénal qui reçoit le nom de « droit pénal de l’ennemi », une théorie développée par Günther Jakobs qui depuis lors, son acceptation a considérablement augmenté, de sorte que son influence est chaque fois perceptible davantage dans les législations du monde entier.

Si les hommes ont convenus de se réunir en société et de vivre en communauté pour ainsi instituer un État poussés par le désir d’abandonner l’état de nature dans lequel prospère la guerre [2] et de permettre une vie plus stable et harmonieuse, et une paix durable, ils renoncent à une partie de leurs droits pour ainsi, se soumettre à la volonté de l’État.
Mais, face à certains hommes qui ne supportent pas de vivre sous la régence de l’entité étatique, l’État applique un traitement différencié à celui qui oserait porter atteinte de manière grave et réitérée aux principes fondamentaux de la société, en se comportant en ennemi de l’État de droit. Les philosophes des Lumières, ont déjà entrevus une action différenciée contre l’ennemi qui s’insurge gravement contre la paix sociale, bien qu’ils n’ont jamais fait usage de l’expression du « droit pénal de l’ennemi ».
Rousseau, dans son célèbre ouvrage « Le Contrat Social », affirme que l’individu qui déclare la guerre à l’État devient un traître de la patrie, et cesse par conséquent d’être un membre de l’État, une fois qu’il a rompu le contrat social [3].

Fichte, entend aussi que celui qui abandonne le contrat citoyen dans sa totalité où comptabilise avec prudence certains termes du contrat, de manière volontaire ou par imprévision, perd tous ses droits comme citoyen et comme un être humain, et acquiert un état d’absence complète de droits [4].
Pour Hobbes, l’homme qui rompt avec l’État déchoit dans un état de nature, condition de l’homme qui vit dans un état de guerre, où il n’existe aucun État ni loi, en ajoutant que celui qui ne se soumet pas à la loi n’est pas un citoyen, mais un ennemi [5].
Quant à Kant, il fait valoir que celui qui ne participe pas à la vie d’un Etat Communitario-légal, doit se retirer, ce qui signifie qu’il doit être expulsé (ou détenu à travers une mesure de sécurité).
Dans tous les cas, l’homme qui rompt le contrat social, n’est pas traité comme une personne, mais comme un ennemi [6].

L’Église, à son tour, sous l’égide du Saint Office, a perpétré un véritable massacre contre des millions de personnes de différentes classes sociales entre le XIIème et XVIIIème siècles, motivée par le fait que ces individus affichaient des formes de connaissances ou des comportements différents des standards étatiques orientés par la sainte Église Catholique.
Le régime totalitaire nazi a donné également naissance à un droit exceptionnel, applicable à une partie jugée distincte du peuple allemand. La dogmatique allemande a choisit un certain groupe qu’elle a qualifiée comme l’« ennemi », tout particulièrement les juifs, leur retirant tout fondement de légitimité citoyenne, pour procéder à un véritable holocauste contre ses personnes jugés des adversaires-ennemis.
De ce fait, l’expression « droit pénal de l’ennemi », conçue par Günther Jakobs [7], a été utilisé pour la première fois en 1985.

Cependant, l’auteur est parvenu à la développer comme une théorie depuis les années 90, gagnant depuis chaque jour plus de force. Günther Jakobs, a conçu deux manières différentes pour l’application du droit pénal.
La première étant destinée au citoyen, auquel est garantit l’application de la norme positive, respectant tous les droits fondamentaux qui en découlent.
La seconde, est inhérente à l’ennemi, coupé de tout droit de l’homme jusqu’à l’élimination du danger qu’il constitue.
Ainsi, pour Günther Jakobs l’ennemi serait toute personne qui persiste à commettre des crimes contre l’entité étatique ou qui met en danger l’existence même de l’État. Subséquemment, “face à l’ennemi il n’y a que l’usage de la contrainte physique, jusqu’à la guerre qui soit légitime [8]”.

Toutefois, la conception parachevée de la théorie du « droit pénal de l’ennemi » s’est opérée en trois phases distinctes.
D’abord, une première phase en 1985, ou fut présenté le « droit pénal de l’ennemi » à l’occasion d’une conférence donnée au séminaire de droit pénal à Francfort. Bien que Günther Jakobs a adopté une position de désapprobation à l’endroit de cette nouvelle dogmatique, critiquant plutôt l’endurcissement des lois qui ont été produit au cours de ces dernières décennies en Allemagne.
Ensuite, la deuxième phase en 1999, qui se présente comme une progression significative dans l’acceptation de cette théorie, et l’auteur s’est déplacé pour défendre la nécessité de sa légitimation partielle comme un moyen de contention de l’amplification du « droit pénal de l’ennemi » lui- même dans sa conception intégrale.
Ce fut la nouvelle position affirmée par Günther Jakobs dans une conférence donnée à Berlin au sommet du troisième Millénaire.
Enfin, la troisième phase en 2003, surtout depuis l’incident terroriste orchestré par Oussama Ben Laden, déclenchant aux États-Unis le 11 septembre 2003, l’auteur passe à la défense du « droit pénal de l’ennemi » dans son intégralité. Mais, c’est en mars 2005 dans un congrès plutôt élargi sur le thème en Allemagne, que Günther Jakobs est réapparu, réaffirmant le « droit pénal de l’ennemi » avec des postures radicales, défendus jusqu’aujourd’hui.

Ainsi, dans un premier temps, il s’agira d’analyser les fondements sur lesquels s’est appuyé Günther Jakobs dans la construction de la théorie du « droit pénal de l’ennemi », pour opposer l’ennemi au citoyen (I). En revanche, dans un deuxième temps, nous traiterons la distinction entre ennemi et citoyen (II).

I. L’ennemi par opposition le citoyen.

Partant des fondements théoriques du « droit pénal de l’ennemi », nous analyserons d’abord le traitement pénal du citoyen à travers le « droit pénal du citoyen » (A), afin, d’évaluer la théorie même du « droit pénal de l’ennemi » à travers le traitement pénal différencié de l’ennemi. (B)

A. Le traitement pénal du citoyen.

Dans tout État de droit, le statut de citoyen et le principe d’égalité de traitement exige que la République soit formée par l’union indissoluble des citoyens qui constituent un État de droit. Ce pilier de la structure étatique démocratique, est un principe fondamental qui réunit les principes de l’État de droit et de l’État Démocratique, non comme une réunion formelle de ses éléments respectifs, étant donné qu’il révèle un concept nouveau qui les surmonte, mais comme une transformation providentielle du statut quo des garanties procédurales d’une société pluraliste, libre, juste et solidaire [9].

Bien avant, l’État de droit tient ses fondements dans la conception doctrinaire d’une Constitution matérielle, laquelle est définie par comme l’ensemble des normes pertinentes pour l’organisation du pouvoir, l’attribution des compétences, l’exercice de l’autorité, la forme du gouvernement, les droits de la personne humaine, tant individuels que sociaux. Tout ce qui constitue, enfin, un contenu fondamental, se référant à la composition et au fonctionnement de l’ordre politique exprimant l’aspect matériel de la Constitution [10].

En effet, ce corpus a comme portée de stipuler le fonctionnement de l’ordre politique sous-tendant l’État qui, par conséquent, doit observer et respecter la dignité humaine, avant de l’élire comme un des prédicats fondamentaux dans l’orbite juridique d’un état qui se dit démocratique et de droit. Il convient ainsi, que l’État de droit n’envisage pas l’existence de certains individus qui ne sont pas protégés par des droits et des garanties fondamentales, sous peine de maculer le principe indéfectible de l’égalité. C’est à partir de ces présupposés que le socle fondamental de l’ordre juridique d’un État de droit s’est constitué, lequel, inexorablement, se trouve fondé sur la dignité humaine.

De la sorte, commettre un acte illicite, suppose l’application d’une peine au citoyen infracteur, un fait qui reste à prouver dans la commission matérielle de cet acte considéré comme criminel par le droit pénal de cet État de droit. La peine, cependant, doit être prévue par la loi et ne doit pas être appliquée qu’après un examen rigoureux, pour assurer le contradictoire, le procès équitable et l’observance d’une procédure pénale régulière.
A cet égard, la dignité humaine, apparaît non seulement dans presque tous les textes constitutionnels occidentaux, mais aussi dans les règlements supranationaux, le préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen [11], la Convention Américaine des Droits de l’Homme, et le Pacte de San José de la Costa Rica [12].

C’est ainsi, que le droit pénal s’est établi dans un État qui est démocratique et de droit, dont la dignité humaine est le repère d’ancrage et en même temps le point de départ de toute sa circonférence juridique. Toutes les personnes, sans distinction, sont couvertes par cet ordre juridique, y compris celles qui, commettent la violation des règlements sociaux, même de manière grave et/ou par rébellion contre d’autres personnes ou contre l’entité étatique elle-même et son existence.
Subséquemment, le droit pénal orienté vers le citoyen intégrant cet État définit les crimes commis et les assorties de peines légales et proportionnelles. Ces délits sont bien matériels, même s’ils sont éventuels et non graves, et disproportionnels par rapport aux relations sociales dans lesquelles l’infracteur est engagé.

Toutefois, il existe une présomption du citoyen qui commet un crime, qui offre ce que Günther Jakobs appelle une « sécurité cognitive minimale » [13], laquelle signifie que l’agent se soumet à l’ordre juridique, afin de rétablir sa place politico-sociale à travers son acceptation de la peine. Si bien que ces individus continuent d’être considérés comme des « personnes », et qui selon la définition de Luhmann et de Günther Jakobs assument un rôle. Une personne est le masque, c’est-à-dire, qu’elle n’est précisément que l’expression de la subjectivité de son porteur. A contrario, elle est la représentation de ce que Günther Jakobs appelle compétence socialement compréhensible. C’est ainsi, que le statut de personne est maintenu, et par conséquent, celui du citoyen. La personne continue à être un sujet capable de bénéficier de droits et de toutes les garanties légales, en raison du maintien de sa position dans le contexte social [14].

Il faut noter, cependant que le droit pénal inhérent au citoyen, tient comme caractéristique remarquable le fait qu’une fois la règle légale est attaqué, l’État offre au délinquant une nouvelle chance de réparer la validité de cette norme violée. Et cela est dû au fait que le délinquant se soumet à la réprobation découlant de ce même règlement, et pouvant ainsi demeurer en société et d’être protégé lui-même des abus de l’État et de la vengeance de l’ordre privé. De ce fait, l’État ne perçoit pas l’infracteur comme un ennemi qui doit être détruit à tout prix et mérite des peines disproportionnées, mais, tout simplement, comme quelqu’un qui viole de manière accidentelle l’ordre juridico-social.

Par conséquent, nous assistons à l’observance d’un ordre pénal calqué sur une conception humanitaire du droit ; un droit qui préserve le citoyen et sa dignité humaine intangible ; un droit qui favorise une relation libre, égalitaire, réciproque et d’échange. Une telle relation, est basée non seulement sur la dignité, mais également sur l’auto-détermination de l’être humain. Sur cette piste de réflexion, même ayant commis un acte criminel, le délinquant ne sera pas exécré au sein de la société à travers des peines indéterminées, disproportionnelles et exceptionnelles. Au contraire, l’ordre juridique réserve à l’infracteur/citoyen l’application d’une peine raisonnable, proportionnelle, compatible avec la primauté de la dignité humaine.

B. Le traitement pénal de l’ennemi.

A la lumière de la théorie de Günther Jakobs, la figure de l’ennemi s’est articulée autour de l’individu qui récidive de manière dramatique ou constante dans la commission des crimes, ou celui qui est disposé à commettre des crimes qui portent atteinte à l’État et à son existence même. Ainsi, pour l’auteur, celui qui choisit délibérément par principe de se conduire de manière déviante, n’offrant aucune garantie d’un comportement personnel conforme à la loi, ne peut pas être traité comme un citoyen, mais doit être combattu comme un ennemi [15].

Selon cette théorie, à titre d’exemples les ennemis seraient les organisations des crimes organisés ; les auteurs des crimes sexuels ; les criminels économiques et, plus particulièrement les terroristes. A cet égard Sánchez affirme à propos du concept de l’ennemi, à l’appui à la théorie de Günther Jakobs, que l’ennemi est un individu qui, à travers son comportement, son occupation professionnelle ou, principalement, à cause de son association à une organisation criminelle a abandonné le droit de manière vraisemblablement durable et non seulement de manière incidente. Dans tous les cas, l’ennemi est celui qui ne garantit aucune sécurité cognitive minimale de son comportement personnel et manifeste ce déficit par sa conduite [16].

Mais, si la caractéristique principale de l’« ennemi » est l’abandon durable du droit et l’absence de sécurité cognitive minimale de sa conduite, il serait alors inadmissible que le mode d’affront se fasse à travers l’utilisation de moyens de garantie cognitive dépourvue de peines. Ainsi, l’ennemi devient un danger immédiat qui doit être combattu. Par conséquent, il est entendu aussi qu’il y a une légitimité urgente à sauvegarder l’État de droit, par l’utilisation de toute sa structure, voire même l’anticipation de la perpétration des actes criminels prévus par l’ennemi, en raison de la dangerosité manifestement criminelle.

De ce fait, et conformément à ce qu’affirme Günther Jakobs le criminel ne doit pas être seulement considéré comme potentiellement dangereux pour les biens juridiques, mais aussi, à travers les actes préparatoires qu’il peut cogiter dans sa sphère privée, sphère libre en principe de tout contrôle de l’État ; et ainsi lui retirer de son statut du citoyen toute limite, anticipant les sanctions. La dangerosité de l’agent devient, ensuite, une caractéristique essentielle de l’ennemi, le distinguant de la figure du citoyen, qui, en dépit de sa commission du délit, il ne met pas en danger la survie de l’ordre juridique, et bénéficie donc de toutes les garanties procédurales [17] .

Dans ce contexte, l’ennemi sera puni pour sa dangerosité, et non pour sa culpabilité. La peine, de cette manière, peut gagner les actes préparatoires, repérant les faits criminels futurs, en vue de les éviter. De la sorte, le focus préciput de l’ordre cesse d’être le dommage commis, mais le fait criminel futur. C’est ce champ qu’occupe essentiellement le « droit pénal de l’ennemi ». L’ennemi cesse d’être un sujet de la procédure pénale, et ne peut plus compter sur les garanties pénales. Parce que si l’individu se transforme en un ennemi, il ne mérite pas le même traitement dispensé à quelqu’un qui commet un délit de droit commun aux yeux de l’ordre juridique.

De cette façon, l’ennemi représente une menace de l’ordre politico-étatique et de l’ordre juridique lui-même, par opposition au criminel « conventionnel », dont le crime atteindrait, le maximum de groupes et de personnes, et à ces derniers sont assignés des réflexes directs de leurs motivations maléfiques.
A partir de ces postulats, les actions de l’État prennent leur ancrage non pas dans les procédures légales, lesquelles sont sédimentées par la dignité humaine et dotées de droits et de garanties, comme ceux touchant le délinquant de droit commun. La voie choisie pour l’application de la réprobation de l’ennemi devient, en vérité, une véritable procédure de guerre [18], prévalant l’entendement que le contraire pourrait mettre en danger la propre structure de l’État.

II. La distinction entre ennemi et citoyen.

Günther Jakobs dégage les fondements qui séparent le droit pénal en deux modèles : le « droit pénal du citoyen », adressé aux « personnes », régi par le principe classique de la culpabilité ; et le « droit pénal de l’ennemi », destiné aux « ennemis » et fondé sur la notion de dangerosité, justifiant ainsi la perte du statut de « personne » pour devenir un « ennemi », puni à travers une peine anticipée (A), et dont la dangerosité criminelle justifie la relativisation jusqu’à la suppression de ses droits et garanties (B).

A. L’anticipation de la peine.

Selon la plupart des ordres juridiques dans le monde, le délinquant qui commet un acte illicite est protégé par de nombreuses garanties procédurales dictées par l’ordre juridique lui-même, y compris, le droit à un procès équitable. Ainsi, si le délinquant est déclaré coupable pour l’acte commis, ceci entraîne l’application d’une peine. Il faut souligner qu’en termes d’impératif la peine appliquée devra être proportionnelle, et observer indéniablement le principe de la dignité humaine.
Suivant la théorie du « droit pénal de l’ennemi », à l’ennemi, est infligée une procédure pénale différenciée, assortie par l’imposition d’une sanction qualifiée de mesures de sécurité, un châtiment qui n’est pas ancré de toute évidence dans le jus puniendi.

Au regard du « droit pénal de l’ennemi », attendu que le délinquant a renoncé à son statut de citoyen et, par conséquence, aussi à sa condition de personne, il cesse d’être considéré comme un sujet de la procédure pénale, puisqu’il n’offre plus aucune sécurité qu’il ne commettra pas des crimes dans l’avenir. Par conséquent, pour ne pas le laisser porter atteinte à la l’État de droit et à la société, et le dissuader, une véritable procédure de guerre est préconisée dont le but est l’élimination de l’ennemi.

Dans ce scénario, Günther Jakobs ajoute qu’au-delà du précepte que personne n’a le droit de tuer, il doit exister aussi la certitude qu’avec un haut degré de présomption qu’il ne tuera pas. Or, ce n’est pas seulement la norme qui prétend avoir un fondement cognitif, mais la personne aussi. Celui qui souhaite être traité comme une personne doit offrir en échange une certaine garantie cognitive qu’il va se comporter comme une personne. Sans cette garantie, ou lorsqu’elle est nié expressément, le droit pénal cesse d’être une réaction de la société devant la conduite criminelle d’un de ses membres, devient une réaction punitive contre un adversaire [19].

Ainsi, le droit pénal appliqué à l’ennemi s’oppose dans ces principes juridiques déterminants aux conséquences de l’infraction commise par le citoyen. Prévoir au préalable la sanction, c’est pour ainsi dire appliquer des peines anticipées, extrêmement disproportionnées, relativisées et sans considération des garanties légales et procédurales. Ces caractéristiques de l’anticipation du droit de punir préconisé par la théorie du droit pénal de l’ennemi, sont appelées par la doctrine allemande criminalisation de l’état préalable [vorfeldkriminalisierung] [20].

Dans cette optique, pour sauvegarder les spécificités existantes dans la législation de chaque pays, le droit pénal doit agir strictement contre tout fait illicite défini comme un crime. En règle générale, un tel délit doit être conçu seulement après la fin de l’iter criminis, devenant, par conséquent, un fait typique, anti-juridique, et coupable, passible de sanction. Cependant, pour Günther Jakobs, l’anticipation de la sanction mise en place par le « droit pénal de l’ennemi » n’est qu’un aboutissement nécessaire, étant donné que le délinquant ne viole pas seulement la garantie de la validité de la norme générale et abstraite, mais menace l’autorité de l’État. C’est ainsi, qu’il devient légitime que l’État agit afin de punir le délinquant avant même qu’il ne commet même les simples actes préparatoires d’un crime éventuel [21].

Il ne s’agit pas seulement du préjudice consommé ou de la tentative contre un bien juridique protégé par la norme d’un criminel désigné en tant que tel, mais principalement d’une menace de danger qu’il est capable de perpétrer, puisque, selon le « droit pénal de l’ennemi », la simple menace tient à la propension d’entraver le plein exercice du bien juridique. Conformément à la théorie, il n’est pas acceptable que l’État et le citoyen cohabitent indistinctement avec l’existence d’une potentialité menaçante de dommages portée aux biens juridiques, telle que la vie. L’aspect tangible du dommage devient ainsi, indifférent au contexte légal, étant donné que la sanction du délinquant a lieu en raison de sa dangerosité et non de sa culpabilité.

Comme l’affirme Günther Jakobs, la situation devient antinomique puisque l’effet assuré est la référence aux actes futurs, qui ne dépendent pas de la culpabilité. Il ne s’agit pas d’actes commis dans le passé, mais des actes futurs et de la dangerosité stricte de l’individu. Les peines appliquées, à leur tour – appelé dans le « droit pénal de l’ennemi », des « mesures de sécurité »-, sont paroxystiques et disproportionnées. Ce qui aboutit, souvent, à atteindre des punitions non prévues dans la législation des États de droit [22]. Cela est dû au fait que les mesures de sécurité appliquées, appelées aussi par Günther Jakobs « détention de sécurité » [23], n’ont aucun lien avec le délit. Ils soutiennent uniquement la dangerosité de l’agent, sans aucune considération pour les circonstances subjectives ou objectives qui peuvent, classiquement, imprégner le fait criminel.

Le troisième et dernier aspect résolument en rapport avec le « droit pénal du citoyen », concerne les garanties légales. Les citoyens bénéficient de diverses garanties qui limitent l’action punitive de l’État sur l’individu, mais, le délinquant considéré comme un ennemi, se voit ses droits relativisés et même supprimés, négligeant délibérément les normes qui représentent les véritables piliers de l’État de droit. À cet égard, Sánchez affirme que dans ces domaines où la conduite criminelle déstabilise non seulement une norme concrète, mais tout le droit en tant que tel. Nous pouvons ainsi observer l’augmentation des peines de prison avec la relativisation des garanties substantives et procédurales [24]

Ainsi, en traitant l’ennemi, sans grandes excuses l’État pense légitimer avec raison l’oubli des droits et des garanties assurés aux personnes, même ceux qui sont sculptés en normes d’une importance structurelle. Somme toute, de manière objective, telle une gouttière, pour inscrire les plus importants points où nous pouvons observer un antagonisme entre le « droit pénal de l’ennemi » et le « droit pénal du citoyen ». Tout d’abord, le « droit pénal de l’ennemi » ne comprend pas la validité de la norme pénale, mais vise l’éradication d’un danger.

Ensuite, il ne se réalise pas seulement à travers la rétrospection, mais surtout par la prospection, car l’ennemi réprimandé ne l’est pas seulement par l’acte criminel commis, mais par ce qui pourrait être commis. Subséquemment, l’ennemi n’est pas considéré comme un sujet de droits, puisqu’il renonce à son statut de citoyen, et par conséquent toute les garanties procédurales qui lui sont appliquées sont relativisées et même supprimées. Enfin, l’ennemi est puni pour sa dangerosité, avec une indifférence totale à sa culpabilité.

B. La dangerosité du criminel, de la relativisation jusqu’à la suppression de ces droits et garanties.

Le « droit pénal de l’ennemi » est un règlement basé sur l’anticipation de la préhension punitive de l’État, à travers la dangerosité du délinquant et l’atténuation/suppression des droits et des garanties accordées aux individus. Ainsi, il constitue un règlement d’exception et de développement en marge d’une législation basée sur la dignité humaine. Pour cette théorie, c’est à travers la dangerosité du délinquant, que l’État légitime le non respect de sa condition humaine pour le déposséder de sa personnalité et, par conséquent, de tous ses droits en tant que personne. Mais, si le droit peut seulement résulter de l’ordre constitutionnel et démocratique de l’État, l’inférence qui peut se faire est que si le « droit pénal du citoyen » devient un simple pléonasme.

A cet égard, les bases de ce modèle idéalisé par Günther Jakobs, ne peuvent maintenir sa légitimité. Le « droit pénal de l’ennemi » n’est rien d’autre finalement qu’une nouvelle figure du « droit pénal de l’auteur », puisqu’il vise à punir le délinquant non pas à travers une infraction consommée, mais pour ce qu’il est, demeurant ainsi, indifférent à sa culpabilité. L’exemple le plus notoire, et en même temps le plus tragique, de ce type de système, est la doctrine nazie, qui est un droit exceptionnel antisémite qui a légitimé toutes les volontés du Reich Allemand, rendant tous les massacres perpétrés contre ceux qui ont été désignés comme des ennemis « légaux ».

C’est de ce fait, qu’Eichmann, lors de son procès à Jérusalem, a déclaré que ses actes étaient strictement légaux. Attendu que les ordres immoraux d’Hitler avaient force de loi pendant le troisième Reich, Eichmann affirme qu’il avait été un observateur indéfectible des lois allemandes. Ainsi, force est de conclure que seules certaines déterminations « légalement » établies sont réalisées. De cette façon, accepter l’idée d’atténuer la valeur du respect de la dignité humaine et de la vie elle-même, comme le propose Günther Jakobs, consiste à accepter la même thèse soutenant l’holocauste.

Dans cette optique, l’argument que la dangerosité du délinquant permet la suppression de ses droits et garanties afin de les éliminer, ressemble aussi à la doctrine du darwinisme social, car elle est basée sur l’idée que la société doit simplement exécrer les membres qui portent des caractéristiques ou des comportements inhabituels.

De facto, le « droit pénal de l’ennemi » donne la [légitimité] aux législations démocratiques d’autoriser la pratique de toute action, aussi cruelle et inconstitutionnelle qu’elle puisse être. Il suffit que l’infracteur soit désigné comme un ennemi. Le délinquant étiqueté ainsi comme un ennemi, il devient un véritable risque pour l’État et ses institutions. Même si rien ne se produit, l’adoption de mesures drastiques, devient impérative comme pour répondre aux nécessités intrinsèques à un danger futur.

Au final, l’histoire a démontré que l’autoritarisme de L’État et l’intolérance conduisent à des excès et finissent par attaquer le caractère raisonnable et la proportionnalité, entraînant la mort de l’État de droit. Nous ne pouvons pas oublier, cependant, que l’appareil étatique doit intervenir fermement en vue d’éviter l’atteinte des biens juridiques individuels, comme la vie, la liberté, le patrimoine, l’information, l’environnement, etc., et collectifs comme la sécurité nationale, la paix sociale, la sécurité routière, etc.

Ainsi, pour conclure, nous pouvons affirmer que l’État guidé par le « droit pénal de l’ennemi » est en vérité un faux État de droit. Le « droit pénal de l’ennemi » en banalisant la condition humaine, n’est qu’une tentative sordide de légitimation du mal, ne représentant rien d’autre qu’un prétexte de l’État, face à son inefficience et inefficacité.

Ahlem Hannachi PhD in international criminal law and criminal policy (Panthéon-Sorbonne University-Paris 1) The master Philosophy Ethics fundamentally (Panthéon-Sorbonne University-Paris 1) Trainee lawyer (Law Office E.Z. Sadeg) - Paris (France) Private Consultant / Auditor\\\'s Quality -Paris (France -Egypt)

[1L’expression est de PRANTL (Heribert) : « le droit pénal de l’ennemi considère l’homme comme un sphinx, semi-humain, semi-animal ». in. De Terrorist Als Gesetzgeber Wie Man Mit Angst Politik Macht, éd. Droemer Knaur Verlag, München. 2008. In HANNACHI (Ahlem), Le dédoublement du droit pénal, « Le droit pénal du citoyen et le droit pénal de l’ennemi ». Contribution à une approche critique de la doctrine de Günther Jakobs., Thèse de doctorat en Droit pénal & Politique criminelle. Université Panthéon-Sorbonne. Paris1. Décembre 2014. (Dir. Christine Lazerges). , p. 13.

[2HOBBES (Thomas), Léviathan (Chapitre XIV- Lois naturelles, et des Contrats),. Trad. M. Philippe Foliot, 2002., p. 111-122. Disponible sur le site : http://perso.wanadoo.fr/philotra/. (Consulté le 10 janvier 2015).

[3ROUSSEAU (Jean-Jacques), Le Contrat Social (livre II, chapitre V)., éd. Vrin, 256 pages. 2012., p. 52.

[4JAKOBS (Günther) ; MELIÁ (Manuel Cancio), Direito Penal do Inimigo : Noções e Críticas. Porto Alegre. 2008., p. 25-26.

[5HOBBES (Thomas), Léviathan (Chapitre XIV- Lois naturelles, et des Contrats),. Trad. M. Philippe Foliot, 2002., p. 111-122. Disponible sur le site : http://perso.wanadoo.fr/philotra/. (Consulté le 10 janvier 2015). p. 78.

[6JAKOBS (Günther), Op cit., p. 49/50

[7Professeur émérite de droit pénal et de philosophie du droit de l’Université de Bonn en Allemagne.

[8JAKOBS (Günther.),. Op cit., p. 30.

[9JÚNIOR (Dirley da Cunha), Curso de Direito Constitucional, éd. Podivm. 2009.

[10BONAVIDES (Paulo), Curso de Direito Constitucional. 9e éd. voir. San Paulo., éd. Malheiros, 2000, p. 63.

[11Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen Assemblée des Nations Unis, 1948. http://www.un.org/fr/documents/udhr/

[12Convention américaine relative aux droits de l’homme (Adoptée à San José, Costa Rica, le 22 novembre 1969, à la Conférence spécialisée interaméricaine sur les Droits de l’Homme).

[13JAKOBS (Günther), CANCIO MELIÁ (Manuel Cancio), Direito Penal do Inimigo – Noções e Críticas. 2ème éd. Trad. CALLEGARI (André Luís) et GIACOMOLLI (Nereu José). Porto Alegre., éd. Livraria do Advogado, 2007.

[14JAKOBS (Gunther), Sociedade, Norma e Pessoa. Teoria de um Direito Funcional, San Paulo., éd. Manole, Collection Etudes de Droit Pénal, v. 6, Trad. Maurício Ribeiro Lopes, 2003, p. 30. JAKOBS (Günther), Sociedad, norma y persona en una teoría de un derecho penal funcional. Bases para una teoría funcional del Derecho penal. 2000. Trad. CANCIO MELIÁ (Manuel) SÁNCHEZ (Bernardo Feijóo) ; RAMOS (Enrique Peñaranda) ; SANCINETTI (Marcelo A) : SUÁREZ GONZÁLEZ (Carlos J.). Presentación CARO CORIA (Dino Carlos). Lima., éd. Palestra Editores. 2000.

[15JAKOBS (Günther). Op. cit, p. 49-50.

[16ROCHA (Luiz Otávio de Oliveir), A Expansão do Direito Penal : aspectos da política criminal nas sociedades Pós-industriais, Sao Paulo., éd. Revista dos Tribunais, V. 11. 2002.

[17JAKOBS (Günther), Fundamentos do Direito Penal. São Paulo., éd. Revista dos Tribunais, Trad. André Luís Callegari, 2003, p. 111.

[18JAKOBS (Gûnther). Op. Cit, p. 41.

[19JAKOBS (Günther), Ciência do Direito e Ciência do Direito Penal. São Paulo : Manole. Coleção Estudos do Direito Penal, v. 1, Trad. Maurício Antônio Ribeiro Lopes, 2003, p. 55.

[20CAVALCANTE (Eduardo Medeiros), Crime e Sociedade Complexa., éd. Campinas : LZN, 2005, p. 187.

[21Ibid., p. 61.

[22JAKOBS (Günther). Op. Cit, p.49.

[23Ibid., p. 55.

[24SÁNCHES (Jesus-Maria Silva), Eficiência e Direito Penal. San Paulo., éd. Manole, Collection (Etudes du Droit Pénal). V. 11, Trad. Maurício Antônio Ribeiro Lopes, 2004.

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