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Les fumeurs et l’entreprise, par Dan GRIGUER, Avocat
Parution : mardi 30 janvier 2007
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Les salariés fumeurs se souviendront pendant de longues années de la date du 16 novembre 2006 qui voyait la parution au « Journal officiel » du décret interdisant de fumer dans les lieux publics à compter du 1er février 2007.
En effet, à compter de cette date, les entreprises seront donc obligées d’interdire totalement à leurs salariés de fumer sur leur lieu de travail.
Pourtant, bon nombre d’entre eux semblent ignorer que cette interdiction existait déjà.
Article vérifié par son auteur en septembre 2023.

Selon l’article R. 3511-1 du Code de la santé publique, il est interdit de fumer dans les locaux clos et couverts affectés à l’ensemble des salariés, tels que les locaux d’accueil et de réception, les locaux affectés à la restauration collective, les salles de réunion et de formation ou les salles de repos.

Concrètement, le décret du 15 novembre 2006 ne fait que rappeler les obligations des employeurs en matière de lutte anti-tabac en fixant des règles, certes plus strictes qu’auparavant, mais de même nature.

Toutefois, la question étant plus d’actualité que jamais, nous pouvons nous interroger sur l’avenir des fumeurs dans l’entreprise. Car s’il est possible de mettre en place un local fumeur (« équipé d’un dispositif d’extraction d’air par ventilation mécanique permettant un renouvellement d’air minimal de dix fois le volume de l’emplacement par heure » et « indépendant du système de ventilation ou de climatisation d’air du bâtiment » équipé «  de fermetures automatiques sans possibilité d’ouverture non intentionnelle  », sans « constituer un lieu de passage » et présentant «  une superficie au plus égale à 20 % de la superficie totale de l’établissement » sans toutefois pouvoir « dépasser 35 mètres carrés »), la majorité des entreprises interdiront simplement à leurs salariés de fumer contraignant alors ces derniers à « sortir » de l’entreprise pour fumer la sacro-sainte cigarette.

Deux questions se posent alors : les « pauses cigarettes » seront-elles assimilées à du temps de travail ou seront-elles décomptées sur l’horaire journalier ? L’employeur peut-il interdire à un salarié de sortir de l’entreprise pour fumer sa cigarette ?

I/Pauses cigarettes et temps de travail effectif

Définitions

La pause

Une « pause » peut être définie comme un arrêt momentané du travail au sein d’une même séquence de travail.

Le temps de travail effectif

La définition légale du temps de travail effectif s’entend du temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. (C. trav., art. L. 212-4).

Articulations des deux notions

Il ressort dudit article que la reconnaissance du temps de travail effectif suppose la réunion de trois conditions :

-  que le salarié soit à la disposition de l’employeur,

-  qu’il se conforme à ses directives,

-  qu’il ne puisse vaquer librement à ses occupations personnelles.

Toutefois, il existe des moments où, bien qu’étant dans l’entreprise, le salarié recouvre sa liberté d’action et de mouvement.

Ce peut notamment être le cas pendant les pauses.

Dès lors, les temps de pause ne doivent pas être considérés comme un temps de travail effectif si durant celle-ci, le salarié retrouve une certaine maîtrise de l’utilisation de son temps.

Les notions de « pause » de « temps de travail effectif » se retrouvent alors dos à dos lorsque le salarié est en pause, dans l’entreprise.

En effet dans cette hypothèse, la logique voudrait que le salarié qui est présent physiquement au sein de l’entreprise, reste en permanence sous le « contrôle » de son employeur, travaillant ainsi pour ce dernier.

De ce fait, tout ce temps devrait alors être présumé comme étant consacré à son activité professionnelle ; la pause y compris.

Pourtant, la pratique pourrait se résumer ainsi :

Jusqu’à l’entrée en vigueur du décret, prendre une pause café ou cigarette pouvait être considéré comme une pause dont la durée était assimilée à du temps de travail, car le salarié restait à la disposition de son employeur.

Désormais, il est fort à parier que l’employeur considère que le salarié qui n’est plus à son poste en raison de sa pause « cigarette » vaque librement à ses occupations.

L’équation pourra donc être la suivante :

Café = temps de travail effectif

Cigarette = pause non comptabilisée dans le temps de travail effectif

Préoccupations des salariés fumeurs

Bien évidemment, la problématique du décompte (ou non) des pauses cigarettes sera différente selon la taille de l’entreprise et la localisation de ses bureaux.

En effet, le salarié d’une petite structure, dont le local est situé au rez-de-chaussée aura sans doute plus de facilité à sortir du bâtiment pour fumer sa cigarette que le salarié d’un grand groupe dont les locaux se situent au 36ème étage d’une tour.

De plus, dans les grandes structures, il existe souvent un système de badge permettant de comptabiliser les heures de présence physique dans l’entreprise, servant de base au décompte des heures de travail effectif.

Ainsi, les salariés de ce type de structures seront pénalisés par ce système qui déduira, de facto, leurs temps de « pause cigarette » de leur temps de travail.

Un calcul simple peut être fait : à raison de 10 minutes par pause (attraper l’ascenseur au bout du couloir, débadger, descendre les 36 étages, sortir de l’immeuble, emprunter le briquet à un compagnon d’infortune, allumer le précieux sésame, tirer énergiquement sur le bâtonnet de tabac, écraser dans le cendrier prévu à cet effet le mégot encore fumant, attraper de nouveau l’ascenseur, remonter les 36 étages en priant qu’il y parvienne directement, rebadger et rejoindre son bureau) multiplié par 10 cigarettes, équivaut à 1h 40 de travail effectif en moins par jour. Faites le calcul !

La préoccupation des salariés fumeurs est donc de savoir si le fait de prendre une « pause cigarette » en dehors de l’entreprise sera décompté sur leur temps de travail effectif, entraînant de ce fait une diminution de leur salaire.

Préoccupations des employeurs

L’employeur, quant à lui, risque d’analyser cette problématique au regard de la disponibilité de son salarié et de son efficacité.

Ici encore, le schéma est différent selon qu’il s’agisse d’une micro-entreprise, d’une PME ou d’un grand groupe, mais il est fort à parier que certains employeurs n’hésiteront pas à avertir, voire à licencier leurs salariés qui abuseraient, dans les circonstances précédemment évoquées, des « pauses cigarettes ».

L’adage : le temps c’est de l’argent  » prendra alors toute sa signification.

Début de solution

Une négociation pourrait être mise en œuvre entre les organisations représentatives des salariés et l’employeur afin de clarifier le régime de ces pauses.

D’ailleurs certains employeurs ont d’ores et déjà, en accord avec les délégués du personnel, fixé dans le règlement intérieur un nombre de « pause cigarette » non décompté sur le temps de travail effectif.

En l’absence d’accord ou d’usage mis en œuvre dans l’entreprise, le salarié reste donc contraint de sortir pour fumer ; cette pause pouvant alors être décomptée de son temps de travail effectif.

Passé le problème du décompte du temps de travail pour les « pauses cigarettes », un employeur serait-il en droit d’interdire à ses salariés de sortir de l’entreprise pour fumer une cigarette ?

II/ Interdiction de fumer et interdiction de sortir

S’il est interdit de fumer dans l’entreprise, il demeure permis de fumer en dehors de l’entreprise et plus précisément, à l’extérieur des locaux de cette dernière.

Cependant, l’employeur agacé par les pauses incessantes d’un salarié fumeur pourrait-il interdire à ce dernier de quitter son poste de travail sous peine d’un avertissement ou de considérer qu’il s’agit d’un abandon de poste ?

Définition

Abandon de poste

L’abandon de poste se définit comme une absence non justifiée du salarié pendant un ou plusieurs jours, ou par son départ précipité et non justifié durant son temps de travail.

Abandon de poste et jurisprudence

La jurisprudence considère que les retards et les absences non autorisés ou non justifiés par des motifs légitimes constituent des manquements que l’employeur est légitimement fondé à invoquer et à sanctionner :

-  de manière disciplinaire (avertissements, mises à pied...)

-  ou en licenciant le salarié.

Il convient néanmoins de préciser que l’abandon de poste est en général dû à une absence prolongée du salarié pendant plusieurs jours (que ce dernier ait quitté son poste pendant ses heures de travail ou après la fin de sa journée).

Pourtant, une courte absence semble pouvoir constituer un abandon de poste, notamment si ces absences sont répétées.

Bien évidemment, l’incidence de l’absence du salarié sur la bonne marche du service ou sur le bon déroulement du travail sera déterminante dans l’appréciation de la sanction ou du licenciement.

A ce titre, la Cour de cassation considère que « le fait d’avoir placé brusquement l’employeur devant une situation de nature à désorganiser le travail pouvait, au-delà de l’absence en soi, constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement » (Cass. soc., 3 juin 1998).

Ainsi, lorsque le comportement du salarié prend le caractère d’une insubordination délibérée, la faute peut présenter un caractère de gravité suffisant pour légitimer un licenciement sans préavis (Cass. soc., 20 nov. 1980)

Prérogatives de l’employeur

L’employeur qui constate que son salarié n’est pas à son poste de travail durant un certain temps peut donc sanctionner ce dernier.

Les sanctions doivent néanmoins être prises avec une très grande prudence, sans mauvaise foi et ne pas être constitutives d’une pratique de déstabilisation confinant au harcèlement moral.

C’est la raison pour laquelle il est conseillé aux employeurs de clarifier la situation, par le biais de notes de services ou d’une mention dans le règlement intérieur, spécifiant la marche à suivre pour les salariés fumeurs.

Risques pour le salarié

Les salariés ne doivent pas sous-estimer les risques de sanctions disciplinaires ou de licenciement en cas d’absences répétés et non autorisées constituées par les « pauses cigarettes » à répétitions.

En outre, il convient de rappeler que tout salarié qui ne respectera pas la législation et qui serait tenté de fumer au sein même de l’entreprise (outre un licenciement) s’expose à une amende de 68 euros.

Conclusion

La mise en place d’un local fumeur au sein de l’entreprise sera une manne véritablement rare tant le cahier des charges est contraignant.

L’avenir des fumeurs dans l’entreprise semble donc irrémédiablement compromis, mais ces derniers n’en demeurent pas moins des salariés (comme les autres ou presque) de l’entreprise.

La mise en application du décret va simplement changer considérablement leur quotidien, les contraignant à sortir pour assouvir leur envie ou leur besoin de cigarette.

A ce titre les « gros » fumeurs, risquent de souffrir plus que les autres au point, peut être, de devoir par nécessité désobéir aux ordres de leur employeurs et sortir fréquemment pour garantir à leur corps une dose suffisante de goudron et de nicotine.

Des conflits sont donc à prévoir.

Dès lors, les entreprises, qui le peuvent, seraient bien inspirées en favorisant les actions pour aider leurs salariés à arrêter de fumer.

Une dernière question se pose néanmoins.

En effet, l’article L.230-2 du Code du travail dispose que : « le chef d’établissement prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».

Ne doit-on pas alors considérer qu’il est du devoir de l’employeur de prendre des mesures de prévention (achat de patchs ou de gommes, mise en place d’une aide individualisée ...) pour éviter à ses salariés fumeurs de se retrouver en situation « de manque », au risque de perturber véritablement le fonctionnement de l’entreprise ?

Dan GRIGUER

Avocat au Barreau de Paris

www.avocat-griguer.com