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L’uberisation du marché du travail. Par Anne-Clothilde Verbreugh et Jordan Sarazin, Avocats.
Parution : vendredi 5 août 2016
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A l’heure de la controversée réforme « El-Khomri », les start-up 2.0 recourent de plus en plus aux travailleurs indépendants, en évitant le recrutement de salariés et ainsi l’application des règles de droit du travail et des charges sociales.

Est-il possible de recourir à un tel statut et quels sont les risques ?

Le choix du statut n’est pas sans incidence sur les conditions de travail de ces travailleurs indépendants qui se retrouvent dans une situation précaire par rapport à celle des salariés (absence de congés payés, absence de protection en cas de maladie ou d’accident, absence de garantie en cas de rupture du contrat…).

Se pose ainsi la question de la légitimité du recours à un tel statut et de la possibilité de s’affranchir des règles du droit social.

En effet, le juge n’est pas tenu par la qualification donnée par les parties à leur relation contractuelle.

Ainsi, l’existence d’une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à la convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle (Cass. soc. 7 juillet 2010, n° 08-45.538).

En conséquence, et même si le statut de travailleur indépendant est présumé dès lors que l’entreprise individuelle est régulièrement immatriculée ou déclarée, le juge peut considérer qu’en réalité, le travailleur indépendant est salarié de son donneur d’ordre, et procéder à la requalification de son contrat d’entreprise en contrat de travail.

Une telle requalification emporte de nombreuses conséquences qui peuvent coûter cher à l’entreprise donneuse d’ordre.

Récemment, l’URSSAF d’Ile-de-France a initié deux procédures à l’encontre d’Uber. Elle souhaite que les chauffeurs, engagés en qualité de travailleurs indépendants, se voient reconnaître le statut de salariés (www.lemonde.fr – 17 mai 2016) et ainsi pouvoir récupérer les cotisations sociales correspondantes.

Au-delà des incidences sociales (non négligeables) inhérentes à une telle requalification, ces sociétés 2.0 s’exposent également à des condamnations devant le Conseil de prud’hommes qui serait saisi par un travailleur indépendant sollicitant la requalification de son contrat.

Vous l’aurez compris, le recours massif à cette main d’œuvre « indépendante » n’est donc pas sans risque.

Il convient alors de s’interroger sur les conditions de la requalification en contrat de travail (I) puis, sur ses conséquences (II).

I – Les conditions de la requalification en contrat de travail.

Le contrat de travail est un contrat par lequel une personne s’engage à travailler pour le compte et sous la direction d’une autre personne, moyennant rémunération.

Pour pouvoir prétendre à la requalification de son contrat d’entreprise en contrat de travail, le travailleur indépendant doit démontrer l’existence d’un lien de subordination juridique avec son donneur d’ordre, élément caractéristique du contrat de travail (et qui le distingue du contrat d’entreprise).

Conformément à la jurisprudence, le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.

Autrement dit, le travailleur indépendant doit prouver que ses conditions de travail sont imposées par son donneur d’ordre qui dispose d’un pouvoir de direction et de contrôle et qu’en conséquence, il n’est pas véritablement libre dans l’exécution de son travail.

L’existence de ce lien de subordination est appréciée souverainement par le juge du fond qui peut se reporter aux stipulations du contrat mais aussi au comportement des parties et aux modalités d’exécution de la prestation de travail.

Le juge se prononce au regard d’un faisceau d’indices :
- Initiative même de la déclaration en travailleur indépendant (démarche non spontanée, a priori incompatible avec le travail indépendant) ;
- Existence d’une relation salariale antérieure avec le même employeur, pour des fonctions identiques ou proches ;
- Existence d’un donneur d’ordre unique ;
- Imposition d’horaires de travail ;
- Respect de consignes autres que celles strictement nécessaires aux exigences de sécurité sur le lieu d’exercice ;
- Rémunération au nombre d’heures ou en jours ;
- Absence ou limitation forte d’initiatives dans le déroulement du travail ;
- Intégration à une équipe de travail salariée / Travail au sein d’un service organisé ;
- Fourniture de matériels ou équipements par le donneur d’ordre …

(Rép. min. n° 7103 : JOAN Q, 6 août 2013, p. 8534)

Si l’existence d’un lien de subordination est constatée par le juge qui requalifie la relation contractuelle en contrat de travail, les droits afférents au statut de salarié sont alors applicables au travailleur indépendant.

II – Les conséquences de la requalification en contrat de travail.

La requalification de la relation en contrat de travail emporterait plusieurs conséquences, profitables au travailleur indépendant (devenu salarié) et très néfastes pour l’entreprise donneuse d’ordre.

Dans la mesure où le juge estimerait que la relation contractuelle entre les parties relèverait d’un contrat de travail, le travailleur indépendant pourrait profiter des règles légales (Code du travail) et conventionnelles applicables à tout salarié.

Ainsi, il pourrait revendiquer l’application des dispositions de la convention collective dont relèverait éventuellement son employeur et des avantages en découlant.

De manière générale, il pourrait notamment prétendre, au titre des 3 années précédant la requalification et pour l’avenir :

Cette liste n’est pas exhaustive et pourrait s’allonger en fonction de la situation du salarié et des avantages prévus par la convention collective.

Par ailleurs, et si le contrat entre le travailleur indépendant et son donneur d’ordre avait déjà pris fin, la requalification du contrat d’entreprise en contrat de travail permettrait au travailleur indépendant de contester la rupture, dans la mesure où les règles de droit du travail n’auraient pas été respectées.

A ce titre, il pourrait revendiquer le paiement de :

Il est ici rappelé que toute action portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par 2 ans.

L’entreprise donneuse d’ordre s’expose également à une condamnation pour travail dissimulé.

En effet, le fait de maquiller sciemment une relation salariale en contrat d’entreprise pour échapper à ses obligations d’employeur caractérise une fraude constitutive du délit de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, dans les conditions précisées à l’article L. 8221-5 du Code du travail.

Or, en ayant recours à un travailleur indépendant qui, en réalité, n’est autre qu’un salarié, le donneur d’ordre s’est affranchi des obligations relatives à l’embauche et à l’emploi de salariés (déclaration préalable à l’embauche, délivrance de bulletins de paie, déclarations relatives aux salaires ou aux cotisations sociales auprès des organismes compétents…).

A ce titre, le donneur d’ordre « employeur » encourt les sanctions suivantes :

Il ressort des développements précédents que le recours aux travailleurs indépendants, même s’il présente de nombreux avantages, comporte des risques qui peuvent s’avérer très coûteux pour l’entreprise donneuse d’ordre.

La chasse aux « faux travailleurs indépendants » par les organismes de sécurité sociale peut, à cet égard, générer un contentieux important que les start-up 2.0 ont intérêt à anticiper en évitant qu’un lien de subordination ne puisse être caractérisé.

En effet, des travailleurs indépendants, évincés ou lassés de travailler sans repos, ni quelconque protection en cas de maladie ou d’accident, auraient tout intérêt à « surfer sur la vague » et saisir le juge afin d’obtenir la requalification de leur contrat en contrat de travail.

Anne-Clothilde VERBREUGH & Jordan SARAZIN Avocats verbreugh.avocat@orange.fr contact@sarazin-avocat.fr
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