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Le cas Bettencourt au regard du droit des obligations, par Pierre-Yves Gautier.
Parution : vendredi 9 septembre 2016
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Ce dossier, touchant les principales matières du droit privé, devient un cas d’école. Pierre-Yves Gautier, qui a collaboré avec l’équipe d’avocats en charge de la défense d’un des prévenus, présente ses aspects civils.

Quel est le contexte ?

Une femme âgée et fortunée a consenti plusieurs libéralités importantes à un proche ; sa fille s’en est émue et a saisi le juge pénal, pour abus de faiblesse (art. 223-15-2 c. pén.) La gratifiante s’est opposée à sa fille. Puis les trois intéressés ont conclu, le même jour, deux protocoles transactionnels : la mère a transigé avec sa fille, qui s’est engagée à se désister de son action si le bénéficiaire renonçait à certaines des libéralités ; la fille a transigéavec lui, réitérant sa renonciation, du fait des concessions reçues de la part de ses cocontractants. Plus
tard, le parquet s’est saisi de l’action publique ; la donatrice a été mise sous tutelle et c’est le tuteur adjoint qui s’est porté partie civile, réclamant une indemnisation du dommage correspondant aux libéralités de la période litigieuse. Les premiers juges, rete- nant le délit, y ont fait droit. La cour de Bordeaux, dans un arrêt du 24 août 2016, infirme leur décision sur l’action civile (l’infraction reste retenue, avec des peines différentes et un sursis pour la prison. Un pourvoi sur les intérêts civils a été formé).

Quelle portée pour une transaction devant le juge pénal ?

Ce n’était pas la fille qui réclamait les sommes, mais le représen- tant légal de la mère, avec laquelle il n’avait par définition pas transigé. Pour consolider sa situation, le gratifié excipait des deux actes, dont un auquel il était tiers. On voit les deux points de droit civil : interdépendance des transactions, conclues le même jour, avec le même but, opposabilité d’une transaction par le tiers. C’est déjà le nouveau droit des contrats, ainsi de l’article 1200, alinéa 2 (opposabilité). Le juge pénal reçoit comme les autres ces principes (J.-B. Perrier, La transaction en matière pénale, LGDJ, 2014, nos 248-249 et 323). La cour a ainsi recherché la por- tée des actes, à la validité non contestée (citant la jurisprudence sur ces deux volets, selon la nouvelle méthode de motivation). Elle examine les clauses du contrat mère/fille et souligne que la première a clairement entendu y confirmer les droits du bénéfi- ciaire, le deuxième protocole visant le rapprochement avec sa fille. Le lien est aussi la « concession indirecte » faite par le grati- fié, qui renonce à des contrats d’assurance vie. Au moment où le droit de la transaction va être amputé, par la suppression, sans justification évidente, de son autorité de chose jugée (art. 2052 actuel) sans que beaucoup s’en soient avisés (loi justice du XXIe siècle, en cours d’adoption), il est bon que le juge montre la valeur de ce contrat spécial.

Qu’est-ce que l’action « à fins civiles » ?

C’est l’originalité majeure de l’arrêt : il y a un risque de confusion de vocabulaire à éviter, entre d’une part, l’action civile devant le juge pénal et d’autre part, l’action « à fins » civiles, au titre de laquelle il est en revanche incompétent : la première a pour objet d’indemniser la victime des dommages qu’elle souffre, le plus souvent par des dommages-intérêts, alloués aux mêmes condi- tions que le ferait un juge civil. La seconde est autre : elle a pour objet de tirer des conséquences que l’infraction a révélées. Par exemple, s’il y a eu abus de faiblesse : annulation de la dona- tion ; si le bénéficiaire a eu un comportement délictueux, révoca- tion telle que la prévoit le code civil (art. 955, 2°) ; s’il s’agit d’un contrat à titre onéreux, résolution (art. 1224 s.), etc. En d’autres termes, même si l’infraction est constituée, l’acte juridique qu’elle implique n’est pas nul de plein droit, son sort sera réglé distincte- ment. Ces actions échappent aux règles de l’action civile. La Cour de cassation est claire : « il n’appartient pas au juge répressif de se substituer à la juridiction civile pour l’application de règles qui ne concernent que les rapports contractuels entre les parties et sont étrangères à l’action tendant à la réparation du préjudice résultant d’une infraction » (Crim. 18 oct. 1988, n° 87-91.090, Bull. crim. n° 353). Où trouve-t-on l’exposé de ce mécanisme ? Dans les livres de procédure pénale (toujours à consulter, V. pour les manuels de droit, D. 2015. 793 ; l’arrêt du 24 août procède à une reproduction littérale d’un passage du Traité de Merle et Vitu). Ici, les actes concernés étaient des dons manuels, donations authentiques et indirectes. La partie civile, du chef de la réparation, sollicitait la res- titution très précise des principales libéralités, assortie des intérêts légaux. C’était autre chose. Pour la recevabilité, il aurait fallu consi- dérer qu’il existe une équivalence entre indemnisation et restitu- tion, ce qui est concevable, mais au pénal, difficile, tant sur les qualifications que le régime applicable. L’action civile devant le juge pénal est un droit exceptionnel, pas dans sa compétence naturelle (S. Guinchard et J. Buisson, Procédure pénale, 10e éd., LexisNexis, 2014, n° 1138).

Que reste-t-il au juge civil ?

Il ne peut normalement plus connaître de la réparation, le titulaire ayant choisi d’agir devant le juge pénal, qui a relevé que la dona- trice « a transigé sur les conséquences dommageables des faits mêmes objets de la poursuite », de sorte que toute action ultérieure ayant pour objet « de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage », dommages- intérêts ou restitutions, est close. C’est l’autorité de chose jugée (art. 1355 c. civ.) En revanche, l’action à fins civiles est ouverte, sous réserve de la prescription, le juge civil étant libre de se ser- vir des motifs de la décision pénale à titre de preuve, dans la limite des transactions.

Pierre-Yves Gautier est professeur à l’Université Panthéon-Assas.

Rédaction du village