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Prendre des objets jetés c’est voler ? Par Thibaud Claus, Avocat.
Parution : lundi 19 septembre 2016
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La poursuite et la condamnation d’employés de grandes surfaces pour avoir récupéré des produits jetés avaient fait grand bruit lors de l’année 2015.
Étonnamment, l’arrêt du 15 décembre 2015 de la chambre criminelle de la Cour de cassation, cassant la condamnation d’une employée par la cour d’appel de Dijon, n’a été que peu commenté.
Retour par cet arrêt singulier sur la définition légale du vol.

I. Le vol ne concerne que des objets appropriés

Le vol est défini à l’article 311-1 du Code pénal comme « la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui ».
Pour qu’il y ait vol, il doit donc y avoir appropriation non consentie d’une chose appartenant à un tiers.

Un vol est ainsi caractérisé en cas de préhension d’un bien corporel ou incorporel depuis une précision jurisprudentielle admettant expressément le vol de données informatiques (Cass. Crim. 20/05/2015 N° 14-81336).
Seuls les immeubles et les prestations de services apparaissent aujourd’hui exclus de l’infraction de vol.

Mais c’est sur le critère de l’appartenance à un tiers que portait l’argumentation en l’espèce. En effet, il ne peut y avoir de vol sur les choses qui n’appartiennent à personnes « res nullius » et sur les choses abandonnées « res derelictae ».
Le point de questionnement de l’arrêt concerne les choses abandonnées : à partir de quand considère-t-on un objet comme abandonné ?

Faute de précision textuelle, c’est la jurisprudence qui a dû définir la limite entre objet approprié et objet abandonné. Un aperçu rapide amène à considérer que la jurisprudence ne retient qu’exceptionnellement qu’une chose est abandonnée.

La Cour de cassation avait d’ailleurs considéré qu’une lettre jetée à la poubelle restait propriété de son auteur.

II. Une jurisprudence ambivalente problématique

En effet, par un arrêt célèbre du 10 mai 2005, sur fond de litige prud’homal, la Cour de cassation avait considéré qu’une lettre déchirée et jetée à la poubelle restait propriété de son auteur.

« Attendu que, pour écarter l’argumentation des prévenus soutenant que, la lettre litigieuse ayant été abandonnée par son propriétaire, elle n’avait pu faire l’objet d’une appréhension frauduleuse et partant d’un recel, l’arrêt énonce que l’auteur non identifié du vol "a eu l’intention arrêtée de s’approprier des chutes de la lettre en cause à l’insu de leur légitime propriétaire qui n’a aucunement consenti par avance de façon implicite à ce qu’elles soient interceptées et subtilisées par des mains non autorisées" ;
Attendu qu’en prononçant ainsi, les juges du second degré, qui ont souverainement apprécié qu’il n’y avait pas eu abandon volontaire de la chose par son propriétaire, ont justifié leur décision. »

Cass. Crim. 10 mai 2005, N° 04-85349, publié au Bulletin

Le sujet semblait donc tranché, un objet, même jeté à la poubelle, reste approprié et peut donc entrainer une condamnation pour vol. La qualification d’abandon semblait liée au consentement de son auteur/propriétaire pour que l’objet soit « subtilisé ».

Cependant, lors des années 2014-2015 plusieurs supermarchés ont déposé des plaintes contre leurs employés, ou des tiers, qui s’étaient emparés de biens alimentaires périmés et jetés par les enseignes.

L’émoi suscité par ces poursuites a d’ailleurs été l’un des éléments ayant conduit à la proposition de loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire adoptée définitivement le 11 février 2016.

En effet, s’appuyant en grande partie sur la jurisprudence de 2005 de la Cour de cassation, des jugements de condamnation ont été rendus, notamment par le tribunal correctionnel de Montpellier le 3 février 2015 qui avait sanctionné trois jeunes gens sans domicile fixe pour avoir récupéré des denrées alimentaires périmées dans les poubelles d’un magasin.
Si leur culpabilité avait été retenue, le tribunal avait cependant prononcé une dispense de peine à leur égard.

Concernant, l’arrêt de 2015 de la Cour de cassation, c’est la directrice salariée de la grande surface qui avait récupéré des denrées alimentaires périmés et jetés à la poubelle en vue de leur destruction.
Relaxée en première instance, le ministère public avait interjeté appel et la cour d’appel de Dijon l’avait déclarée coupable et condamnée à une peine de 1.000 euros d’amende avec sursis.

Cependant par son arrêt du 15 décembre 2015 la chambre criminelle considère que :

« il était constant que les objets soustraits, devenus impropres à la commercialisation, avaient été retirés de la vente et mis à la poubelle dans l’attente de leur destruction, de sorte que l’entreprise avait clairement manifesté son intention de les abandonner ».

Cass. Crim. 15 décembre 2015, N° 14-84906, publié au Bulletin

Force sera de constater que concernant les faits de l’arrêt de 2005, la lettre avait également été mise à la poubelle dans l’attente de sa destruction…

Faut-il y voir un revirement de jurisprudence ? Pas nécessairement.
Une jurisprudence fluctuante en fonction du cas d’espèce ? Vraisemblablement.

En effet, les faits de 2005 concernaient une lettre qui avait été par la suite utilisée dans le cadre d’une instance prud’homale à l’encontre de l’employeur.
A l’opposé, l’utilisation des denrées périssables jetées ne semble pouvoir nuire à la grande surface.

Cependant, ces critères n’apparaissent nullement dans la définition du vol. Pourtant, c’est vraisemblablement cette nuance qui a amené la Cour de cassation à rendre deux arrêts publiés au bulletin dans des sens remarquablement opposés.

Or, ce constat est peu rassurant quant à la sécurité juridique.

En effet, la chambre criminelle est revenue sur une précédente décision qui se basait sur l’exigence du « consent[ement] par avance de façon implicite à ce qu’elles soient interceptées et subtilisées par des mains non autorisées » pour des raison d’opportunité d’espèce.

Ces deux arrêts, pourtant publiés, transmettent l’impression que les juges de la chambre criminelle de la Cour de cassation ont habillé juridiquement une solution opportune et non qualifié rigoureusement une situation factuelle.

Seuls des arrêts futurs pourront venir mettre un terme à ces jurisprudences ambivalentes problématiques.

Thibaud CLAUS Avocat au Barreau de Lyon Spécialiste en droit pénal www.claus-avocat-lyon.com
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