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Focus sur la réalité augmentée, un nouveau monde bien réel. Par Bruno Carbonnier, Avocat.
Parution : samedi 22 octobre 2016
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De la réalité virtuelle à la réalité augmentée, il n’y a qu’un pas qui peut mener de son salon au jardin de son voisin à la recherche d’un « Pokemon ».
La réalité augmentée connaît un essor fulgurant et le développement de nouvelles technologies est toujours une occasion stimulante pour le juriste de revoir ses fondamentaux et de mesurer leur adéquation à la situation nouvelle, en exerçant sa créativité.

La réalité augmentée est l’aboutissement de plus de trente ans de recherche et développement de différentes technologies qui permettent de superposer, en temps réel et en 3D, des éléments numériques (visuel, texte, vidéo, son…) dans la réalité observée au travers d’un dispositif matériel (lentille, lunette, casque, smartphone, etc.). L’ensemble de ces éléments numériques et réels interagit et permet ainsi à l’utilisateur d’enrichir son expérience du monde réel sur tous les plans sensoriels : visuel, auditif, tactile, olfactif, gustatif [1].

La réalité augmentée connaît un essor fulgurant (en quelques jours, l’application « Pokemon Go » a été utilisée par plusieurs millions de personnes à travers le monde) dans tous les domaines [2] de l’activité humaine : éducation, formation, industries, loisirs, militaire [3], sciences, tourisme, etc.

Le développement de nouvelles technologies est toujours une occasion stimulante pour le juriste de revoir ses fondamentaux et de mesurer leur adéquation à la situation nouvelle, en exerçant sa créativité.

Espace privé et public.

L’utilisation d’applications de réalité augmentée, particulièrement dans le cas du jeu « Pokemon go » soulève des questions de respect de la propriété privée (par exemple : violation de domicile privé pendant la recherche d’un « Pokemon »), de définition de l’espace privé et public qui est aujourd’hui ignorée par les applications.

Vie privée.

Les questions de respect de la vie privée, au sens large (intimité de la vie privée, image, données personnelles…) sont certainement les plus vertigineuses tant elles finissent par ébranler les frontières entre vie privée et vie publique.

Les applications de réalité augmentée, particulièrement avec des moyens de reconnaissance faciale et vocale, permettent notamment de photographier des inconnus dans la rue et obtenir leurs images enrichies d’informations agrégées à partir de toutes les sources d’informations disponibles sur internet (réseaux sociaux, sites personnels, etc.).

La protection de la vie privée repose en France particulièrement sur l’article 9 du code civil qui laisse en définitive le soin au juge de définir le périmètre de la vie privée et les conditions de sa protection. Chacun jouit du droit au respect de sa vie privée. Comment assurer l’exercice de ce droit dans la réalité augmentée ? Les repères sont brouillés : la simple prise d’une photographie requiert dans la vie réelle le consentement, même tacite, de la personne photographiée ; dans la réalité augmentée, le simple usage d’un dispositif de réalité augmentée peut être difficile à identifier.

Données personnelles.

L’agrégation d’informations isolées sur une personne et sa diffusion auprès des utilisateurs d’une application de réalité augmentée doit-elle échapper au contrôle de cette personne, même si elle aurait elle-même diffusée certaines informations à tel endroit ou tel autre de la toile ?

L’agrégation de contenus épars présente en elle-même des sources d’erreurs qui peuvent porter atteinte à la vie privée de l’inconnu identifié (risque d’homonymie, fausses informations, informations obsolètes…), ce qui pose la question du vrai du faux dans la réalité augmentée [4] et le contrôle d’un droit à l’oubli naissant [5].

Cette agrégation peut également résulter d’une interconnexion d’informations « publiques » (ie. informations en accès libre sur internet) et d’informations « privées » (par exemple, des vidéos, des sons, des images, etc. enregistrées dans la sphère de la vie privée). Une telle interconnexion sera-t-elle accessible au seul utilisateur ? à sa sphère privée - qui semble difficile à circonscrire [6] ? à la communauté des utilisateurs ?
Comment l’utilisateur peut-il contrôler la confidentialité de cette interconnexion dans un environnement technique où le partage de contenus est le principe de base ?
Au-delà de cette problématique de contrôle de l’étendue de la diffusion des données interconnectées, on mesure qu’un droit à oublier pourrait émerger, permettant à l’utilisateur de limiter cette interconnexion pour sélectionner les seules informations « privées » dont il veut se souvenir, à l’instar de son cerveau dont la mémoire est sélective.

Les enjeux relatifs à la géolocalisation des personnes et à l’exploitation des données personnelles collectées prennent, avec les applications de réalité augmentée, là encore une ampleur inédite.
La CNIL a déjà publié plusieurs travaux sur la problématique de la géolocalisation, avertissant aujourd’hui du risque d’une géolocalisation permanente des personnes [7].

Consommation.

L’exploitation de la réalité augmentée dans la vie des affaires semble pouvoir modifier profondément la relation entre le consommateur et le commerçant, et soulever ainsi de nombreuses questions juridiques.

Certaines applications remplacent des éléments de la vie réelle (texte, marque, publicité, etc.) par d’autres éléments. Il peut s’agir d’afficher telle publicité en fonction des recherches de l’utilisateur. Il peut s’agir au contraire de remplacer une publicité dans la rue par une œuvre d’art [8] - on parle alors de « ARsquatting », on comprend que les artistes concernés ou leurs ayants-droit ont dû consentir à l’exploitation de leurs œuvres... à moins que l’on considère qu’une telle exploitation entre dans le champ des exceptions au droit d’auteur (article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle : « Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : 1° Les représentations privées et gratuites effectuées exclusivement dans un cercle de famille (…) »).

On en vient à imaginer le risque de dérives que cette substitution d’éléments réels et virtuels peut engendrer : dénigrement, appel au boycott, parodie d’une marque, atteinte à l’image d’une entreprise, détournement de clientèle, etc.

Dans cette réalité augmentée, le consommateur se repère dans les rues commerçantes et se laisse guider vers telles boutiques, vers tels produits [9] qui affichent des informations pour l’aider à choisir ou l’informer sur les promotions en cours… On imagine alors la difficulté de contrôler le respect de la législation sur l’affichage, les soldes et les promotions si le marchand est en lien direct et privé avec le consommateur.

Ces boutiques réelles pourraient s’enrichir de vitrines interactives - qui pourraient ainsi échapper à la législation sur les éclairages [10], de cabines d’essayage qui permettront au consommateur d’essayer des vêtements sans se déshabiller.

Distribution.

Surtout, un pas supplémentaire pourrait être franchi avec des boutiques totalement virtuelles qui n’auraient ni murs ni toits solides.
Il a fallu plusieurs années pour admettre l’existence légale d’un fonds de commerce sur Internet… il faudra donc sûrement un temps pour reconnaître l’existence d’un fonds de commerce en réalité augmentée, volatile et protéiforme qui pourrait apparaître à tel coin de rue pour réapparaitre en pleine campagne…

Un autre pas pourrait transporter cette boutique virtuelle dans le salon du consommateur, lui permettant de choisir à domicile – avec les conseils d’un vendeur en 3D - des produits sur mesure et de les imprimer en 3D chez lui, etc. Le juriste se poserait alors toutes sortes de questions de propriété intellectuelle attachés aux produits et s’interrogerait sur les conséquences de telles pratiques sur le droit de la distribution et ses fondamentaux (sur les méthodes de vente, sur les réseaux de distribution, etc.).

En définitive, la réalité augmentée permet de tout imaginer… dans le monde réel.

Le développement de la réalité augmentée apparaît comme le point de convergence des technologies les plus innovantes, y compris les travaux sur l’intelligence artificielle [11], qui pourrait bouleverser notre rapport au monde réel et imposer des évolutions majeures du droit.

Bruno Carbonnier, Avocat associé. Magistère en droit des techniques de l'information et la communication (Poitiers). DEA en droit de la communication (Panthéon-Assas). SCP "LE STANC Associés" inscrite aux barreaux de Paris et de Montpellier. www.lestanc-avocats.com

[1La réalité virtuelle stimule vos sens avec Feelreal, 12/05/2015, Realite-virtuelle.com.

[2Dossier - La réalité augmentée et ses applications, 06/09/2016, Marc Zaffagni, Futura-sciences.

[3Les Marines testent des lunettes à réalité augmentée, 25/05/2015, Serge Leblal, Le Monde Informatique.

[4Cass. 1re civ., 13 février 1985, n° 84-11.524 : pour une application dans le cadre d’un film.

[5Voir l’article 17 du Règlement européen 2016/679 du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE.

[6Des enfants devenus adultes engagent des actions contre leurs parents pour violation de leur vie privée : « Ils affichent leurs enfants sur les réseaux : les périls du sharenting », 11/10/2016, Rue 89.

[8No Ad, l’application de réalité augmentée qui supprime les publicités », 22/10/2014, Philippe Crouzillacq, E-marketing.fr.

[9Vidéo – Un plongeon dans l’enfer de la réalité augmentée du futur, 25/05/2016, Matthieu Delacharlery, LCI.

[10Voir par exemple : arrêté du 25 janvier 2013 relatif à l’éclairage nocturne des bâtiments non résidentiels afin de limiter les nuisances lumineuses et les consommations d’énergie.

[11Baidu launches DuSee augmented reality platform, integrates into mobile search app, 2/08/2016, Jordan Novet, Venture Beat.