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Les « lois de blocage » françaises et les contraintes législatives extraterritoriales US. Par Frédéric Echenne, Docteur en droit.
Parution : jeudi 20 octobre 2016
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La loi de blocage française de 1968 (loi n° 68-678 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères) renforcée en 1980, interdit, « sous réserve des traités ou accords internationaux », aux Français et résidents en France, ainsi qu’aux dirigeants et agents d’entreprises (ou autres personnes morales) ayant leur siège ou un établissement en France, de communiquer « à des autorités publiques étrangères, les documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public ».

Elle interdit dans les mêmes conditions « à toute personne de demander, de rechercher ou de communiquer, par écrit, oralement ou sous toute autre forme, des documents ou renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères ou dans le cadre de celles-ci ». La violation de ces dispositions est punie (au plus) de six mois de prison et/ou 18 000 euros d’amende (infra).

La loi de 1968 avait pour objectif de faire échec aux procédures de discovery américaines et de protéger les ressortissants français contre le contournement des mécanismes de coopération judiciaire prévus par la Convention de La Haye du 18 mars 1970.

Originellement limitée au seul domaine du commerce maritime, la loi du 26 juillet 1968 a vu son objet étendu en 1980, avec pour objectif de protéger les entreprises françaises contre les actions engagées par certaines autorités étrangères cherchant à accéder sans contraintes aux informations, y compris confidentielles, qu’elles détiennent, sans recourir aux procédures de coopération judiciaire prévues à cet effet

Le rapport parlementaire de la proposition de loi Carayon (V. Proposition de loi (N° 3985) DE M. B. Carayon visant à sanctionner la violation du secret des affaires, N° 4159 janvier 2012) soulignait plusieurs dérives de la législation américaine :

- la première dérive concernait « les prétentions extraterritoriales de certaines législations »
.
Ces effets extraterritoriaux sont attachés, en particulier, au droit de la concurrence, dont le champ d’application est fondé non sur le lieu de l’établissement ou du siège social, mais en fonction des effets des pratiques anticoncurrentielles sur le territoire américain. Ce phénomène s’est amplifié depuis l’adoption de la loi du 16 juillet 1980, dans le domaine du droit des marchés financiers en particulier, avec l’adoption du Sarbanes-Oxley Act en 2002 (Public Law 107-204, 107th Congress, Act to protect investors by improving the accuracy and reliability of corporate disclosures made pursuant to securities laws, and other purposes, 30 juillet 2002).

- la seconde dérive était le non-respect des mécanismes de coopération judiciaire par certains États dans les domaines civil et commercial.

Étaient visés, en particulier, le contournement de la Convention multilatérale de La Haye du 18 mars 1970 sur l’obtention des preuves à l’étranger en matière civile ou commerciale, par le recours aux procédures américaines de discovery, en lieu et place des canaux prévus par cette Convention, à savoir la commission rogatoire internationale, l’obtention de preuves par des agents diplomatiques ou consulaires et l’obtention de preuves par commissaire.

En droit américain, la procédure dite de discovery, ou de pre-trial discovery, est une phase d’investigation et d’instruction préalable au procès civil et commercial, au cours de laquelle chaque partie peut exiger de l’autre qu’elle divulgue tous les éléments de preuve pertinents au litige dont elle dispose, même si elles lui sont contraires, quelles que soient leur localisation et leur forme.

Au niveau fédéral, elle est régie par la règle 26 des règles fédérales de la procédure civile (Federal Rules of Civil Procedure). Le champ d’application de cette procédure précontentieuse est très large, dans la mesure où chaque partie peut demander au juge d’exiger la divulgation non seulement d’élément de preuves, mais de tout élément ou toute information susceptible de faciliter la recherche de la preuve.
Cette injonction peut être adressée aux parties, mais aussi aux tiers étrangers à la cause (on parlait de « tourisme juridique ») (N. Meyer Fabre, L’obtention de preuves à l’étranger. Travaux du comité français de droit international privé. Années 2002-2004. Éditions Pédone, 2005).

Face aux prétentions de la procédure de discovery, a été introduit à l’article 23 de la convention de La Haye du 18 mars 1970, une disposition selon laquelle « tout État contractant peut, au moment de la signature, de la ratification ou de l’adhésion, déclarer qu’il n’exécute pas les commissions rogatoires qui ont pour objet une procédure connue dans les États de Common Law sous le nom de "pre-trial discovery of documents" ».

La France, lorsqu’elle a ratifié ladite Convention le 7 août 1974, a émis une déclaration en ce sens. Le 19 janvier 1987, elle a assoupli sa position et modifié cette déclaration relative à l’article 23 par une nouvelle déclaration, en précisant que « la déclaration faite par la République française conformément à l’article 23 relatif aux commissions rogatoires qui ont pour objet la procédure de "pre-trial discovery of documents" ne s’applique pas lorsque les documents demandés sont limitativement énumérés dans la commission rogatoire et ont un lien direct et précis avec l’objet du litige ».

Par ailleurs, la France a adopté la « loi de blocage » du 16 juillet 1980, étendant le dispositif prévu en matière maritime par la loi du 26 juillet 1968. Cette loi instaure une double interdiction :

- interdiction, sous réserve des traités et accords internationaux, à toute personne physique de nationalité française ou résident habituellement sur le territoire français et à tout dirigeant, représentant, agent ou préposé d’une personne morale y ayant son siège ou un établissement de communiquer par écrit, oralement ou sous toute autre forme, en quelque lieu que ce soit, à des autorités publiques étrangères, les documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public (art 1er).

- interdiction, sous réserve des traités ou accords internationaux et des lois et règlements en vigueur, à toute personne de demander, de rechercher ou de communiquer, par écrit, oralement ou sous toute autre forme, des documents ou des renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères ou dans le cadre de celles-ci (art. 1er bis).

Toute infraction aux articles 1er et 1er bis est punie d’un emprisonnement de six mois et d’une amende de 18 000 euros ou de l’une de ces deux peines seulement (art.3).

Peu crédible, la loi de blocage l’est pour les juridictions américaines : elle ne peut faire obstacle à la mise en œuvre d’une procédure de discovery et imposer le recours à la Convention de La Haye. La Cour suprême américaine a ainsi jugé, en 1987 (Société nationale industrielle aérospatiale v. United States District Court for the southern District of Iowa, 15 juin 1987) que l’existence de la loi de blocage ne privait pas une juridiction américaine du pouvoir d’ordonner à une partie soumise à sa juridiction de produire des preuves, même si cette production pouvait contrevenir à ladite loi.

Depuis cette décision « Aérospatiale », plusieurs juridictions fédérales ont jugé que les entreprises françaises, parties à une procédure judiciaire aux États-Unis, ne pouvaient établir qu’elles faisaient face à un risque réel de poursuites pénales en application de la loi de blocage de 1968 et que l’expérience des tribunaux américains démontrait que les risques que les sanctions prévues par la loi française soient prononcées, étaient trop faibles pour faire obstacle à l’application des règles fédérales américaines de procédure civile (Adidas (Canada) Ltd v. SS Seatrain Bennington, WL 423 (S.D.N.Y., 30 mai 1984), et In re Vivendi Universal, WL 3378115 (S.D.N.Y., 16 novembre 2006)).

Le Royaume-Uni juge la loi de blocage ineffective : dans une décision du 31 mars 1993, la High Court de Londres a considéré que la loi de blocage était restée lettre morte en France et qu’elle ne devait donc pas pouvoir être opposée par un défendeur français pour échapper à son obligation de révéler et produire les documents en sa possession conformément à la lex fori (La « loi du for » est la loi du juge saisi, où se situe l’action.) anglaise (Queen’s Bench Division, Partenreederi M/S "Heidberg" v. Grosvenor Grain and Feed Company Ltd, 31 mars 1993).

Est-elle effective ? La Cour de cassation en a certes fait application en 2007, en confirmant l’amende de 10 000 euros infligée à un avocat français qui avait cherché à recueillir des renseignements à la demande d’une autorité administrative américaine (le commissaire aux assurances de Californie) dans le cadre du litige sur le rachat d’Executive Life par le Crédit lyonnais et la MAAF, rachat suspecté d’être frauduleux par cette autorité (Chambre criminelle, 12 décembre 2007, n° 07-83.228).

Mis à part cet exemple, la loi de blocage a été appliquée (mais sans donner lieu à des condamnations) par les juridictions françaises à seulement trois reprises :
- en 1993, le président du TGI de Nanterre a rejeté une demande de communication de documents et d’archives émanant d’un ancien chef d’État étranger, afin de pouvoir se défendre devant une commission parlementaire constituée au Liban ( TGI Nanterre, réf ., 22 décembre 1993, JurisData n° 1993-050136).
- la cour d’appel de Versailles, en 2001, a confirmé le refus d’ordonner la communication de documents économiques par la société Renault à une société étrangère en se fondant notamment sur la loi de blocage ( CA Versailles, 16 mai 2001, JCP E 2007, 2330).
- dans un jugement en date du 20 juillet 2005, le TC de Paris a jugé que l’ordonnance d’un juge américain enjoignant à un établissement financier français de communiquer des documents était contraire à l’ordre public économique et financier, puisqu’elle se heurtait notamment à l’article 1er bis de la loi de blocage ( T. com. Paris, 20 juillet 2005, Jurisdata n° 2005-288978.).

Existe t-il une volonté politique réelle d’appliquer la loi de blocage ? Les réticences sont manifestes et sa rédaction proprement dite soulève un certain nombre de critiques (rapport Lellouche)

Dans ce contexte, le rapport d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine (rapport d’information N° 4082 sur l’extraterritorialité de la législation américaine - octobre 2016 p.121) propose de renforcer le dispositif jugé « peu dissuasif » des lois de blocage, en proposant :
- d’identifier clairement les informations réellement sensibles dont la transmission à des autorités étrangères doit être exclue ou restreinte ;
- en renforçant les sanctions pénales en cas de non-respect de la loi ;
- en encadrement strict du contrôle/monitorat accepté par les entreprises françaises dans le cadre de transactions pénales avec des autorités étrangères (contrôle de l’administration sur le choix des contrôleurs/moniteurs et les informations transmises à ces autorités étrangères).

Frédéric Echenne PhD FinancialCrimesConsulting