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Le suicide lié au travail : qualification, causes, responsabilité de l’employeur ?, par Jennifer Veerapen, Juriste
Parution : jeudi 26 avril 2007
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Le Conseil Economique et Social a révélé qu’il y avait un suicide par jour directement lié au stress professionnel...

Actuellement, on observe une multiplication des suicides liés au travail (Renault, EDF, PSA...).

Le dernier suicide recensé est celui d’un homme qui a mis fin à ses jours par pendaison le 21 avril sur son lieu de travail...

Les causes

Durkheim dans son ouvrage Le suicide (1897) affirmait que le taux de suicide ne pouvait se comprendre que par une analyse globale de la société.
Si l’on en croit cette théorie, on peut considérer que la société actuelle est en pleine crise...

Avant les plus concernés par « le suicide au travail » étaient les ouvriers et les agriculteurs. Cela pouvait s’analyser simplement : les tâches étaient laborieuses et peu récompensées pour les uns, et les autres pouvaient perdre leurs récoltes et se retrouver rapidement désargentés.

Aujourd’hui, les plus touchés par ce fléau sont les cadres, les enseignants, les salariés du privé (sans oublier les chômeurs...).

Ces professions ne sont pourtant pas les plus « cassantes » physiquement, mais la pratique nous démontre que moralement les salariés n’arrivent plus à supporter la pression grandissante qu’ils subissent au travail.

Les facteurs de dépression sont multiples : pression morale, rétrogradation, stress..., ce qui fragilise les salariés ; par ailleurs, aujourd’hui faire du chiffre prime souvent sur la qualité, ce qui entraîne un manque de reconnaissance pour le salarié voire un certain déshonneur...

En outre, il y avait auparavant plus de solidarité entre les collègues, et les syndicats faisaient plus de lobbying ; aujourd’hui les salariés acceptent plus de pression psychologique par peur de perdre leur emploi, et l’individualisation des carrières conduit à l’isolement.

On remarque que les personnes qui se sont suicidées à cause de leur travail sont des personnes compétentes, professionnelles à qui on demande subitement trop et qui n’arrivent plus à supporter la pression.

La responsabilité de l’entreprise

Le Code du travail fait obligation aux employeurs d’évaluer les risques professionnels, y compris psychosociaux ; la jurisprudence leur impose même une obligation de résultat.

Il est donc difficile de déterminer la cause directe du suicide. En effet, le suicide peut tout aussi bien résulter de difficultés sociales ou familiales.

Jean-Pierre Soubrier, expert sur le sujet à l’Organisation Mondiale de la Santé estime que les suicides liés au travail sont « ceux qui se produisent sur le lieu de travail et ceux accompagnés d’une lettre explicite ».

Mais la Cour de cassation bouleverse ce principe, par un arrêt rendu par la 2ème chambre civile le 22 février 2007, en considérant la tentative de suicide d’un salarié à son domicile comme un accident du travail.

Le salarié avait tenté de se suicider à son domicile alors qu’il était en arrêt maladie pour syndrome anxio-dépressif, la caisse primaire de sécurité sociale estimait que la tentative de suicide pouvait se qualifier comme accident du travail, ce que contestait l’employeur.

Les juges du fond ont confirmé la décision de la caisse, la Cour de cassation réaffirme la décision sur le fondement de l’article L.411-1 du Code de la Sécurité Sociale, selon lequel « Est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise ».

La présomption d’imputabilité est établie, mais dans cet arrêt, la Cour de cassation fait une nouvelle interprétation de cet article.

La cour d’appel avait invoqué des faits sérieux, graves et concordants (prouvés par un certificat médical et des attestations), en l’occurrence l’accident (la tentative de suicide) est bien survenu « par le fait du travail », c’est la raison pour laquelle la Haute juridiction a également retenu la faute inexcusable de l’employeur, pour la première fois.
L’employeur quant à lui, estimait qu’il ne pouvait être déclaré responsable d’un acte commis par son employé absent de son lieu de travail, et qui ne se trouvait donc plus, de fait, sous sa subordination. Il invoque également le fait qu’il n’avait aucun moyen de connaître les tendances suicidaires de son employé.

Si on analyse cet arrêt, on peut considérer que l’employeur qui ne remplit pas son obligation de résultat, c’est-à-dire son obligation de veiller à la santé mentale et à la dignité de son salarié, engage sa responsabilité pour faute inexcusable dès lors que le lien de causalité est prouvé (en l’espèce, par le certificat médical et les attestations).

Dans cet arrêt, la Cour de cassation se prononce sans ambiguïté en faveur du salarié en détresse, et renforce l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur.

Il semble adéquat d’engager la responsabilité de l’employeur en ce qu’il y en quelque sorte homicide involontaire, on pourrait même peut-être parler de provocation au suicide ?

Même si l’employeur ne souhaite pas réellement la mort du salarié, le fait de le pousser à bout constitue une faute inexcusable, ayant des conséquences irréversibles.

On se demande si la Cour de cassation serait encline a accepté comme fondement l’article 223-13 du Code pénal selon lequel « Le fait de provoquer au suicide d’autrui est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende lorsque la provocation a été suivie du suicide ou d’une tentative de suicide. ».
La sanction pour l’employeur serait plus sévère, et à la lecture du texte, il apparaît que si on en faisait une interprétation in extenso, il serait tout à fait possible de qualifier la pression morale exercée sur le salarié comme une provocation indirecte au suicide.

Les solutions

La France est le troisième pays au monde, dans lequel les dépressions liées au travail sont les plus nombreuses, derrière l’Ukraine et les Etats-Unis.

Et la tendance en France semble s’accentuer, il est donc plus que temps de trouver des solutions pour remédier à ce grave problème.

EDF qui a déjà perdu des salariés oppressés, a annoncé le 23 avril la création d’un observatoire national de la qualité de vie au travail, l’instauration d’un numéro vert pour les salariés, et la mise en place progressive d’un management de proximité.

Les idées sont bonnes, et la prévention est le meilleur moyen de déceler la genèse des problèmes.

Les législateurs devraient également repenser le rôle du médecin du travail, en effet il serait fort à propos de mettre en place un soutien médico-psycholgique, un accompagnement collectif et individuel, et notamment dans les entreprises en restructuration.
Par ailleurs, il ne serait pas inutile d’intégrer rapidement la santé mentale dans la réflexion sur les nuisances professionnelles.

À noter : le 14 mai, le Tribunal des Affaires de la Sécurité Sociale de Tours, se prononcera sur la qualification du suicide ou de la tentative de suicide en maladie professionnelle...

Lire l’arrêt rendu par la 2ème chambre civile de la Cour de cassation du 22 février 2007

Jennifer Veerapen

Juriste