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Le harcèlement moral dans la fonction publique. Par Cathy Neubauer, Avocat.
Parution : vendredi 6 janvier 2017
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« Il est possible de détruire quelqu’un juste avec des mots, des regards, des sous-entendus : cela se nomme violence perverse ou harcèlement moral. » Marie-France Hirigoyen.

L’état et les collectivités publiques protègent leurs agents, titulaire ou non, des agissements de harcèlement moral dont ils peuvent être victimes.

I. La base légale

L’article 6 ter l’article 6 quinquies de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 dispose que :
« Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l’affectation et la mutation ne peut être prise à l’égard d’un fonctionnaire en prenant en considération :
1° Le fait qu’il ait subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement moral visés au premier alinéa ;
2° Le fait qu’il ait exercé un recours auprès d’un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice visant à faire cesser ces agissements ;
3° Ou bien le fait qu’il ait témoigné de tels agissements ou qu’il les ait relatés.
Est passible d’une sanction disciplinaire tout agent ayant procédé aux agissements définis ci-dessus.
Les dispositions du présent article sont applicables aux agents non titulaires de droit public. »

Si la loi est claire, son application est bien plus complexe. En effet, il faut savoir que malheureusement, la pratique du harcèlement moral est bien plus courante dans l’administration que dans les entreprises privées.
Assez curieusement, le contentieux en la matière est relativement peu abondant tant il est vrai que l’agent public, de par le lien très fort qui l’unit, et en principe pour toute sa carrière professionnelle à l’administration peut hésiter à s’attaquer à son administration qui est une émanation de l‘État.
D’autre part le devoir de réserve et d’obéissance de l’agent public peut également freiner les velléités de l’agent d’en découdre avec son administration.

S’il a fallu attendre mars 2014 pour avoir une circulaire exposant les contours de la lutte contre le harcèlement moral dans la fonction publique (circulaire SE1-2014 du 4 mars 2014), le Conseil d’État n’a pas un instant hésité à emboiter le pas à la Cour de cassation, qui sur la base d’une réglementation rédigée dans les mêmes termes (loi de modernisation sociale du 17 évier 2002).
Au vu de cet arsenal législatif, les agents de l’État devraient être correctement protégés du harcèlement et pourtant ce phénomène est loin d’être en régression.
Le suicide d’un praticien renommé d’un grand hôpital de la région parisienne a encore remit ce problème sous les feux des projecteurs.

II. L’interprétation jurisprudentielle de la notion et l’administration de la preuve

Très vite le Conseil d’État prendra des décisions courageuses en la matière.

« Considérant qu’il résulte de l’instruction, et notamment des nombreuses pièces produites par Mme A devant la cour administrative d’appel de Paris, d’une part, qu’après l’affectation de la requérante à la mission conseil juridique de l’Office national de la chasse par la décision précitée du 4 novembre 1991, les relations de celle-ci avec sa hiérarchie, et notamment avec la responsable de ce service, se sont rapidement dégradées ; que cette dernière, en raison de l’attitude jugée récalcitrante de Mme A, ne lui a plus adressé d’instructions que par voie écrite, parfois même par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, incitant ses collaborateurs à faire de même et multipliant, à cette occasion, les consignes inutilement tatillonnes, y compris pour les tâches les plus simples, dans lesquelles la requérante a été progressivement confinée ; que celle-ci a vu son comportement et ses capacités professionnelles systématiquement dénigrés, dans des termes souvent humiliants pour un agent de son ancienneté, et son honnêteté mise en doute à plusieurs reprises, sans que jamais une procédure de licenciement pour insuffisance professionnelle ou de sanction disciplinaire ait été engagée à son encontre selon les formes et avec les garanties prévues par son statut ; que l’isolement de Mme A au sein du service a été renforcé par des mesures vexatoires telles que l’interdiction de pénétrer dans certaines pièces ou d’assister, sans que soit invoqué un motif précis tiré de l’intérêt du service, aux voeux du directeur de l’établissement ; que, d’autre part, alors même que Mme A a, à de nombreuses reprises, attiré l’attention du directeur de l’Office national de la chasse sur ces difficultés, il ne résulte pas de l’instruction qu’aucune mesure ait été prise pour mettre un terme à cette situation, qui a conduit au placement de la requérante en congé de maladie pour un état dépressif pendant cinq mois et demi au cours de l’année 1995 ; que cette carence a rendu possible la persistance, sur une période d’au moins six ans, des agissements mentionnés précédemment, qui, par leur répétition, ont excédé les limites de l’exercice normal du pouvoir hiérarchique ; que, dans les circonstances de l’espèce, ce comportement a, dans son ensemble, et indépendamment même des dispositions de la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale prohibant le harcèlement moral dans la fonction publique, qui n’étaient pas alors en vigueur, constitué une faute de nature à engager la responsabilité de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage ; qu’ainsi, Mme A est fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a estimé que ses conditions de travail dans son nouvel emploi ne révélaient aucune faute de nature à engager la responsabilité de l’Office national de la chasse
Considérant, il est vrai, qu’il résulte de l’instruction que Mme A, qui regardait comme illégale et injustifiée son affectation à la mission conseil juridique de l’Office national de la chasse, a fait preuve, tout au long des années en cause, et sous couvert de défendre l’intérêt du service, d’une mauvaise volonté persistante dans l’accomplissement des tâches qui lui étaient imparties, ignorant ou critiquant fréquemment les consignes qui lui étaient données et dénonçant celles-ci à tout propos, en termes péremptoires, dans des courriers adressés au directeur de l’Office, voire aux autorités de tutelle ; qu’ainsi, la requérante a largement contribué, par son attitude, à la dégradation des conditions de travail dont elle se plaint ; que, si cette circonstance n’est pas de nature à retirer leur caractère fautif aux agissements rappelés précédemment de sa hiérarchie, elle est, dans les circonstances de l’espèce, de nature à atténuer la responsabilité de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage à hauteur de la moitié des conséquences dommageables de ceux »

(CE 24 novembre. 2006, n°256313).

L’analyse de cet arrêt permet de mettre en évidence les grands traits des éléments constitutifs du harcèlement moral, c’est-à-dire des actes répétés attentatoires à la dignité et une dégradation de la santé de l’agent.

Cet arrêt ose également faire la part des choses en relevant le comportement en la victime tout en rappelant que le comportement de la victime n’excuse en rien le harcèlement le harcèlement dont elle a fait l’objet, le Conseil d’État indiquant clairement que le comportement d la hiérarchie de la requérante dépassait les limites de l’exercice normal du pouvoir hiérarchique.

Ce n’est cependant pas la première fois que le Conseil d’État mesure les agissements de la hiérarchie à l’aune de l’exercice normal du pouvoir hiérarchique.

En effet, dans une décision un peu plus ancienne, le Conseil d’État indique fermement que l’exercice normal du pouvoir hiérarchique ne correspond pas à une attaque telle que définie par la loi (Conseil d’État 26 Mai 1975 arrêt Ritter).

C’est par l’arrêt Montaud du 11 juillet 2011, largement confirmé depuis que le Conseil d’État a fixé la charge de la preuve dans le harcèlement moral, dite de la dialectique de la preuve.

« Considérant d’une part qu’il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d’agissements constitutifs de harcèlement moral de soumettre au juge des éléments de faits susceptibles de faire présumer l’existence d’un tel harcèlement ; qu’il incombe à l’administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement ; que la conviction du juge, à qui il revient d’apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu’il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d’instruction utile ; »
(Conseil d’État, 11 juillet 2011, n°321225)

Cette façon d’administrer la preuve permet à la victime d’être plus facilement reconnue en tant que telle.
En effet, en ne faisant pas peser la charge de la preuve exclusivement sur la victime, cette dernière osera plus facilement faire part de ses doléances à la justice sans craindre par exemple, une action en dénonciation calomnieuse.

Si la jurisprudence administrative est moins souple que la jurisprudence sociale au regard notamment des spécificités du contentieux administratif, les grands fondamentaux ont néanmoins été fixés.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que la Cour de cassation et le Conseil d’État admettent tout deux qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’intention de nuire pour qualifier le harcèlement moral (Cass.soc. 10 novembre 2009, n°08-41.497), cette dernière ayant dans l‘arrêt du 10 novembre 2009 estimé que « que le harcèlement moral est constitué, indépendamment de l’intention de son auteur, dès lors que sont caractérisés des agissements répétés ayant pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé ou de compromettre son avenir professionnel ».

Le Conseil d’État poursuit ensuite l’évolution de sa jurisprudence en matière de harcèlement moral et a fixé la nature de la réparation que le requérant peut attendre d’une action, « en tenant compte des difficultés propres à l’administration de la preuve en ce domaine. » (CE 22 février 2012, n°343410).

Néanmoins le Conseil d’État, tout comme la Cour de cassation, estiment que l’appréciation des éléments relève de l’appréciation souveraine des juges du fonds.

« Considérant que, pour rejeter la demande de M. A…, le tribunal a estimé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que l’intéressé n’apportait pas, à l’appui de ses dires, un faisceau d’indices suffisamment probants pour permettre de regarder comme au moins plausible le harcèlement moral dont il se disait victime de la part de ses supérieurs hiérarchiques et de ses collègues  ; qu’en en déduisant que M. A… n’était pas fondé à soutenir que c’était à tort que le directeur de l’établissement avait refusé de lui accorder le bénéfice de la protection qu’il sollicitait, le tribunal, dont le jugement est suffisamment motivé, n’a pas commis d’erreur de droit, notamment en ce qui concerne la charge de la preuve  »
(Conseil d’État, 01 octobre 2014, n° 366002)

L’arsenal juridique de lutte contre le harcèlement moral et le risque psycho-social en général dans la fonction publique l’introduction dans la fonction publique en 2011 du CHSCT avec application directe de certaines dispositions du code du travail. Le décret n°2011-774 du 28 juin 2011 a introduit le droit d’alerte du droit du travail dans la fonction publique, avec la possibilité d’un droit de retrait et en renforçant également le rôle de la médecine de prévention. Ces dispositions ont ensuite été étendues à la fonction publique hospitalière et à la fonction publique territoriale.
Si les administrations estiment que le CHSCT ne peut se saisir que de situations collectives, la jurisprudence administrative a consacré l’obligation de saisir le CHSCT pour des situations individuelles. C’est en tous cas une obligation en cas d’accident ou de maladie professionnelle.

Ainsi les méthodes tendant à lutter contre le harcèlement moral dans la fonction publique se rapprochent de plus en plus de l’arsenal juridique à la disposition des salariés des entreprises privées.

Enfin, on ne saurait faire le tour de l’arsenal juridique sans saluer la décision courageuse du Conseil d’État a fait entrer dans le champ des libertés fondamentales le droit pour un agent de ne pas être soumis à des faits de harcèlement moral.

« C’est à bon droit que le juge des référés de première instance a estimé, sans méconnaître le principe de la présomption d’innocence ni renverser la charge de la preuve, qu’il était porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale et que la condition particulière d’urgence requise par les dispositions de l’article L521-2 du code de justice administrative, qui était remplie, lui permettait de faire usage des pouvoirs qu’il tient de ces dispositions  »
(CE ord. réf. 19 juin 2014, n°381061)

Cette décision aussi courageuse qu’innovante, permet à un agent de faire cesser une situation de harcèlement dans un délai de 48 heures.

Cathy Neubauer _ Avocate