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Dans les coulisses de la justice prédictive…
Parution : mercredi 15 février 2017
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Grand sujet à la mode, il ne se passe pas une semaine sans lire un article sur la justice prédictive, ses avantages, ses inconvénients, ses effets pervers… Pourtant, nous sommes encore à un stade d’expérimentation et de recherche. C’est ce qui ressort du partenariat de co-innovation noué entre Predictice, l’un des acteurs de ce nouveau marché, et le cabinet d’avocats Solegal, finaliste du prix de l’innovation en relation-client 2016. Pour y voir plus clair et comprendre les tenants et les aboutissants de ce phénomène, le Village de la Justice a été à leur rencontre et vous livre les principaux enseignements de cette discussion.

De la définition du cas …

Il va d’abord s’agir en partant d’un cas concret de définir des mots-clés qui vont permettre de construire un panel de jurisprudence, à partir duquel des statistiques vont être générées.
Voici notre cas : une cliente tombe dans un supermarché et se fracture la jambe. Le premier travail de l’avocat est de transformer ce cas en mots-clés, ici : « chute » « cour d’appel » « depuis 2008 » « fracture ». « Nous sommes dans le factuel et pas encore dans un travail de qualification juridique, explique Rui Cabrita, avocat associé de Solegal.

Rui Cabrita, avocat associé de Solegal

Par contre, cela implique de faire un effort d’abstraction sur son cas. Les premiers termes recherchés doivent être des éléments de contexte. Nous voulons des décisions qui parle de « chute », de « fracture », des décisions de Cour d’appel, car c’est déjà un filtre d’analyse des décisions plus sûr et enfin des décisions après 2008 parce que nous n’avons pas envie de faire de l’histoire du droit. C’est un travail de pertinence et d’échantillonnage ».

On pourrait imaginer ajouter le mot-clé « responsabilité » ou spécifier la fracture, le nombre d’ITT, la région… mais « non, car dans un premier temps, il s’agit de constituer le panel de jurisprudence explique Louis Larret-Chahine, co-fondateur de Predictice. L’idée est de toujours garder un nombre de résultats qui soit ni trop grand, parce que cela signifie qu’on aurait pu être plus précis et donc avoir une statistique plus précise, ni trop faible, car quand on n’a pas assez de données, l’aléa est renforcé. »
Sur l’écran de la page, une borne indique s’il est possible d’affiner les résultats en ajoutant des mots-clés : si la borne est verte, on peut affiner, si elle change de couleur et devient orange, il faut s’arrêter, si elle est rouge, l’outil ne fera pas d’analyse.
Avec les 4 mots-clés entrés dans la machine, le panel compte 1.980 décisions. Cela constitue la matière première de l’avocat accessible en quelques clics et secondes, contre des heures de recherche sans utilisation de l’outil. Un système permet de lire les dispositifs de chaque décision identifiée par l’algorithme et qui vont aussi lui servir à faire des statistiques.

… à l’analyse des décisions

Ensuite, au lieu de lire toutes les jurisprudences, l’idée est de lancer une analyse de ces décisions. C’est la 2ème partie du travail, définir l’objectif poursuivi par le client : l’indemnisation du préjudice corporel ici. Il s’agit donc d’ajouter la cible « préjudice corporel ».

Trois types d’analyse sont alors disponibles dans Predictice :
-  le montant des indemnités en jeu,
-  les probabilités de succès et,
-  les éléments les plus influents (les arguments de fait ou de droit développés dans les décisions).

Dans notre cas, 11% des décisions ont reconnu le préjudice corporel. Ce pourcentage augmente à 20% si le sol était glissant. Il est aussi possible de comparer les juridictions, dans les hypothèses où le lieu d’assignation peut être choisi. Cette fonctionnalité met en lumière des « différences, souvent liés à des disparités socio-économiques . L’outil est mathématique, il ne fait pas d’erreur explique Louis Larret-Chahine.

Louis Larret-Chahine, co-fondateur de Predictice

Il est aussi possible d’avoir une évolution de la jurisprudence par date. Concernant le calcul de l’indemnité, nous aurions pu simplement donner un chiffre qui aurait été une moyenne mais nous souhaitions avoir une granularité plus fine afin d’offrir une répartition en pourcentage des chances d’obtenir une fourchette d’indemnité  ». Par exemple, le client a 14 % de chance d’obtenir entre 804 et 9.800 euros, ce qui est encore très large donc il y a encore une fonctionnalité avec une nouvelle répartition. Cette fonctionnalité peut être jumelée avec celle déterminant les éléments les plus influents, qui permet de connaître quels sont les arguments qui permettent de passer d’une tranche d’indemnité à la tranche supérieure ou inférieure.

Mais quel est réellement l’état de l’art en la matière ?

A l’heure actuelle, Predictice fonctionne en version bêta mais sa commercialisation est imminente. Les tarifs s’adapteront selon le nombre d’utilisateurs mais l’offre ne sera pas compartimentée par domaine du droit car « l’outil fonctionne sur tout par défaut précise Louis Larret-Chahine. Par contre, nous proposons aux grands groupes ou cabinets d’intégrer tous leurs contenus internes (décisions, mémos internes…) à Predictice qui devient un outil de recherche unique ». Cette intégration du savoir du cabinet dans l’outil est difficilement envisageable pour les petites structures pour des raisons d’organisation interne mais surtout de coûts.

Les 8 partenariats que la start-up a noué, 3 avec des directions juridiques et 5 avec des cabinets d’avocats multiservices ou très spécialisés, sont des partenariats de co-innovation. La version bêta est un très bon moyen de tester l’outil, de voir ce qui fonctionne, ce qui présente un véritable intérêt pour l’usager et ce qu’il faudrait améliorer.
Elle fonctionne actuellement avec environ 2.230.000 décisions, principalement de cours d’appel, Cour de cassation, Conseil d’Etat…

La justice prédictive, un axe de productivité pour l’avocat.

"La nature du travail juridique de l’avocat ne change pas, ce sont les moyens qui changent."

Avec la justice prédictive, la nature du travail juridique de l’avocat ne change pas, ce sont les moyens qui changent. Pour l’instant, les cabinets d’avocats partenaires n’utilisent pas tous l’outil de façon effective, mais ils savent déjà ce qu’il leur apportera. Pour Rui Cabrita, « le premier niveau d’information permet de définir un périmètre et de répondre aux questions de base du client : quelles sont mes chances de succès et combien je peux espérer ? Ces données statistiques présentent un avantage certain pour la relation-client. Mais ensuite, le principal travail de l’avocat sera de chercher cette statistique avec les arguments juridiques, ceux qui ont emporté la conviction. C’est la vraie plus-value de ce type d’outil car aujourd’hui, pour arriver à ce niveau de lecture, il faut chercher, analyser, comparer, classer toutes les décisions sur le sujet  ».
Un gain de temps et de performance précieux donc ! L’outil vient combler une inconnue et fournir des données dont l’avocat ne dispose pas aujourd’hui. Le client sera aussi moins enclin à remettre en cause une donnée statistique issue de la performance mathématique de l’outil qu’une donnée qu’il estime être subjective. L’avocat pourra mettre en perspective ses honoraires par rapport aux chances de succès et l’outil lui accorde un crédit supplémentaire.

Idées reçues sur la justice prédictive.

"L’outil va permettre de faire des arbitrages sur l’intérêt d’engager un contentieux."

La justice prédictive est, pour certains, de nature à freiner la prise de risque. Pas pour Louis Larret-Chahine : « C’est le propre de l’humain de se battre même quand il y a peu de chance de succès. Je ne pense pas qu’une statistique, si minime soit-elle, empêche un avocat ou un client déterminé de lancer une action en justice ». Au contraire, l’outil va permettre de faire des arbitrages sur l’intérêt d’engager un contentieux. « Il y a des clients qui, quoiqu’on leur conseille en feront une question de principe et seront prêts à dépenser plus d’honoraires que ce qu’ils peuvent obtenir du juge. Mais cela permettra de distinguer les contentieux de principe et les contentieux qui vont être adossés à un enjeu financier à comparer aux honoraires de l’avocat, estime Rui Cabrita. Et cette comparaison existe déjà à en croire le développement des plateformes traitant les petits contentieux  ».

La justice prédictive va probablement conduire à une homogénéisation de la jurisprudence. Pourtant, on en est encore loin. « Les résultats qu’on peut lire dans la presse ne sont pas tant le résultat d’outil mature mais une illustration de la recherche et développement, ce n’est que du prototypage.  » estime Rui Cabrita. Le défi à relever dans les mois à venir est de passer du prototypage à des outils fonctionnels. Mais même dans ce cas, pour arriver à cette uniformisation, il faudrait que l’outil fonctionne avec toutes les décisions de justice et que tous les avocats et les magistrats l’utilisent. « Je ne pense pas qu’il y aura un excès de crédit donné à ce type d’outil et une dictature de l’algorithme. D’ailleurs, malgré l’existence de courants jurisprudentiels, des revirements peuvent intervenir  » conclut l’avocat.
L’algorithme fait ressortir l’état du droit à un moment T. Mais cela n’empêchera pas ce dernier de changer quelques mois ou années plus tard…

Laurine Tavitian Rédaction du Village de la Justice
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