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La différence d’approche entre le Comité des droits de l’Homme et la Cour européenne en matière de liberté de religion : le cas du turban. Par François Jacquot, Avocat.
Parution : lundi 6 mars 2017
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Le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU et la Cour européenne des droits de l’Homme sont deux organes judiciaires internationaux dont le but est de faire respecter les libertés fondamentales.
Pourtant, en matière de liberté de religion, leur approche est parfois totalement opposée, comme en témoignent leurs décisions sur le port du turban Sikh sur les photographies d’identité.

Un choix s’offre aux requérants qui souhaitent saisir une juridiction internationale lorsqu’ils ont subi une violation de la liberté de religion.
D’un côté, il y a le Comité des Droits de l’Homme de l’O.N.U, de l’autre la Cour européenne des droits de l’Homme.

Différence de nature entre la Cour Européenne des Droits de l’Homme et le Comité des droits de l’Homme de l’O.N.U.

En substance, le texte des conventions internationales (ou régionales) que ces juridictions sont chargées d’appliquer, soit l’article 18 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP) [1] et l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme, [2] est très similaire.

Les deux conventions créent des obligations objectives pour les États qui font échec au principe traditionnel de la réciprocité des traités en leur imposant des obligations à l’égard des individus.

Pour autant, on ne saurait considérer que les deux « juridictions » sont identiques. En effet, le Comité des Droits de l’Homme n’est pas véritablement un organe juridictionnel. Il s’agit en réalité d’un comité d’experts indépendants [3] dont les décisions, ou plutôt les constatations, sont souvent présentées comme dénuées de force obligatoire.

La Convention européenne dont l’article 39 prévoit expressément la création d’une juridiction « afin d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention et de ses Protocoles ». L’article 40 dispose qu’elle se compose de « juges » qui doivent « réunir les conditions requises pour l’exercice de hautes fonctions judiciaires ou être des jurisconsultes possédant une compétence notoire », et l’article 46 complète ce dispositif en obligeant « les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ».

A l’inverse, aucune disposition du PIDCP ne définit ni la nature Comité des Droits de l’Homme, ni la force de ses décisions.

Pourtant, cette différence entre les deux organes doit être sérieusement nuancée car le fonctionnement du Comité est très proche de celui de la Cour européenne.
Il faut ainsi se rappeler que l’article 5(2)a du protocole facultatif du Pacte tout comme l’article 35(2)b de la Convention européenne des droits de l’Homme, ne permet l’examen d’une requête que lorsque la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ; or, dans cette perspective, le Comité des droits de l’Homme est considéré comme une instance internationale de règlement.

Par ailleurs, le Comité des droits de l’Homme a peu à peu étoffé sa jurisprudence en s’efforçant de rendre contraignantes ses constatations. Se reposant sur le paragraphe 3 a) de l’article 2 du PIDCP, il rappelle régulièrement qu’un État, partie au Pacte, est tenu de fournir à l’auteur un recours utile. De plus, l’État, partie au Pacte, doit prendre en compte ses obligations en vertu du Pacte, au besoin en modifiant ses pratiques administratives, voire en révisant son cadre normatif.

Il souligne également que l’État, partie au Pacte, est, en outre, tenu de veiller à ce que des violations analogues à celles constatées ne se reproduisent pas à l’avenir. Le Comité va même jusqu’à demander aux États condamnés de lui adresser dans un délai imparti, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations.

Ainsi, même si les États demeurent formellement libres de donner la suite qu’ils entendent aux constatations du Comité, le PIDCP est une convention obligatoire dont ils se sont obligés à respecter les termes, qui les contraint à mettre leurs législations et pratiques en conformité avec son texte, et les force à assurer de bonne foi la protection effective des droits garantis.

La jurisprudence du Comité est d’ailleurs revêtue d’une telle autorité que la Cour européenne n’hésite pas à y faire référence dans ses arrêts.

C’est donc tout à fait logiquement que l’Observation générale n°33 d’octobre 2008 indique :
« Même si la fonction conférée au Comité des droits de l’Homme pour examiner des communications émanant de particuliers n’est pas en soi celle d’un organe judiciaire,les constatations qu’il adopte en vertu du Protocole facultatif présentent certaines caractéristiques principales d’une décision judiciaire ».
Les constatations du Comité « sont le résultat d’un examen qui se déroule dans un esprit judiciaire, marqué notamment par l’impartialité et l’indépendance des membres du Comité, l’interprétation réfléchie du libellé du Pacte et le caractère déterminant de ses décisions » (même observation, § 11).

La procédure est contradictoire et se déroule dans des conditions qui respectent les exigences du procès équitable. Au delà de l’aspect procédural, le Comité tranche bien un différent entre un État et un particulier, sur le fondement du droit, et ses décisions sont motivées comme toute décision judiciaire.

Le fait que l’étendue de ses pouvoirs n’inclut pas la réparation des conséquences dommageables de la violation du PIDCP, n’implique pas qu’il n’est pas une juridiction, mais uniquement que ses décisions constituent des jugements de type déclaratif. Cette affirmation doit cependant être relativisée car, comme cela a déjà été indiqué, le Comité n’hésite pas à indiquer aux États les modalités de réparation qu’ils doivent adopter en vertu de leur obligation d’assurer un recours utile. C’est pourquoi, il retient finalement que les États sont « tenus de prendre des mesures appropriées pour donner un effet juridique aux constatations du Comité concernant l’interprétation et l’application du pacte dans les cas particuliers soumis au titre du protocole facultatif » (Cf. Denzil Roberts c. Barbade, 19 juillet 1994, n°504/1992). [4]

Aujourd’hui, un État de droit comme la France peut difficilement nier la valeur obligatoire des décisions du Comité des Droits de l’Homme même si, certains fonctionnaires ou responsables politiques, toisent encore cette juridiction avec un certain mépris parfaitement injustifié.

En conséquence, si l’on part du principe que la jurisprudence du Comité des droits de l’Homme doit être placée sur le même plan que celle de la Cour européenne des droits de l’Homme, il est intéressant d’étudier la position respective de ces juridictions sur la question de la liberté de religion.

La liberté de religion est mieux appréhendée par le Comité des droits de l’Homme

Compte tenu de la très haute considération qui est due à la Cour européenne des droits de l’Homme, il est étonnant de constater que la liberté de religion n’y est pas appréhendée de la même façon que devant le Comité des Droits de l’Homme.
On peut même affirmer qu’il existe des différences d’approche extrêmement importantes entre les deux organes. En particulier, les signes religieux sont au cœur d’un bras de fer entre Genève et Paris, ainsi que cela a déjà été souligné par certains spécialistes. [5]

Cette saga concerne notamment l’apposition d’une photographie tête nue sur les documents administratifs.

Le cas d’un membre de la communauté Sikh, M. Shingara Mann Singh à qui la Préfecture du Val d’Oise a refusé, en 2004, de délivrer un duplicata de permis de conduire au motif qu’il apparaissait coiffé d’un turban sur les photographies d’identité produites, est tout à fait révélateur. En 2005, ce même individu a été confronté à une opposition similaire des autorités françaises pour le renouvellement de son passeport.

Après une série de recours devant les autorités administratives et judiciaires françaises, le requérant a finalement été débouté par le Conseil d’État qui, par arrêt du 15 décembre 2006, a rejeté son argumentation sur l’atteinte discriminatoire à la liberté de religion dont il s’estimait victime dans le cadre du contentieux lié à son « permis de conduire ». [6]

De la même façon, le requérant a été débouté par les juridictions administratives de son recours relatif au renouvellement de son passeport. [7] Estimant qu’il ne disposait pas d’un recours effectif devant le Conseil d’État, lequel avait déjà rejeté son pourvoi dans l’affaire du permis de conduire, M. Shingara Mann Singh a décidé de porter directement l’affaire devant le Comité des droits de l’Homme par une requête déposée le 15 décembre 2008.

Le 11 juin 2007, il avait déjà saisi la Cour européenne du contentieux relativement au permis de conduire, de sorte qu’en substance, les deux juridictions internationales se trouvaient saisies d’une problématique juridique tout à fait similaire, sans qu’il soit possible à l’État français de soutenir une quelconque irrecevabilité résultant de l’interdiction d’examiner une requête lorsque la même question est déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou, de règlement.

Ainsi, la stratégie du requérant a donc obligé les deux juridictions internationales à statuer, chacune de son côté, sur une problématique quasi identique.

Or, par une décision du 13 novembre 2008, la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré la requête de M. Mann Singh comme étant manifestement mal fondée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Le contenu des arguments mérite qu’on s’y attache.

La Cour ne conteste pas la position du requérant aux termes de laquelle « la religion sikhe impose à ses membres le port du turban en toutes circonstances. Celui-ci est considéré comme étant non seulement au cœur de leur religion, mais également au cœur de leur identité » et, par voie de conséquence, « il s’agit d’un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction ».

Refuser le port du turban sur une photographie est donc bien « une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion et de conscience ».

Mais la Cour européenne va considérer que « la mesure litigieuse était ’nécessaire dans une société démocratique’ au sens du second paragraphe de l’article 9 de la Convention », autrement dit que l’obligation du port de la tête nue sur une photographie d’identité est justifiée par des impératifs de sécurité.

Pourquoi est-elle justifiée ? C’est toute la question et les motifs adoptés par la Cour européenne des droits de l’Homme ont de quoi interpeller.

D’abord, pour fonder sa décision, la Cour a rappelé quelques précédents déjà jugés par elle au sujet du port du turban. Ainsi, elle a évoqué le fait que « le port obligatoire d’un casque de protection était une mesure nécessaire pour les motocyclistes et que l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion était justifiée pour la protection de la santé de l’intéressé » (X c. Royaume-Uni (no 7992/77, décision de la Commission du 12 juillet 1978, Décisions et rapports (DR) 14, p. 234-235).

Elle s’est également référé à « l’obligation faite à une personne de retirer son turban ou son voile lors de contrôles de sécurité aux aéroports ou dans une enceinte consulaire » (Phull c. France(déc.), no 35753/03, CEDH 2005 I, et El Morsli c. France (déc.), no 15585/06, 4 mars 2008) qui, selon sa jurisprudence, ne constituent pas une atteinte à l’exercice du droit à la liberté de religion.

Or, la problématique des titres d’identité n’est pas comparable à celle du port du casque sur une motocyclette. Soit dit en passant, si l’on peut considérer que le port du casque peut s’avérer obligatoire sans enfreindre la liberté de religion, certains états, tels l’Angleterre, se sont fort bien accommodés de la religion Sikh en accordant une dérogation réglementaire. Cela prouve qu’en matière de droits de l’Homme, les États peuvent avoir des standards plus élevés que ceux de la Cour européenne. D’autant que cette dernière, en laissant une marge d’appréciation aux états, notamment lorsqu’il n’y a pas de consensus européen, a tendance à affaiblir la protection des droits fondamentaux.

On n’oubliera pas non plus de signaler que l’Angleterre, encore elle, a formé des bataillons de soldats Sikhs coiffés du turban, ce qui montre qu’une politique de sécurité peut très bien se concilier avec des exigences religieuses, ce d’autant plus qu’il serait fort dommage de se priver des Sikhs qui ont toujours été considérés comme de formidables combattants.

Il est également bon de se rappeler qu’au Canada, quatre membres de la communauté Sikh ont figuré dans le premier gouvernement de l’actuel Premier Ministre en portant leur turban, ce qui ne semble avoir choqué personne dans ce pays.

Pour en revenir à la problématique des titres d’identité, il faut avoir en tête que les Sikhs ne coupent pas leurs cheveux qu’ils enroulent sous leur turban et attachent au moyen d’un peigne rituel. Le Kesh représente le port des cheveux longs non coupés et signifie l’acceptation de Dieu dans sa vie, à l’image du premier gourou de cette religion, Guru Nanak. Le Kanga est un peigne en bois porté dans les cheveux.

En lisant la décision d’irrecevabilité prononcée par la Cour européenne des droits de l’Homme au sujet du permis de conduire, on ne peut qu’être frappé par son manque de pragmatisme et son caractère éminemment théorique :
« ... la photographie d’identité avec ’tête nue’, apposée sur le permis de conduire, est nécessaire aux autorités chargées de la sécurité publique et de la protection de l’ordre public, notamment dans le cadre de contrôles effectués en relation avec les dispositions du code de la route, pour identifier le conducteur et s’assurer de son droit à conduire le véhicule concerné. De tels contrôles sont nécessaires à la sécurité publique au sens de l’article 9 § 2 de la Convention. La Cour souligne, à cet égard, que la réglementation litigieuse s’est montrée plus exigeante en la matière en raison de l’augmentation des risques de fraude et de falsification des permis de conduire ». [8]

Pourtant, la Cour européenne admet dans les prémisses de sa décision que le turban n’est pas uniquement un signe religieux car il représente l’identité des Sikhs. Le corps d’un Sikh forme une unité identitaire qui comprend le turban coiffant sa tête.

Or, la photographie d’identité, comme son nom l’indique, vise à reconnaître la personne. Ainsi, par le grand des paradoxes, le Sikh devient quasi méconnaissable sur la photographie d’identité tête nue. La raison en est fort simple. En effet, un Sikh ne se coupe jamais les cheveux et se coiffe toujours du turban en public. Il y a donc une distorsion considérable entre son apparence en public et son apparence sur une photographie tête nue où apparaîtrait sa longue chevelure. En conséquence, il serait difficile de le reconnaître lors d’un contrôle d’identité et les autorités pourraient alors être tentées de lui faire ôter son turban, ce qui achèverait encore plus de porter atteinte à sa dignité.

Par ailleurs, en exigeant la tête nue pour un Sikh, on augmente singulièrement les risques de fraude au lieu de les diminuer, pour les raisons qui viennent d’être évoquées.

Avec une décision si peu motivée fondée sur des stéréotypes, il fallait s’attendre à ce qu’une autre juridiction internationale appréhende les choses différemment. Et c’est ce qu’à fait le Comité des Droits de l’Homme dans l’affaire du passeport dont l’a saisi le même requérant, en condamnant la France pour atteinte à la liberté de religion par une décision du 26 septembre 2013. Il rappelle lui aussi que « le turban est considéré non seulement comme étant un devoir religieux, mais également comme lié à l’identité personnelle ».

Le Comité a examiné la question d’une manière on ne peut plus concrète :
« Le Comité observe toutefois que l’État partie n’a pas expliqué pourquoi le port d’un turban sikh couvrant la partie supérieure de la tête et une partie du front, mais laissant le reste du visage clairement visible, rendrait l’identification de l’auteur moins aisée que s’il apparaissait ’tête nue’, alors même qu’il porte son turban à tout moment.
Par ailleurs, l’État partie n’a pas expliqué dans des termes spécifiques comment une photographie d’identité ’tête nue’ d’une personne qui se montre toujours en public tête couverte servirait à faciliter son identification dans la vie de tous les jours et à combattre les risques de falsification et de fraude des passeports »
. [9]

Voilà qui tranche avec l’approche très décevante de la Cour européenne des droits de l’Homme.

En effet, alors que les juges strasbourgeois ont pris pour argent comptant, sans les scruter soigneusement, les prétendues justifications invoquées par l’État français pour justifier sa règle de la photographie tête nue, il s’avère que devant le Comité des droits de l’Homme, la France s’est montrée incapable de démontrer l’utilité de cette règle de sécurité. Pire, le Comité a laissé entendre que cette mesure était totalement contre-productive en la matière. Un comble s’agissant d’un passeport.

On relativise d’ailleurs très rapidement cette question de l’identification des passagers d’un vol au moyen du passeport lorsque l’on sait qu’un pays comme les USA qui est pourtant bien connu pour sa rigueur sécuritaire dans les aéroports, tolère sans difficulté le port du turban sur ce titre de voyage. Et il n’est pas le seul dans le monde.

Par ailleurs, le Comité s’est montré très attentif à la protection de la liberté de religion en ajoutant « que même si l’obligation d’ôter son turban pour prendre une photographie d’identité peut être qualifiée comme une mesure ponctuelle, elle entraînera une ingérence potentielle à la liberté de religion de l’auteur qui apparaîtrait sans son couvre-chef religieux porté en permanence sur une photographie d’identité et donc pourrait être contraint à ôter son turban lors de contrôles d’identification ».

Sur ce même point, la Cour européenne s’était quant à elle contentée de constater que « les modalités de la mise en œuvre de tels contrôles entrent dans la marge d’appréciation de l’État défendeur, et ce d’autant plus que l’obligation de retirer son turban à cette fin ou, initialement, pour faire établir le permis de conduire, est une mesure ponctuelle (voir Phull et ElMorsli précités) ».

Deux approches radicalement opposées qui surprennent alors que les standards internationaux en matière de libertés fondamentales devraient être proches, voire quasi identiques.

Cela en dit long sur la différence culturelle qui existe entre la Cour européenne des droits de l’Homme, de plus en plus marquée par la problématique de la laïcité à la française ou à la turque et le Comité des Droits de l’Homme plus sensible à la question des « vêtements » religieux compte tenu du nombre d’États asiatiques entrant dans sa composition.

Au fond, le véritable problème réside, d’une part, dans le fait que la Cour européenne a fait de la laïcité une valeur protégée par la Convention européenne [10], alors qu’elle n’y figure pas du tout et, d’autre part, qu’elle a surtout été confrontée au sujet du voile, un problématique bien différente de celle du turban.

En outre, le contexte des dossiers dont la Cour a été saisie est relatif à des pays comme la Turquie ou comme la France où la laïcité est un principe fondamental. Se mêlent, en outre à cette question, des aspects liés à l’égalité des sexes.

Cela est très marquant dans l’affaire Leyla Sahin qui a donné lieu à un arrêt rendu par la plus haute instance de la Cour européenne, la Grand chambre. La Cour a consacré des développements importants au « principe de laïcité et le port de tenues religieuses » dans la société turque :
« La République turque s’est construite autour de la laïcité. Avant et après la proclamation de la République le 29 octobre 1923, la séparation des sphères publique et religieuse fut obtenue par plusieurs réformes révolutionnaires : le 3 mars 1923, le califat fut aboli ; le 10 avril 1928, la disposition constitutionnelle selon laquelle l’islam était la religion d’État fut supprimée ; enfin, par une révision constitutionnelle intervenue le 5 février 1937, le principe de laïcité acquit valeur constitutionnelle (article 2 de la Constitution de 1924 et article 2 des Constitutions de 1961 et 1982, repris au paragraphe29 ci-dessus) ». [11]

Elle s’est donc appuyée sur une tradition historique et constitutionnelle très forte en Turquie.

La Cour s’est également placée sur le terrain de la dignité de la femme et sur celui de l’égalité des sexes en rappelant d’abord l’histoire propre à la Turquie :
« L’idéal républicain était défini à travers la visibilité publique de la femme et sa participation active à la société. Par conséquent, à l’origine, l’émancipation de la femme à l’égard des contraintes religieuses et la modernisation de la société ont été pensées ensemble ». [12]

La Cour européenne fait état de l’affaire Dahlab qui concernait une enseignante chargée d’une classe de jeunes enfants et dans laquelle « la Cour a notamment mis l’accent sur le ’signe extérieur fort’ que représentait le port du foulard par celle-ci et s’est interrogée sur l’effet de prosélytisme que peut avoir le port d’un tel symbole dès lors qu’il semblait être imposé aux femmes par un précepte religieux difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes. Elle a également noté la difficulté de concilier le port du foulard islamique par une enseignante avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que, dans une démocratie, tout enseignant doit transmettre à ses élèves ».

Mais, quoi qu’on en pense, de telles considérations ne sont pas transposables au cas du turban sur les titres d’identité, puisque la Cour européenne ne s’est placée que sur le terrain de la sécurité pour rejeter le recours du requérant.

Quand à la question de l’égalité des sexes, elle n’est pas une problématique chez les Sikhs puisque les femmes portent également un couvre chef.

Pour conclure, on peut se demander si la Cour européenne n’aurait pas sacrifié la communauté Sikh pour ne pas rouvrir le débat sur le voile.

François Jacquot Avocat à Paris

[1L’article 18 al. 1 du PIDCP stipule :
"1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement.
2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui".

[2L’article 9 de la CEDH stipule :
"1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui".

[3Article 28 du PIDC :
"1. Il est institué un comité des droits de l’homme (ci-après dénommé le Comité dans le présent Pacte). Ce comité est composé de dix-huit membres et a les fonctions définies ci-après.
2. Le Comité est composé des ressortissants des Etats parties au présent Pacte, qui doivent être des personnalités de haute moralité et possédant une compétence reconnue dans le domaine des droits de l’homme. Il sera tenu
compte de l’intérêt que présente la participation aux travaux du Comité de quelques personnes ayant une expérience juridique".

[4Voir sur ce sujet, Yann Kerbrat, "Aspects du droit international général dans la pratique des comités institués par les Nations Unies dans le domaine des droits de l’Homme (2008-2009), Annuaire Français de droit international, LV. 2009, CNRS.

[5Les signes religieux sont au cœur d’un bras de fer entre Genève et Paris : la saga Singh, par Emmanuelle BRIBOSIA, Professeur à l’Institut d’Études européennes et à la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles, Directrice de la section juridique de l’Institut d’Études européennes ; Gabrielle CACERES, Doctorante à l’Institut d’Études européennes et à la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles, Aspirante du Fonds national de la recherche scientifique (F.N.R.S.) et Isabelle RORIVE, Professeur à la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles.

[6C.E, 15 décembre 2006, n° 289946, Association UNITED SIKHS et Shingara. Voir aussi l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat en référé le 6 mars 2006, n° 289947.

[7TA Cergy-Pontoise, 29 juin 2006, dossier n°0601599-2 ; CAA de Versailles, 24 janvier 2008 : décisions jointes en annexes de la présente note.

[8CEDH, 13 novembre 2008, req n°24479/7.

[9Comité des droits de l’Homme, 26 septembre 2013, communication n° 1928/2010.

[10CEDH, Grand Chambre, Leyla Sahin c. Turquie, req. n°44774/9810 novembre 2005, §.114 : »Comme la chambre l’a souligné à juste titre (paragraphe106 de son arrêt), la Cour trouve une telle conception de la laïcité respectueuse des valeurs sous-jacentes à la Convention. Elle constate que la sauvegarde de ce principe, assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat turc qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie, peut être considérée comme nécessaire à la protection du système démocratique en Turquie. Une attitude ne respectant pas ce principe ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester la religion et ne bénéficiera pas de la protection qu’assure l’article 9 de la Convention (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 93)"

[11CEDH, Grande Chambre, Leyla Sahin c Turquie, req. n° 44774/98, 10 novembre 2005, §.30.

[12Idem, §.32.