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Regards croisés sur la polyvalence, qualité incontournable du juriste.
Parution : jeudi 9 mars 2017
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« Juriste polyvalent » serait-il un euphémisme ? Oui, comme en témoignent deux membres du Comité des jeunes juristes de l’AFJE [1]. Julie Fabert (27 ans), juriste d’affaires pour SPIE, et Anaïs Kuadjovih (29 ans), juriste achats et référencement chez Auchan, ont ainsi découvert par les stages puis leur premier emploi, que le poste allait au-delà de la compétence juridique.
Le juriste se doit d’être ouvert et de savoir s’adapter aux situations comme à ses interlocuteurs, d’aller à leur rencontre, de comprendre leurs enjeux, pour accomplir ses missions. Une dimension qui n’est pas toujours perçue lorsque l’on envisage de devenir juriste d’entreprise...

Clarisse Andry : Avez-vous constaté, lorsque vous avez commencé votre vie professionnelle, une demande de polyvalence au juriste ?

Julie Fabert : J’ai effectivement été confrontée à cette demande de polyvalence dès ma prise de poste. Je dois d’abord être polyvalente dans mes missions juridiques, car je vais traiter différents droits : le droit du travail, le droit des contrats, le droit des marchés publics, ou encore droit de la construction/assurances. Ensuite dans mes fonctions, car il va me falloir négocier, rédiger, former, conseiller, traiter des dossiers. Mais la plus grande polyvalence demandée est de devoir adapter mon discours juridique à mes interlocuteurs, quels qu’ils soient : conducteurs de travaux, responsables d’affaires qui sortent de l’école d’ingénieur ou qui ont 30 ans d’ancienneté, chefs de service, jusqu’aux directeurs.

« La plus grande polyvalence est de devoir adapter mon discours juridique à mes interlocuteurs. » (J. Fabert)


Anaïs Kuadjovih : La demande de polyvalence dans le métier de juriste d’entreprise est effectivement là. Celle liée aux compétences juridiques multiples dépend de la taille de l’entreprise. De mon côté, je travaille depuis six ans pour une entreprise d’une taille assez importante, qui privilégie la spécialisation des juristes. J’interviens sur des problématiques liées au droit de la distribution. L’entreprise ne me demandera pas de traiter des problématiques de droit du travail car nous avons des spécialistes de cette matière. En dehors des compétences juridiques, on réalise vite que l’on fait plus que de l’analyse de textes de droit ou de contrats : il faut faire preuve d’énormément de pédagogie. Le juriste doit pouvoir banaliser son discours et être un très bon communicant. Le message doit être bon juridiquement mais également être accessible à tous, à défaut, les effets escomptés ne seront pas là.

Pensez-vous qu’il s’agit d’une évolution naturelle ou logique du métier de juriste d’entreprise ?

Julie Fabert

Julie Fabert : Oui, c’est à mon sens assez logique car cela signifie s’adapter au milieu économique et à celui de l’entreprise, qui est aussi là pour gagner de l’argent. Le juriste ne peut pas rester cantonné dans un rôle de conseil juridique « bête et méchant ». Il doit se tourner davantage vers ce qu’on pourrait appeler un juriste opérationnel : il doit adapter son conseil afin de, certes protéger les intérêts de l’entreprise, mais surtout s’adapter à la logique affaires tout en prenant de la hauteur. C’est ainsi que le juriste devient réellement proactif dans l’entreprise : il doit connaître les problématiques qui se posent à celle-ci et aux différents opérationnels pour les anticiper. Le suivi de l’actualité économique ou politique joue aussi un rôle important.

Anaïs Kuadjovih : Je pense que c’est une exigence qui a toujours existé, et que c’est l’une des raisons pour lesquelles on choisit le métier de juriste plutôt que celui d’avocat. En étant dans l’entreprise, il faut forcément être plus polyvalent et orienté business. En effet, nos interlocuteurs ont besoin de juristes opérationnels, qui recherchent des solutions aux problèmes et non pas des problèmes aux solutions.
De la même manière, il est indispensable de connaître le métier des interlocuteurs que l’on accompagne, leur quotidien et les termes techniques attachés à leur activité. Par exemple, lorsque je travaille avec les acheteurs, qui négocient les contrats avec les fournisseurs, si je ne connais pas des notions clés comme « remise », « marge arrière » ou « ristourne de fin d’année », il va être difficile de leur fournir un accompagnement de qualité.

Avez-vous été surprises, ou étiez-vous préparées à cette demande ?

Anaïs Kuadjovih

Julie Fabert : Personnellement, je n’ai pas été forcément surprise, car je suis d’une nature à aller vers les gens et à m’adapter à l’environnement. J’ai donc aimé pouvoir échanger et travailler en équipe selon différentes problématiques. Mais je n’y étais pas bien préparée. A la fac, on étudie les matières en fond, mais on n’apprend pas forcément à être proactif et force de propositions. Cela a nécessité un peu de travail personnel et j’ai également eu la chance d’avoir eu une bonne manager. J’ai ainsi appris qu’il fallait toujours apporter une réponse aux opérationnels, même si c’était difficile d’un point de vue juridique. Par exemple, il faut parfois mieux décrocher son téléphone qu’envoyer un mail, ne pas hésiter à aller sur le terrain, interroger les opérationnels sur ce qu’ils font techniquement.

Anaïs Kuadjovih : Non, je n’ai pas été surprise. J’ajouterai même que c’est un élément qui a conforté mon choix de vouloir devenir juriste. L’université n’apprend pas aux étudiants en droit à adapter leurs discours : en entreprise, on ne parle pas à des professeurs de droit, mais à des personnes dont le métier est totalement différent du nôtre. Mes stages, notamment mon stage de fin d’étude en alternance, et mon premier manager, m’ont permis de me préparer à cet aspect du métier.

Cette polyvalence est-elle lourde à porter au quotidien ?

Julie Fabert : Cela demande du travail, car cela signifie que je ne vais pas rester dans mon bureau à attendre que le travail tombe. Mais cela me convient et va dans l’idée que je me fais du métier de juriste : je suis toujours en mouvement, j’apprends toujours, j’approfondis différentes matières juridiques, je travaille avec des profils très divers, ce qui participe à la variété des missions. C’est donc plutôt positif.

« On choisit d’être juriste notamment pour son caractère polyvalent. » (A. Kuadjovih)


Anaïs Kuadjovih : Pas du tout. Selon moi, on choisit d’être juriste notamment pour son caractère polyvalent. Il s’agit d’une véritable composante du métier. A mon sens, si la polyvalence est lourde à porter, c’est que le juriste s’est trompé de voie !

Que conseilleriez-vous aux futurs juristes pour se préparer à cette exigence de polyvalence ?

Julie Fabert : Les stages sont très formateurs, ils permettent de se confronter au monde de l’entreprise. Avant d’effectuer mes stages, je ne me rendais pas forcément compte du métier de juriste. Un stage permet de se rendre compte que pour être entendu, il faut certes un discours juridiquement bon, mais qui se conforme aux intérêts de entreprise. Si on commence son premier emploi avec beaucoup de préjugés, on peut être déçu et avoir du mal à s’adapter. Les réseaux peuvent aussi être intéressants pour rencontrer des juristes en place, discuter et savoir comment ils perçoivent leur métier.

Anaïs Kuadjovih : Multiplier les stages dans diverses entreprises est primordial. Cela permet d’avoir un premier aperçu des différences entre le métier de juriste en entreprise et le métier d’avocat. Je conseille toutefois de ne pas attendre la dernière année pour les réaliser, contrairement à ce que font beaucoup d’étudiants. Enfin, il faut entretenir sa curiosité, et voir plus loin que le droit.

Propos recueillis par Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice

[1Le Comité des jeunes juristes (CJ²), au sein de l’AFJE, propose aux jeunes juristes (entre zéro à cinq ans d’expérience), de constituer un réseau, de favoriser les échanges avec les juristes seniors ou d’autres professions du droit, ou encore de prendre part aux réflexions liées à la profession et à son évolution. Lancé fin 2012, il compte aujourd’hui 4.300 adhérents.