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La France clarifie le régime de l’immunité d’exécution à l’égard des biens des Etats étrangers. Par Victor Aupetit.
Parution : vendredi 10 mars 2017
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La loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin II, a été publiée au Journal officiel le 10 décembre 2016. Un amendement a modifié le projet de loi pour étendre l’immunité des États face aux mesures conservatoires et aux mesures d’exécution forcées.

La question de l’immunité - au confluent des relations internationales et de la vie économique - méritait pourtant un débat approfondi. Elle suppose en effet de trouver un équilibre entre les droits des États et ceux de leurs créanciers privés. Or, parachutée dans un amendement au milieu de la foisonnante Sapin II par le Quai d’Orsay, ce débat est rendu stérile.

L’article 59 [1] de la loi telle que publiée n’en renforce pas moins l’immunité des États face à leurs créanciers, en assurant une meilleure protection des biens d’États étrangers visés par des saisies en France. Dès lors, ces États jouissent-ils, comme en Chine, d’une « immunité quasi-absolue » [2] ? On est en droit de le penser.

Genèse

Quand un État se comporte comme une personne privée, il ne peut se prévaloir de ses privilèges pour ne pas payer ses dettes. C’est sur ce fondement qu’en 1929, dans une affaire concernant l’ex-URSS [3], en France il avait été mis fin au régime de l’immunité absolue des États.

Une telle restriction de l’immunité entrainera d’ailleurs une distinction entre d’une part les actifs affectés aux activités souveraines, telles que la diplomatie ou la défense, qui sont protégés, et d’autre part, les biens affectés par l’État étranger à ses activités commerciales, qui le sont moins. Ces principes ont été plus tard codifiés dans la convention des Nations Unies de 2004 [4], reconnue par la France, mais non transposée dans la loi.

Contrairement à ce que martèle Bercy aujourd’hui, l’article 59 de la loi Sapin II n’est pas une simple réplique de la convention des Nations Unies de 2004. Au contraire, il introduit des modifications, des nouveautés et crée in fine, des conditions semble-t-il beaucoup plus restrictives à l’égard des créanciers.

En effet, les nouveaux articles L. 111-1-1 à L. 111-1-3 introduits au Code des procédures civiles d’exécution par cet article 59 encadrent plus strictement la mise en œuvre des mesures d’exécutions forcées en France à l’encontre d’États condamnés par décision de justice étatique ou par sentence arbitrale, et protègent leurs biens contre toute saisie, sur un plan pratique.

L’autorisation préalable du juge, soumise à conditions

C’est ainsi que la partie ayant obtenu l’exequatur d’une sentence arbitrale condamnant un État étranger [5] ne pourra plus faire directement procéder à une mesure d’exécution sur des biens de cet État, situés sur le territoire français. Désormais, toute saisie devra préalablement avoir été autorisée par le juge, par une ordonnance rendue sur requête [6]. Si cette demande préalable échappe au principe du contradictoire dans un premier temps, l’effet de surprise cesse en cas d’appel d’une ordonnance de refus d’autorisation, laquelle rend également obligatoire la présence du parquet.

En outre, l’article L. 111-1-2 du Code des procédures civiles d’exécution circonscrit l’autorisation préalable du juge à certaines conditions. En effet, les mesures d’exécution forcées ne pourront être accordées que si : (i) « l’Etat concerné a expressément consenti à l’application d’une telle mesure », (ii) « a réservé ou affecté ce bien à la satisfaction de la demande qui fait l’objet de la procédure », ou si enfin (iii) « le bien en question est spécifiquement utilisé ou destiné à être utilisé par ledit État autrement qu’à des fins de service public non commerciales et entretient un lien avec l’entité contre laquelle la procédure a été intentée ».

Ainsi, la saisie, même conservatoire, ne devra viser que les biens d’entités directement liées au contentieux ou vis-à-vis desquels un État aurait spécifiquement renoncé à son immunité. En creux, on ressent qu’une mesure d’exécution forcée, bien que possible en théorie, sera très difficile à mettre en œuvre, si ce n’est impossible en pratique, notamment du fait de la difficulté d’apporter la preuve du caractère commercial du bien [7]. La frontière entre les biens d’un État considérés comme relevant du service public et ceux affectés à une activité commerciale est en effet délicate à établir [8].

Une renonciation expresse et spéciale pour les biens diplomatiques

L’article 59 de la loi Sapin II permet aussi de clarifier tant la définition des biens diplomatiques, en ce compris les comptes bancaires, immunisés des saisies, que les conditions d’une renonciation par un État à cette immunité. En effet, le nouvel article L. 111-1-3 du Code des procédures civiles d’exécution vise à renforcer l’immunité des biens diplomatiques, en exigeant une renonciation expresse et spéciale à son immunité de la part de l’État pour la mise en œuvre d’une mesure d’exécution forcée à son encontre et celui des biens en cause. Cet article nous semble constituer un recul par rapport à une jurisprudence récente de la Cour de cassation qui apparaissait avoir supprimé l’exigence d’une « renonciation spéciale » pour s’en tenir à une « renonciation expresse » appréciée largement [9].

Un obstacle à l’exécution de la chose jugée

Avant que ce nouveau dispositif ne se trouve dans la loi nouvelle, l’État visé ne pouvait agir qu’a posteriori en contestant la saisie devant le juge. C’est ce qu’avait fait la Russie ces derniers mois, en obtenant gain de cause à propos d’une tentative de saisie sur la cathédrale russe du quai Branly intentée par les ex-actionnaires de la société Yukos, lesquels étaient parvenus en juillet 2014, devant un tribunal constitué sous l’égide de la Cour permanente d’arbitrage à la Haye, à faire condamner la Russie à payer environ 50 milliards de dollars d’indemnité.

Désormais, un juge se prononcera en amont sur le bien-fondé d’une saisie. Or, selon Me Emmanuel Gaillard, conseil des créanciers de la Russie dans cette affaire, cette loi pourrait empêcher la mise en œuvre des condamnations contenues aux sentences arbitrales et les priver ainsi de tout effet en France [10]. In fine, ce dispositif semble constituer tout autant une dévalorisation des sentences arbitrales qu’un obstacle à l’exécution de la chose jugée en France.

Du sur mesure pour la Russie

Dans une note adressée à l’ambassade de France à Moscou, en mars 2015, l’État russe avait menacé la France de représailles « contre toute tentative d’application de mesures conservatoires ou exécutoires à l’égard de biens russes ». Ces menaces ont été réitérées dans une loi de représailles, votée par la Russie en janvier 2016, à l’encontre des pays où ont lieu des saisies de biens détenus par l’État russe.

On peut penser que de telles pressions diplomatiques aient pu conduire la France, pour des considérations de politique étrangère, à introduire les stipulations de l’article 59 de la loi Sapin II au milieu du dispositif du « porte-avions » Sapin II, considéré comme un texte hétéroclite et sans unité abordant des sujets variés dépourvus de liens entre eux [11]. Les saisies au profit de créanciers d’États étrangers étant devenues plus difficiles à mettre en œuvre en France, les ex-actionnaires du groupe pétrolier Yukos voient compromises leurs chasses aux biens russes dans l’Hexagone. En s’empressant de changer les règles du jeu, la France aurait ainsi cédé aux oukases du gouvernement russe et offert un beau cadeau à son président [12], Monsieur Vladimir Poutine.

Au-delà de cette nouvelle affaire russe, des entreprises françaises engagées dans des procédures arbitrales introduites contre des États, pourraient ainsi plus généralement pâtir de l’article 59 pour tenter de récupérer leurs créances. C’est le cas d’Orange contre la Jordanie [13], de Veolia contre l’Egypte [14] ou de Vicat contre le Sénégal [15]. En effet, les sentences qui pourraient être obtenues par ces entreprises françaises pourraient ne plus être, de fait, exécutoires sur le territoire français, ce qui conduit d’une certaine façon à une situation relativement inéquitable.

En résumé, avant, on saisissait d’abord, on discutait ensuite. Désormais, on discute d’abord, et pourra-t-on éventuellement saisir ensuite. En conséquence, la possibilité pour les créanciers de saisir des biens d’États étrangers sur le sol français semble aujourd’hui réduite à une peau de chagrin. A l’avenir, des entreprises françaises qui négocieront des contrats publics à l’étranger réfléchiront sans doute à deux fois avant de les signer et d’entamer une procédure d’arbitrage. Désormais, il est vivement conseillé aux entreprises qui s’engageraient dans ces procédures de se garantir en amont, à tout le moins en s’assurant que les États concernés affectent des biens spécifiquement à la satisfaction de leurs demandes.

S’il a le mérite de clarifier les règles du jeu pour les investisseurs internationaux confrontés à une jurisprudence mouvante, l’article 59 pourrait impacter fortement les sentences arbitrales. En effet, cette loi renverse une règle jurisprudentielle très appréciée, relative aux renonciations expresses aux immunités d’exécution des États qui n’avaient, pendant un court laps de temps, plus besoin d’être spéciales [16]. La Cour de cassation disait être convaincue que « le droit international coutumier n’exige pas une renonciation autre qu’expresse à l’immunité d’exécution » [17]. Cette règle cohérente est anéantie par cette nouvelle loi, dont les motivations et les ressorts n’apparaissent pas avec la force de l’évidence [18]. Elle s’explique néanmoins par un mouvement généralisé de repli des États sur eux-mêmes et une dynamique de protection contre la puissance des entreprises internationales.

Le corollaire préoccupant serait que la France, plateforme modèle de l’arbitrage, se profile progressivement en sanctuaire protecteur des États condamnés, et que les biens mal acquis y côtoient des sentences inutiles. Où l’on voit que rien ne semble assez solide pour empêcher de bouleverser les traditions, pas même un acquis de 1929, qui apparaît céder le pas devant la raison d’État [19] et des considérations diplomatiques non-convaincantes.

Victor AUPETIT

[2Guy Lepage, directeur d’un fond de financement.

[3Cass 19 février 1929, URSS c. Association France Export.

[4Convention des Nations Unies de 2004 sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens.

[5Hormis les sentences rendues dans le cadre du CIRDI, lesquelles n’ont pas besoin d’être revêtues de l’exequatur.

[6Article L. 111-1-1 du Code des procédures civiles d’exécution.

[7CA Paris, pôle 4, ch. 8, 5 janv. 2012, n° 11/10949 (Gaz. Pal. 13-17 juillet 2012, p. 17, obs. D.Bensaude).

[8Civ. 1ere, 25 janvier 2005, n°03-18.176.

[9Civ. 1ere, 13 mai 2015, n°13-17.751 (D. 2015. 1108, obs. I. Gallmeister, 1936, note S. Bollée, 2031) ; CA Paris, P.1, ch. 5, 1er déc. 2015, n°15/15612 ; Gaz. Pal. 22 mars 2016, p. 20, obs. D. Bensaude).

[10« Si la loi empêche l’application d’une sentence, les sentences n’ont plus de valeur », Me Emmanuel Gaillard.

[11Intervention du Député Guillaume Chevrollier sur la loi Sapin II.

[13Orange SA v. Hashemite Kingdom of Jordan (ICSID Case No. ARB/15/10).

[14Veolia Propreté v. République arabe d’Egypte (ICSID Case No. ARB/12/15).

[15VICAT c. République du Sénégal (ICSID Case No. ARB/14/19).

[16Civ. 1ere, 13 mai 2015, n°13-17.751.

[17L’abandon de l’exigence de spécialité de la renonciation à l’immunité d’exécution - Sylvain Bollée - D. 2015. 1936.

[18Arbitrage et modes alternatifs de règlement des litiges - Thomas Clay - D. 2016. 2585.

[19Alain Grec - Directeur général fondateur de La Française International Claims Collection.