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Transferts « Dublin » : la procédure de réadmission française est-elle conforme au droit européen ? Par Sarah Kerrich, Etudiante en droit.
Parution : lundi 20 mars 2017
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Droit des demandeurs d’asile : le Conseil d’Etat se prononcera bientôt à propos de l’application des mesures de transfert entre Etat membres (procédure dite Dublin III).

C’est en effet ce qu’on appelle le règlement Dublin III [1] qui établit les critères qui déterminent comment un Etat européen est désigné « responsable » d’un demandeur d’asile.

Il faut, pour comprendre, s’imaginer le cas où un étranger arrive en Europe par un premier pays, y dépose une demande d’asile et se rend en France où il est intercepté : s’engage alors une procédure dite de réadmission, par laquelle le préfet va vérifier la provenance de l’étranger et opérer à son renvoi dans le premier pays où il a déposé sa demande.

En pratique, la procédure est complexe : c’est pourquoi le règlement Dublin III décrit précisément la marche à suivre, transposé en droit français dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) [2].

En réalité, la précision de ces textes est tout relative : à l’issu de l’examen d’un arrêté de réadmission pris à l’encontre d’un ressortissant irakien arrivé par l’Allemagne, les juges de la première chambre de la cour administrative d’appel de Douai ont trouvé deux hiatus entre le règlement et la pratique française.

1) Le préfet peut-il prendre sa décision avant la réponse de l’État membre ?

Lorsque l’étranger est contrôlé, le préfet doit tout d’abord vérifier si ses empreintes ont été recensées au fichier EURODAC : c’est ce fichier qui va lui permettre de savoir si l’étranger a déposé une demande d’asile dans un autre pays européen. Lorsque le retour EURODAC indique le lieu de la demande initiale, le préfet demande aux autorités du pays concerné d’admettre chez eux le demandeur d’asile pour examiner sa demande. La France peut toujours choisir de garder la personne pour examiner elle-même la demande d’asile, mais cette mansuétude est assez rare.

C’est là où on retrouve la première difficulté : le préfet, dans la plupart des cas, prend sa décision de réadmission et va signaler à l’étranger son retour dans ce pays avant que le pays ait lui-même donné sa réponse aux autorités françaises. Si, en pratique, le pays en face accepte souvent la demande et qu’un accord bilatéral le liant avec la France peut prévoir un accord implicite en cas d’absence de réponse, il est possible que cette pratique soit abusive.

L’article 26 du règlement Dublin III précise que « lorsqu’un l’État membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge d’un demandeur (…), l’État membre requérant notifie à la personne concernée la décision de le transférer vers l’État membre responsable et, le cas échéant, la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale. »

La lettre de ce texte semble indiquer qu’il faille que le préfet attende la réponse du pays européen avant de prendre sa décision de réadmission. Or, on l’a dit, en pratique il va la prendre immédiatement après le retour EURODAC.

C’est la première question qui sera soulevée devant le Conseil d’État : le préfet peut-il prendre un arrêté de réadmission avant que l’État membre requis ait apporté une réponse explicite ou tacite ? Si la notion de « notification » en droit européen diverge peut-être de celle française qui signifie « informer la personne de la décision » et non la prise de décision en elle-même, le résultat pratique sera le même puisqu’une décision non notifiée n’a pas d’effets. Il se pourrait donc que le préfet ait désormais à attendre la réponse du pays européen dans lequel il veut renvoyer l’intéressé, avant de prendre sa décision.

Or, sans décision de réadmission, l’étranger ne peut pas être privé de liberté dans l’attente de réponse du pays. C’est là le second enjeu de l’avis qui a été demandé au Conseil d’État.

2) Le préfet peut-il placer le demandeur d’asile en rétention administrative ?

Lors de la procédure de réadmission, l’étranger est la plupart du temps placé en centre de rétention administrative, toujours par une décision du préfet. En pratique, c’est souvent pour que les autorités soient certaines que la personne ne s’enfuit pas, surtout lorsqu’elle n’a ni domicile ni famille en France. La procédure s’en sort facilitée, il suffit ensuite d’aller chercher la personne dans le centre de rétention lorsque l’avion de retour est prêt à décoller.

Or, là encore, le droit diffère de la réalité : l’article L.742-2 du CESEDA [3] dispose que « l’autorité administrative peut, aux fins de mise en œuvre de la procédure de détermination de l’État responsable de l’examen de la demande d’asile et du traitement rapide et du suivi efficace de cette demande, assigner à résidence le demandeur. ».

Il semblerait que la procédure adéquate, avant que le pays européen ait donné sa réponse définitive, soit l’assignation à résidence de l’étranger, et non son placement en centre de rétention administrative.

Une instruction ministérielle [4], non publiée mais envoyée aux préfets, rappelle également que la notification de la décision de réadmission intervient après la réception de l’accord du pays européen, et que le CESEDA permet d’assigner à résidence l’étranger dans l’attente de la réponse du pays tiers.

Cependant, c’est le règlement Dublin III qui vient ici apporter une réserve : l’article 28 ajoute que « les États membres peuvent placer les personnes concernées en rétention en vue de garantir les procédures de transfert conformément au présent règlement lorsqu’il existe un risque non négligeable de fuite de ces personnes, sur la base d’une évaluation individuelle et uniquement dans la mesure où le placement en rétention est proportionnelle et si d’autres mesures moins coercitives ne peuvent être effectivement appliquées. ». Mais l’article ne précise pas si ce placement en rétention peut intervenir, sous les conditions mentionnées, à tout moment de cette procédure de transfert où uniquement après la réponse du pays européen.

La seconde question posée par la Cour porte donc ici sur le point de savoir si la rétention administrative est une alternative légale à l’assignation à résidence.

Comme pour venir confirmer le fait que cette demande avis est en pleine actualité, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne [5] est intervenu le lendemain de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Douai sur une question proche : elle confirme qu’en l’absence de critères légaux objectifs définissant le risque de fuite évoqué à l’article 28 du règlement, tout placement en rétention administrative d’un demandeur d’asile en procédure Dublin est illégal. Or, la loi française ne définit actuellement pas ce risque de fuite, notamment en ce qui concerne ceux qu’on appelle les "dublinés".

Loin d’être un débat de prétoire, l’avis du Conseil d’État aura une conséquence très pratique pour les étrangers sous le coup de cette procédure : tout d’abord, il pourra justifier l’annulation de nombreux arrêtés déjà pris entre temps. Ensuite, les conditions d’attente ne sont pas les mêmes en centre de rétention administrative, qu’en étant assigné à résidence y compris dans un lieu collectif (car, concernant les étrangers qui n’ont pas de domicile, l’assignation à résidence se fait dans des centres d’hébergement et en quelque sorte sous contrôle). La rétention étant assimilable à une mesure de privation de liberté [6] telle qu’un emprisonnement, ce sont les libertés fondamentales qui sont ici en jeu. La question pourra également se poser devant le juge des libertés et de la détention, désormais juge compétent pour connaître des recours contre les rétentions administratives d’étrangers depuis la loi du 7 mars 2016.

L’avis est alors fortement attendu : cette question devrait trancher des positions jusqu’alors divergentes de plusieurs tribunaux administratifs.

Sarah Kerrich Master II Droit public général et contentieux publics - Université Lille II

[1Règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013.

[2Aux articles L.742-1 et suivants.

[3Récemment modifié par la loi n°2015-925 du 29 juillet 2015 pour intégrer les dispositions du règlement Dublin III.

[4Instruction du 19 juillet 2016 relative à l’application du règlement (UE) n°604/2013 dit Dublin III.

[5CJUE, 2ème chambre, 15 mars 2017, aff. C-528/15 Al Chodor.

[6C’est bien une privation de liberté au sens de l’article 5 de la convention européenne des droits de l’Homme : voir Cour EDH, 5e Sect. 12 juillet 2016, A.M. c. France, Req. n° 56324/14.

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