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Transmedia, un cadre juridique et financier complexe. Par Sébastien Lachaussée, Avocat, et Elisa Martin-Winkel, Juriste.
Parution : mercredi 12 avril 2017
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Ces dernières années la création audiovisuelle prend de plus en plus la forme de projets transmédia qui sont notamment mis en valeur dans des festivals qui leur sont dédiés : I love Transmédia et Crossvideo Days à Paris, le Forum Blanc à Annecy, le Festival des arts et cultures numériques à La Rochelle…
Parmi les créations transmédia on peut évoquer « Anarchy » projet d’envergure produit et diffusé par France 4, mêlant les supports télé, web, radio et presse écrite ou encore le projet « Alt-Minds » produit en collaboration par LexisNumérique et Orange qui permet de jouer et d’obtenir des informations sur ordinateur, mobile et tablette et immerge le « joueur » entièrement.

Avant d’étudier les spécificités de ce format il est important de distinguer crossmédia et transmédia. En effet, le crossmédia consiste à transposer ou à décliner un même contenu narratif sur différents médias, c’est le cas d’adaptation de livres en film, en jeu vidéo, en série télévisée… A l’inverse le transmédia consiste à développer une même histoire sur plusieurs média fonctionnant comme un ensemble cohérent, dans lequel chaque partie se complète. Le professeur américain Henry Jenkins définit ainsi le Transmédia comme un « processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée ». On notera tout de même que de nombreux projets mêlent les deux approches « Cross « et « Trans »media.

La production de projets transmédia soulève naturellement pour leur producteur la problématique de leur financement mais également des questions juridiques spécifiques à ce format nouveau.

I/ Financer le transmédia.

Le format transmédia est complexe mais rencontre néanmoins la problématique classique du financement, d’autant plus que les créations numériques sont coûteuses.

A/ Les financements alternatifs :

Différentes possibilités s’offrent aux producteurs, en matière de financements alternatifs, on peut notamment noter que :
Les marques ont eu (et conservent) une importance particulière en matière de transmédia qu’il s’agisse de brand content ou brand advertising afin de toucher le plus large public possible.

Ainsi certaines marques financent et développent leur propre univers transmédia pour obtenir l’implication du consommateur (on peut ici notamment citer la websérie développée pour la marque Twingo). La marque peut aussi avoir un rôle de sponsor ou faire du placement de ses produits comme on peut le voir avec la série “Mes colocs” parrainée par la BNP Paribas. En effet depuis 2010, le CSA a étendu l’autorisation du placement de produits aux clips et aux fictions télévisées, ce qui permet aux marques de se positionner sur des projets transmédia utilisant ces formats

Le paiement des contenus peut être envisagé.

Les producteurs peuvent également envisager un mode de diffusion « freemium » afin d’assurer leur retour sur investissement. Cela reste rare mais était notamment le cas pour « Detective Avenue » (lancé par Orange et Murmures Productions) qui faisait payer appel et/ou mms pour permettre aux joueurs d’obtenir des indices, ou « Alt-mind » dont la websérie et la webapp étaient disponibles gratuitement alors que les jeux d’enquête étaient payants au-delà du premier épisode.

Le crowdfunding est une possibilité, la culture numérique s’y prêtant.

Nous ne reviendrons pas longuement sur ce dispositif mais nous pouvons évoquer le projet « Balance of Powers » entièrement financé sur la plateforme Kickstarter et qui vient mêler livre et jeu en réalité alternée sous formes d’épisodes. Adrian Hon de SixtoStart expliquait à ce propos que : « Le financement participatif est lié à l’idée de communauté. (…)En plus de collecter des fonds, (la plateforme) nous permet de mieux toucher notre public et de faire parler de notre travail ».

Au-delà de ces modes de financements spécifiques nous pouvons constater que le fort développement des œuvres transmédias a amené les diffuseurs à s’y intéresser, alors que parallèlement des fonds spécifiques se sont créés.

B / Les financements traditionnels :

Soutien financier des chaines de télévision :

On peut notamment évoquer le département nouvelles écritures de France Télévisions créé en 2011, qui connaît un très fort développement. En effet depuis sa création les budgets sont passés de 800.000 à 4.000.000 d’euros par ans. France Télévisions souhaite ainsi accompagner l’évolution du secteur audiovisuel et Boris Razon le directeur du département avançait en ce sens que "L’enjeu est de faire exister les productions pour le Web et de faire entrer les programmes dans une dimension numérique. Non pas comme d’une vitrine, mais comme un élément propre (aux) programmes". Les productions du département Nouvelles écritures sont visibles sur une plateforme qui leur est dédié : Studio 4. Parmi elles, notamment le projet « Jusqu’ici » de Vincent Morisset dans lequel le spectateur à l’aide d’un casque de réalité virtuelle et d’une manette, visite une forêt canadienne ou « Wei or Dei » de Sylvain Buisson, qui amène le spectateur dans un week-end d’intégration qui dérape.

La plateforme Arte creative qui est très impliquée dans le développement de projets web s’intéresse également à la création transmédia comme en témoigne le projet « Californium » dans lequel sont développés ensemble documentaires et jeu vidéo (mis en vente pour 9 euros en intégralité ou publié chapître par chapître au fur et à mesure sur la plateforme d’Arte). On peut également citer « Un jour en France » ; documentaire TV complété par une application second écran géolocalisée : un quiz dont les bonnes réponses varient en fonction de votre lieu de résidence.

Si les diffuseurs constituent une aide importante en matière de financement de projets transmédia, les créateurs et producteurs peuvent également se reposer sur les fonds spécifiques qui se sont développés ces dernières années.

Fonds spécifiques en faveur de la création transmédia :

Les auteurs ou les producteurs peuvent déposer une demande d’aide à l’écriture et au développement pour les contenus multisupports, incluant la télévision et/ou le cinéma. Cette aide est dispensée par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) qui statue 4 fois par an. Il est expressément entendu que le projet doit être un concept original comprenant des contenus spécifiques pour les nouveaux médias, avec des développements narratifs spécifiques aux supports formant un univers unique et présentant une dimension interactive et/ou participative. Cette aide concerne tant la fiction que le documentaire ou l’animation. Elle est plafonnée à 50% du budget d’écriture et de développement et à un montant de 50.000 €.

Le CNC propose aussi un Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle mis en place afin de favoriser la création et l’innovation pour la télévision. Ce fond supporte les auteurs dans le développement du concept et l’écriture du projet puis les producteurs pour le financement du développement des projets aidés en écriture. Il faut néanmoins noter que cette aide ne peut en aucun cas être cumulé avec les aides aux contenus multisupports.

L’association Beaumarchais-SACD, en partenariat avec Orange propose également aux auteurs une subvention pour l’écriture de projet Transmédia. Créée en 2009 la Bourse Orange/Format innovant est devenue cette année La Bourse/transmédia. Il s’agit d’accompagner les auteurs dans le développement de projets de fiction transmédia qui mettent en valeur la narration multi-supports et favorisent l’interactivité avec le spectateur. Cette bourse est d’un montant fixe de 7000 euros auxquels s’ajoutent 660 euros de cotisations sociales Agessa payée pour le compte de l’auteur. Son montant est complété par un dispositif d’accompagnement personnalisé sous la forme de soutien dans les démarches, de promotion de l’œuvre auprès des professionnels ou d’aides complémentaires accessibles sous conditions.

Enfin, les fonds régionaux ne sont pas en reste. On peut notamment citer le soutien aux projets transmédia et web de la région PACA ouvert « Aux projets proposant des développements narratifs non linéaires et/ou interactifs, spécifiques pour un ou plusieurs écrans » qui soutient les projets avec un aide au développement (5 000 à 10 000 euros) et une aide à la production (15.000 à 50.000 euros). La région Nord pas de Calais dispose elle aussi d’un appel à projet expériences interactives avec des aides attribuées allant de 10 000 à 60 000 euros.
Enfin en 2015 le fonds de soutien à l’écriture et au développement de projets transmédias de la ville de Paris a vu le jour et prévoit une aide maximum de 20.000 € par projet ; destinée exclusivement aux dépenses d’écriture et de développement liées au projet sur le territoire parisien.

Au delà de la problématique financière les créateurs et producteurs de projets transmédias sont confrontés à un cadre juridique qui peut être complexe.

II/ Particularité du cadre juridique transmédia.

L’œuvre transmédia, de part sa nature même est complexe : elle implique une pluralité de supports et d’auteurs qu’il est parfois difficile d’appréhender.

En premier lieu, on notera que l’œuvre transmédia étant encore nouvelle, elle est absente du Code de propriété intellectuelle. Il convient donc de se pencher sur sa qualification avec prudence. Mêlant plusieurs supports et très souvent des aspects interactifs l’œuvre transmédia est polymophe et complexe.

On soulignera ici que la notion d’interactivité exclut la qualification d’œuvre audiovisuelle. En effet la Cour de Cassation a clairement établi à propos d’un jeu vidéo, qu’à partir du moment où l’œuvre n’est pas uniquement linéaire, elle ne peut entrer dans la catégorie d’œuvre audiovisuelle. (C. Cass 2009 arrêt Cryo). De la même manière l’œuvre transmédia n’est pas uniquement une œuvre multimédia, en effet l’œuvre multimédia est définie comme étant la « réunion sur un même support numérique ou lors de la consultation d’éléments de genres différents et notamment de sons, de textes, d’images fixes ou animées, de programmes informatiques dont la structure, l’accès sont régis par un logiciel permettant l’interactivité et qui a été conçu pour avoir une identité propre, différente de celle résultant de la simple réunion des éléments qui la composent » (Etude CERDI-Art 3000, 1996, pour le compte du Ministère de la culture).

Il s’agira donc d’appliquer aux œuvres transmédias les régimes classiques prévus à l’article L 113-2 du CPI. L’œuvre transmédia peut ainsi être perçue comme une oeuvre de collaboration, pour laquelle tous ceux qui y participent sont co-auteurs ou une œuvre collective, développée sous le contrôle d’un initiateur et dans laquelle les contributeurs n’ont pas de vision globale, les droits appartenant alors à celui qui a créé et contrôlé l’intégralité de l’univers.

Il semble cependant logique de considérer l’œuvre transmédia comme une œuvre complexe au sens de l’arrêt Cryo, rendu en 2009 par la Cour de cassation. La Cour établit qualifie dans cette décision le jeu vidéo d’œuvre complexe notamment car il comprend plusieurs éléments comme un scénario, un logiciel, ou encore de la musique. La cour lui applique ainsi un régime distributif et détermine que « chacune [des] composantes est soumise au régime qui lui est applicable en fonction de sa nature ».

L’œuvre transmédia comprend elle aussi une multitude d’éléments et en absence de régime propre il peut sembler opportun de fonctionner de la sorte et d’appliquer une protection différente, propre à chacun des éléments composant l’œuvre.

Aussi, pour protéger l’œuvre transmédia il s’agit de s’adapter à chaque projet, de jouer avec les différentes dispositions du CPI et de s’attacher à protéger non seulement l’œuvre transmédia en tant que structure mais également chacune de ses composantes. En premier lieu on s’appliquera à protéger la bible qui décline l’univers sur plusieurs supports, en mentionnant l’auteur de la bible et l’ensemble des auteurs de cet univers. La SACD ou la SCAM proposent notamment des formulaires de dépôt pour les projets transmédias. Ensuite il s’agira ensuite de protéger chacune des différentes œuvres : film, série télé ou websérie, application mobile …
Jérome Dechesne alors qu’il était encore directeur général de la SACD avait pu dire à cet égard « Ce n’est pas la révolution. On connaît tous les statuts de chaque œuvre et on sait les protéger. L’essentiel c’est que chacune de ces œuvres soit protégée, en plus de l’univers principal. » ajoutant cependant que « tout ne va pas relever du régime « d’œuvre d’auteur » mais du régime juridique de chaque déclinaison ».
Il est tout de même important de noter que la détermination des auteurs peut parfois être difficile. Morgan Bouchet, Vice Président du Transmédia Lab notait ainsi que : « si l’on peut facilement identifier l’auteur principal d’une œuvre transmédia, c’est plus difficile de le faire pour les co-auteurs, vu le nombre de collaborateurs et de supports. ».

Par ailleurs, une fois que les différents auteurs sont identifiés ceux-ci ne bénéficieront pas du même statut et de grandes inégalités peuvent en résulter. En effet le droit français ne protège pas de la même manière scénariste, dessinateur, développeur …

Aussi les développeurs et auteurs de logiciels sont beaucoup moins bien protégés que les scénaristes. De manière générale, si un développeur est embauché pour un jeu, un site ou un projet multimédia, l’ensemble de ses droits d’auteur va au producteur. A l’inverse pour un scénariste, les droits d’auteurs sont, a priori, gérés de la même manière pour un projet transmédia que pour un projet traditionnel. Un scénariste percevra alors en amont un à-valoir sur les droits d’auteurs qui lui reviendront lors du partage des recettes puis percevra éventuellement en aval des recettes auprès des sociétés d’auteurs ou directement auprès du producteur.

On peut ici constater que la complexité des projets transmédias requiert une grande vigilance de la part des auteurs comme des producteurs s’agissant de la protection et de l’acquisition de droits de propriété intellectuelle et il est plus que conseillé d’organiser la protection de telles œuvres en collaboration avec des conseils juridiques avisés.

Sébastien Lachaussée, Avocat Elisa Martin-Winkel, juriste Lachaussée Avocat est un cabinet d'avocat dédié au secteur des médias et des nouvelles technologies. _ [->sl@avocatl.com] _ www.avocatl.com