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La colonisation, simple fait historique ou véritable fait juridique ? Par Moussa Fanta Kourouma, Doctorant en droit.
Parution : mercredi 19 avril 2017
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La colonisation fut un événement historique qui désola la vie des peuples qui ont eu à la subir. Elle s’est caractérisée par l’annexion, l’assujettissement et l’exploitation de ces peuples par les puissances colonisatrices. Le continent africain fut l’épicentre de cet événement pendant près d’un siècle. Si pour les uns, elle est un crime contre l’humanité. Pour les autres, une telle qualification rime mal avec les textes en vigueur notamment au niveau international. Au-delà de cette divergence de vue sur le plan juridique, le débat sur la colonisation s’est exporté sur le terrain politique en cette année électorale en France. La dernière sortie médiatique d’Emmanuel Macron en Algérie en est une récente manifestation.

De l’Asie en passant par l’Afrique jusqu’en Amérique, plusieurs nations ont connu la colonisation, certes, à des proportions différentes. En Afrique, elle aura été un événement particulier qui marquera à jamais la vie des peuples. En effet, ce continent fut partagé comme un gâteau entre les puissances européennes au sortir de la conférence de Berlin (1884-1885). Un partage suscité par la richesse humaine et naturelle d’un continent jugé d’être sans maître et sans civilisation. Bafoué dans sa dignité, le continent-berceau de l’humanité recouvrera sa liberté par la lutte militaire et pacifique entre fin 1950 et début 1960. Plusieurs décennies après, à l’aune d’une société internationale qui se veut respectueuse des droits des peuples et de l’homme, la barbarie perpétrée en Afrique et ailleurs à travers le fait colonial peine à recevoir une qualification juridique adéquate. Vérité juridique ou démagogie politico-juridique, il faudrait, nous semble t-il, pour comprendre cet imbroglio, retracer l’histoire (I) et confronter les faits aux textes (II), avant d’évoquer le débat politique dont il fait objet en cette période électorale en France (III).

I. Rappel historique

Les désirs colonialistes de l’Europe se manifestèrent de façon factuelle au tournant de 1880. En effet, entre 1870 et 1880, les Européens découvrirent de la richesse sur le continent noir : l’or et le diamant en Afrique du Sud, le cuivre en Rhodésie (actuel Zimbabwe) et des populations laborieuses. Au départ, la conquête coloniale européenne se situe au Congo que Belges, Français et Portugais se disputèrent pour y commercer. En 1884, la conférence de Berlin est appelée sur initiative de Bismarck (chancelier allemand de 1871 à 1890) afin de trouver une entente pour le commerce dans le bassin du Congo.

Cette conférence consacre un accord sur le malentendu sans opérer de partage du continent, du moins dans les textes. Car dans les faits, au sortir de la conférence, les puissances participantes se lanceront dans une course de vitesse pour l’occupation du continent. C’est ainsi que la France va ratisser large de la Méditerranée à l’Afrique occidentale ; l’Angleterre du Cap au Caire ; l’Italie, la Belgique et le Portugal vont se partager le reste. Des mésententes entre ces forces envahisseuses dans la cohabitation allaient conduire plus tard à la fixation des frontières (elles ne changeront pas même après la fin de la colonisation). Cela causa la "balkanisation" politique et la déstructuration ethnique, culturelle et sociale du continent qui en gardera les séquelles. Si seulement 1/10 du continent était occupé au départ, vingt ans plus tard, seuls le Libéria, le Maroc (non colonisé mais qui était sous protectorat) et l’Éthiopie feront exception. Les causes de la conquête coloniale furent essentiellement économiques et géopolitiques. En effet, la France (discours de Léon Gambetta en 1872) et l’Angleterre (discours de Benjamin Disraeli en 1872) voulaient avoir chacun un empire colonial. A cela s’ajoute la mécanisation de l’industrie qui avait besoin de matières premières. Pour certains, la colonisation ne saurait être qualifiée autrement que crime contre l’humanité. Cependant, pour d’autres, elle ne peut être ainsi qualifiée. Que disent les textes et pourquoi tant de commentaires divergents ?

II. La qualification juridique de la colonisation

La simple évocation du terme « colonisation » ne devrait pas à elle seule prévaloir pour sa qualification juridique ; le mot n’est que contenant de sorte que seuls le contenu, le contexte et les conséquences doivent être pris en compte. Afin d’illustrer notre raisonnement, nous partirons de l’exemple du continent africain.

Les faits ayant symbolisé la colonisation en Afrique ont pour noms : l’extermination systématique, l’expropriation, l’assujettissement, l’exploitation et par-dessus tout, la négation de la dignité humaine. Les chiffres sont atrocement affligeants : environ 30.000 victimes pour la confection du chemin de fer Brazzaville-Pointe noire au Congo (Antoine Madounou, historien Congolais), 80.000 victimes lors de la répression des populations malgaches par l’armée coloniale française en 1947 (Jacque Tronchon, insurrection malgache de 1947, éd. François Maspéro), environ 8.000 victimes à Sétif en Algérie en 1945 (selon la commission d’enquête), plus de 60.000 victimes au Cameroun entre 1950 et 1960 sans oublier le massacre de Thiaroye (Sénégal) en 1944, etc.
A l’opposé de ce bilan macabre et inhumain, certains avantages sont évoqués : la construction des routes, des hôpitaux, des écoles et des centres de santé, etc. On évoque même une mission de civilisation et d’émancipation à l’image de ce discours d’Emmanuel Macron en novembre passé dans le journal Le Point : « oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un Etat, la richesse, les classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation… ».

Le législateur français est même allé jusqu’à évoquer le rôle positif de la colonisation (article 4 de la loi n°2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés). La comparaison choque plusieurs mentalités à l’image de l’historienne Sylvie Thénault qui s’indigne en la qualifiant d’« indécente » (le Monde, 16/02/2016). Mais Aimé Césaire n’avait-il pas anticipé tout ce débat quand il affirmait : «  On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevé au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées (…). Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, (…) » (discours sur le colonialisme) ?
En droit international, les mots comme torture, exécution, massacre et autres sont significatifs de crime et, surtout, de crime contre l’humanité sous réserve, bien entendu, de certaines conditions. Ce droit international cerne-t-il le phénomène colonial ? Rappelons quelques résolutions des Nations unies ayant condamné les faits coloniaux.

En 1967, l’ONU condamnait la guerre coloniale et la politique colonialiste de l’État portugais sur les peuples africains administrés et qualifiait le fait de crime contre l’humanité (résolution 2270). En 1970, à travers une session spéciale (1560e, 5 décembre 1970), elle condamnait également l’agression de la Guinée par le même Portugal en estimant que cela constituait une démarche colonialiste visant à empêcher cet Etat de servir de base arrière à la lutte d’indépendance des colonies portugaises d’Afrique. En 2001, la sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme de l’ONU condamnait et suggérait « la reconnaissance de la responsabilité et les réparations pour les violations flagrantes et massives des droits de l’homme en tant que crime contre l’humanité qui se sont produites pendant la période de l’esclavage, du colonialisme et des guerres de conquêtes ». En 2016, elle condamnait «  toutes les mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut du territoire palestinien occupé depuis 1967, y compris Jérusalem Est, notamment la construction et l’expansion de colonie de peuplement, le transfert de colons israéliens, la confiscation des terres, la destruction des maisons et le déplacement des civils palestiniens » (résolution 2334).
Mais pour que la colonisation soit un crime contre l’humanité, il faut qu’elle en constitue un des actes prévus par les textes. A cet égard, que dit la Cour pénale internationale (CPI) à propos de la notion de crime contre l’humanité ?

En l’état actuel des statuts de la CPI, les déportations de population, les meurtres, les emprisonnements, la réduction en esclavage sont potentiellement constitutifs de crime contre l’humanité sous réserve toutefois que ces actes aient été menés dans le cadre d’une attaque perpétrée de façon systématique et généralisée contre une population civile (article 7 des statuts de la CPI). Au regard de cette définition, la conquête de l’Algérie, celle de l’Indochine, la guerre sanglante au Cameroun dans les années 1950, la répression mortelle des peuples malgaches, pour ne citer que ces quelques faits coloniaux, remplissent à notre avis les critères posés, ne serait-ce qu’en ne tenant compte que des meurtres. Toutefois, les crimes de l’armée française commis pendant la guerre d’indépendance d’Algérie de 1954 à 1962 ayant été amnistiés, il en résulte que ces crimes sont inattaquables.

Mais d’autres ne voient pas la question sous cet angle. Pour eux, les conditions posées par les textes (l’article 212-1 du Code pénal français et l’article 7 des statuts de la CPI) empêchent de qualifier la colonisation de crime contre l’humanité. Selon Gilles Maceron, (historien et spécialiste de la colonisation), l’aspect juridique est insuffisant, il faut ramener la question sous l’angle moral pour accepter la qualification (20 minutes,16/02/2017). Alors, la qualification de la colonisation souffrirait-elle d’une nuance juridique ? En d’autres termes, est-ce la colonisation l’infraction ou ses conséquences ?
De l’avis de plusieurs juristes et spécialistes en la matière, la question mérite d’être posée. Selon Catherine Le Bris (chercheuse à l’institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne), « s’il est difficile juridiquement d’appréhender le colonialisme, voire la colonisation en soi comme des crimes contre l’humanité, les conséquences inhumaines qui en découlent peuvent, en revanche, être ainsi qualifiées » (The Conversation, 20/02/2017). Mais comme nous le disions dans nos propos introductifs, le mot ne devrait pas prévaloir, mais plutôt son sens, son contexte, ses conséquences. Ainsi, les conséquences de la colonisation pouvant rentrer dans la listes des actes incriminés comme crimes contre l’humanité au sens des statuts de la CPI et du Code pénal français, la colonisation tout court, n’en devient-elle pas alors un crime contre l’humanité ? Nous pensons, quant à nous, qu’il s’agit d’un problème d’interprétation des textes d’une part et de la peur de favoriser des actions en justice pour faits coloniaux d’autre part.

Par ailleurs, loin d’un procès devant la CPI, la France, deuxième grande puissance colonisatrice après l’Angleterre, reconnait-elle cette qualification ne serait-ce qu’en tant qu’obligation de conscience ? On sait que l’Allemagne a présenté ses excuses à la Namibie (2004), l’Italie à la Libye (2008), les Pays-Bas à l’Indonésie (2011), l’Angleterre au Kenya (2013). On sait aussi que la Belgique a reconnu sa responsabilité morale dans l’assassinat de Patrice Lumumba (ex Premier ministre de la RDC).
En France, les avis sont plutôt largement divergents au sein de la classe politique.

III. L’actualité politique sur la qualification juridique de la colonisation en France.

De 1800 jusqu’à nos jours, les avis ont toujours divergé selon les obédiences politiques sur la question de la colonisation en France. La gauche a toujours vu en la colonisation une lumière de civilisation pour les peuples considérés non civilisés. Jules Ferry déclarait en ce sens : « je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de leur devoir supérieur de civilisation » ( le 28 juillet 1885 à la Chambre des députés). Mais l’extrême gauche nationaliste, opposée à la conquête colonialiste de la troisième République et incarnée par Georges Clemenceau, y voyait plutôt une charge qui ruinerait à la fois les colonies et la métropole (Sénat 11 décembre 1884).

Le 15 février dernier en Algérie, Emmanuel Macron, candidat à l’élection présidentielle française du 23 avril 2017, déclarait que la colonisation était « un crime contre l’humanité ». A en croire les analystes politiques, le candidat du mouvement « En marche » tenait par cette audace à se démarquer du discours bien reçu de ses adversaires politiques (Marine Le Pen, Jean Pierre Raffarin, François Fillon, etc.) qui réfutent toute démarche de repentance. Mais aussi à affirmer sa stature d’homme politique de classe mondiale à l’orée de l’élection présidentielle.
Son discours sur le colonialisme, du moins le dernier en date, va dans le même sens que celui du président actuel (François Hollande qui vient de donner la nationalité française à 28 tirailleurs sénégalais ou ex soldats français venus des colonies africaines). Ce dernier affirmait sur la même terre algérienne en 2012 que le fait colonial en Algérie fut « injuste et brutal » et qu’il a infligé des souffrances aux peuples algériens. Mais l’ambivalence du candidat Macron sur la question de la colonisation sème du doute sur sa sincérité. En effet, il affirmait dans une interview accordée au journal Le Point : « Oui en Algérie, il y eu la torture, mais aussi l’émergence d’un état, la richesse, les classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie ». Ce double discours et le contexte politique actuel en France conduisent logiquement à soupçonner sa démarche de récupération politique. En ce sens d’ailleurs, la droite n’a pas tardé à fustiger son l’attitude.
Mais quoi que discrédité pour les raisons que nous venons d’évoquer, il a au moins le mérite d’avoir touché là où ça fait mal. En effet, à gauche à laquelle il s’identifie d’ailleurs, on préfère déplacer le débat sur le plan juridique pour disculper la France et donc écarter toute conscience de culpabilité même morale.

Mais dans un sens comme dans l’autre, la colonisation ne peut recevoir une qualification adéquate autre que crime contre l’humanité. Malheureusement, muée en néocolonialisme incarnée par la fameuse "Françafrique", elle continue à sévir. Aujourd’hui, la question que se posent les peuples colonisés en général et ceux d’Afrique en particulier, est de savoir à quand l’indépendance de la conscience de leurs dirigeants ? La France présentera-t-elle ses excuses un jour à ses anciennes colonies comme le souhaitent Macron, Hamon, Mélenchon, etc ?
Wait and see.

Moussa Fanta Kourouma Doctorant en sciences juridiques Spécialité, droit des entreprises en difficulté Université de Toulon UFR Droit
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