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La justice prédictive : une ambition souhaitable ? Par Dominique Summa, Avocat.
Parution : mercredi 10 mai 2017
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L’annonce médiatique de l’expérimentation par quinze cabinets d’avocats de Lille du logiciel Predictice ouvre la voie d’une Justice robotisée, capable de prédire la solution avant d’engager la procédure.

L’ère du « big data » autorisée par la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 sur la République numérique renforce la puissance d’analyse des situations juridiques soumises aux praticiens du Droit qui traditionnellement travaillent en s’appuyant sur le Droit : Loi, Doctrine et Jurisprudence (1).

Progrès selon les uns, gage de sécurité juridique en terme de gestion d’entreprise (2), une telle pratique fera-t-elle évoluer le Droit si le logiciel omet l’évolution de la vie politique, économique et sociale. Les avancées du droit sont souvent issues du droit prétorien : « Un robot n’est pas près de remplacer votre avocat. » (Article New York Times avril 2017) (3).

1- La méthode est traditionnelle, la nouveauté est la solution logicielle.

L’analyse juridique d’une situation de fait a toujours été faite à l’appui des trois sources du Droit :
- La Loi au sens large comprenant le Droit européen applicable directement dans le Droit interne et la Constitution, la Convention Européenne des Droits de l’homme et les conventions internationales, les principes généraux du Droit, la Coutume très utile dans le silence de la Loi : coutume praeter legem, complémentation du Droit et la coutume « contra legem » ;
- La Doctrine, livres et chroniques des professeurs de Droit, des juristes praticiens, des professionnels permettant de critiquer et de faire des propositions de réforme, les « Think Tanks », les clubs et cercles intellectuels proches des autorités politiques nationales et internationales ;
- La jurisprudence dite droit prétorien en référence au droit romain dont notre droit occidental est issu, qui a joué un rôle important dans la création de principes permettant de faire une Justice conciliable avec les valeurs morales de la société même en l’absence de texte légal. Et qui continue à jouer ce rôle dans la fenêtre étroite de liberté juridictionnelle qui lui reste à l’intérieur du cadre législatif.
Dans cette activité, les juges et les avocats sont les acteurs prépondérants. Les juges étant limités par les circulaires ministérielles, les notes internes.

Dans ce magma, l’Avocat est le premier ou le dernier maillon de la chaîne de la Justice : il est en prise directe avec le justiciable, le seul à le défendre contre vents et marées.
Du « sac de nœuds « qu’est un dossier, l’avocat va en faire une construction juridique dans le sens recherché : gagner le plus possible/perdre le moins possible.
Le premier travail consiste en l’analyse juridique et la recherche de précédents jurisprudentiels ou de référents doctrinaux. La doctrine n’étant qu’indicative pour un juge.

Avant l’ère de l’internet, les recherches juridiques se faisaient par les revues juridiques sur support papier : Dalloz/ Gazette du Palais notamment pour les indemnités de dommages corporels, indemnités d’éviction, baux commerciaux. Depuis, les recherches sont faites avec les moteurs de recherches gratuits ou payants : Légifrance (recueils des décisions des cours d’appel et de la Cour de cassation) et autres sites juridiques spécialisés.

Dans cette recherche, l’avocat sélectionne ce qui convient à la solution de son dossier.
Il est seul maître du choix et de la construction de son dossier.

2 - Le logiciel n’offre pas ce choix.

Par un algorithme créé par des ingénieurs, la solution est automatisée suivant une formule algébrique inconnue et donne un résultat chiffré.
La loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 sur la République numérique a ouvert l‘accès des décisions judiciaires au public :
Art. L. 111-13. - Sans préjudice des dispositions particulières qui régissent l’accès aux décisions de justice et leur publicité, les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées.

L’analyse par l’informatique des contentieux permet de définir une moyenne selon les juridictions, et de prévoir l’indemnisation en cas de procédure.
Cette robotisation est présentée comme un avantage et une sécurité pour l’entreprise notamment qui saura le montant des indemnités prud’homales à payer en cas de licenciement d’un salarié, pour le conjoint qui connaitra le montant de la prestation compensatoire en cas de divorce.
Le contentieux de l’indemnisation est le plus adapté à une solution robotique : en enregistrant les dernières données des juridictions, le logiciel peut affiner la recherche par juridiction, par le nom du juge s’il est connu.
Cette prédiction permet de penser que les parties iront à une transaction par une médiation et n’engageront pas une procédure ce qui fera gagner du temps et évitera des frais.
Cette situation est envisageable si un seul logiciel Predictice est homologué par le ministère de la Justice et s’impose à tous les praticiens. Sans échappatoire possible, seul l’accord reste une fenêtre de liberté.

3- Limites de la justice algorithmique

Peut-on juger le présent ou l’avenir avec des décisions passées ? L’évolution de la société est si rapide que les recherches les plus intéressantes sont les plus récentes. Rares sont les cas où une jurisprudence ancienne est utilisée. Les réformes législatives sont encore plus destructrices du passé : Codes civil, droit pénal, droit du travail.

3-1. La politique législative d’un gouvernement passe par sa mise en œuvre par la Justice et il y a fort à penser que le logiciel Predictice sera modifié encore davantage par les textes législatifs et réglementaires.

Il en est ainsi avec les indemnités prud’homales réduisant le minimum de six mois de salaire brut en cas d’ancienneté de deux ans à trois mois de salaire (Décret no 2016-1581 du 23 novembre 2016 portant fixation du référentiel indicatif d’indemnisation prévu à l’article L. 1235-1 du Code du travail).

3-2. La créativité du Droit passe par l’avocat puis le juge souvent pour contourner ou pallier une loi contraire à la morale sociétale ou inexistante. En droit social, le contentieux de la rupture du contrat de travail par la prise d’acte est un exemple remarquable. Sortant le contrat de travail du Code du travail pour le traiter comme un contrat synallagmatique et non d’adhésion, le salarié peut actionner son employeur en résiliation de son contrat de travail pour inexécution fautive de ses obligations. La loi a entériné cette jurisprudence.
Le contentieux de l’inaptitude du salarié au travail, du lanceur d’alerte en sont d’autres.

En droit de la famille, l’obligation des parents de contribuer au-delà de leur majorité à l’éducation et à l’entretien des enfants jusqu’à ce qu’ils aient un emploi régulier entre autres.
Et cette créativité passe par l’oralité des débats, trop souvent occultée par la pratique de la numérisation de la Justice. Par la plaidoirie, l’avocat permet d’obtenir souvent l’inespéré mais le Juste et ce qu’un logiciel n’aurait pas donné. Ainsi une prestation compensatoire de 40.000 € à l’épouse collaboratrice de son mari commerçant sans rémunération malgré l’absence de déséquilibre comptable allégué par le mari, argument non retenu par la Cour de cassation (Cass 1ère Ch. Civ. 20 avril 2017 N° de pourvoi : 16-14739 ).
Cette touche humaine reste encore le socle de la Justice.

Dominique Summa Avocat