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Blockchain, « smart contracts » et droit public des affaires, une combinaison gagnante ? Par Benoit Chambon et Quentin Hulot, Etudiants en droit.
Parution : mardi 23 mai 2017
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L’introduction progressive de la technologie Blockchain sur les marchés et plus précisément des applications « smart contracts » - ces contrats que l’on dit « intelligents » - qui en découlent, nous amène à réfléchir sur l’éventuelle utilisation de ces-derniers dans un domaine économique essentiel : la commande publique. Ainsi, c’est tout le droit public des affaires qui en serait impacté de par l’ingérence d’une application encore en proie à des interrogations juridiques.

Qu’est-ce que la « Blockchain » ?

Claire Balva, co-fondatrice de Blockchain France donne une définition efficace [1] : « une méthode de stockage et de transmission d’informations transparente, sécurisée, sans organe central de contrôle ». Pour mieux comprendre cette définition l’analogie du mathématicien Jean-Paul Delahaye semble tout indiquée [2] : « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible ».

Que sont les « smart contracts » ?

Régis de Boisé, le fondateur de l’entreprise LeBonBail esquisse un début définition [3] : « les smart contracts sont des contrats numériques reposant sur la technologie Blockchain qui permettent de contrôler les engagements de chaque partie au titre du contrat ».

On peut raisonnablement penser que le contrat intelligent désoriente le juriste et n’apparaît pas comme un contrat au sens civiliste du terme puisque celui-ci est utilisée pour contrôler le respect des engagements pris par les partis au regard d’un contrat initial. Il s’agit en effet de programmes, d’applications numériques utilisant un système de vérification d’opérations : « ils fonctionnent comme toute instruction conditionnelle de type « if-then » (si telle condition est vérifiée, alors telle condition s’exécute) » [4], et ne sont que les outils numériques d’exécution des obligations contractuelles.

La technologie Blockchain laisse entrevoir peu à peu des possibilités attrayantes dans des domaines clés de l’économie qui appellent à davantage de fluidité et de sécurité. Ipso facto, elle nous oblige à appréhender différemment la conception et la pratique de ces mêmes domaines, notamment par la mise en place progressive des applications numériques smart contracts : élaborés comme outil de contrôle et d’exécution, ils pourraient s’avérer utile pour sécuriser les relations contractuelles dans les marchés publics.
Nous nous interrogeons sur l’hypothèse de la transposition et de l’applicabilité de ces nouvelles technologies en droit public des affaires (I). Ces innovations semblent être des outils efficaces pour renforcer la sécurité juridique des marchés publics. Pour autant, (II) cette réflexion souligne l’urgence de construire la sécurité juridique la plus adéquate possible.

I) Quel avenir pour le smart contract en droit public des affaires ? Vers une sécurisation des contrats publics par la technologie cryptographique

Utilisés dans le secteur de la commande publique, ces smart contracts permettraient d’une part de sécuriser et de fluidifier la « financiarisation » qui s’affirme dans les partenariats contractuels (A), et d’autre part nous conduiraient plus largement à repenser la phase d’exécution des différents contrats publics (B).

A) Un financement sécurisé des partenariats contractuels par le smart contract ?

Les partenariats publics-privés représentent depuis plusieurs années une méthode contractuelle efficace de financement de grands projets infrastructurels publics. Ils le sont encore davantage aujourd’hui avec la consécration du marché de partenariat [5]. Celui-ci permet de confier à un ou plusieurs opérateurs économiques une mission globale portant entre autre sur la construction d’un ouvrage, mais également sur tout ou partie du financement de cet ouvrage [6]. L’importance des pré-investissements privés que supposent ces partenariats conventionnels suggère un risque non-négligeable pour celui ou ceux qui les ont engagés. A ce titre, il apparaît que la mise en place de la technologie du smart contract serait opportune face à la financiarisation de ces contrats publics, puisqu’elle répondrait à un besoin de fluidité, de sécurité des échanges financiers, mais aussi de garanties entre les différents acteurs de ce partenariat.

Imaginons l’hypothèse d’un marché de partenariat admettant un financement de projet [7], non pas en fonds propres de la société mais au moyen d’une dette bancaire par laquelle la société rembourserait le coût de ses investissements grâce à un prêt consenti par un établissement financier. Toujours dans cette hypothèse, la société recoure à un bordereau Dailly [8]. Grâce au smart contract, le consentement du prêt serait automatisé et sécurisé par la technologie cryptographiée : l’acceptation de la cession Dailly par la personne publique, qui serait d’abord enregistrée sur une application smart contract, puis vérifiée par l’établissement, enclencherait le versement automatique du prêt nécessaire au financement du projet à la société.

Autre hypothèse cette fois, celle d’un financement en fonds propres : les loyers seraient directement versés à la société dès lors que les objectifs de performances liés à l’exécution du contrat seraient respectés, vérifiés par algorithme et directement notifiés à l’acheteur par le biais de l’application smart contract.
Cette technique serait donc un outil sécurisé et plus rapide d’exécution du contrat de prêt – au sein d’un montage – dans un cas et du marché de partenariat lui-même dans l’autre.

En outre, un risque demeure pour l’investisseur privé pendant l’exécution du contrat, à savoir la résiliation du contrat par le juge : mettant fin au marché de façon anticipée, elle empêche ainsi le titulaire d’amortir la totalité des dépenses engendrées. A ce titre, l’article 89 de l’ordonnance « marchés publics » prévoit l’existence d’une clause d’indemnisation du titulaire en cas notamment d’annulation ou de résiliation du contrat par le juge [9]. Là encore, on peut imaginer l’efficacité de l’utilisation du smart contract pour exécuter cette clause : une fois la décision du juge prononcée, la clause d’indemnisation prend effet par l’enclenchement au sein de l’application du versement de l’indemnisation à compter du jour où la décision a été rendue. Le versement étant horodaté dans la Blockchain, la personne publique devra se conformer à la date de la décision pour valider, par l’application smart contract, l’ordre dans le bloc.

Les possibilités sont multiples et les perspectives encourageantes pour des contrats publics confrontés à des enjeux financiers de plus en plus conséquents. L’utilisation des smart contracts ne se résume pas pour autant aux seuls « partenariats ».

B) Repenser l’exécution du contrat en droit public des affaires : l’enregistrement cryptographié des prestations contractuelles

L’introduction des smart contracts en droit public des affaires présenterait un intérêt significatif pour l’exécution de certains marchés publics. Ces contrats intelligents pourraient renforcer le lien de confiance entre l’acheteur et son prestataire et diminuer, voire supprimer le risque contentieux.

Prenons l’exemple de l’exécution d’un marché de service portant sur la livraison de repas préparés par le prestataire. La réception de celle-ci par l’acheteur serait horodatée et constituerait une preuve électronique au regard de l’article 1366 du Code civil comme le suggère Me Yaël Cohen-Hadria [10] : « l’écrit électronique a la même force probante que l’écrit sur support papier, sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu’il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l’intégrité ».

Ceci aurait deux conséquences importantes pour la sécurité juridique du marché. La première, c’est que les retards dans l’exécution de la prestation déclencheraient automatiquement des pénalités pour le prestataire (l’amende serait directement débitée sur le compte du prestataire) et l’inexécution d’une obligation entrainerait sa mise en demeure. Cela permettrait à l’acheteur d’économiser son temps et son argent dans le suivi de l’exécution du marché et dans la gestion du risque contentieux puisque le smart contract indique précisément les événements importants de la vie du marché. Cependant, l’acheteur ne pourrait pas explorer toutes les solutions juridiques qu’ils s’offrent à lui pour résoudre une difficulté à cause du caractère automatique de la procédure. Toutefois, celui-ci favorise la confiance entre les deux co-contractants.
La deuxième c’est la suppression du contentieux indemnitaire lié aux ordres de service pris par le maître d’œuvre à l’égard de son prestataire. En effet, deux ordres de services différents sont prévus par le cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux (CCAG), il y a ceux portant sur l’exécution du contrat stricto sensu et ceux qui excèdent les prévisions du contrat.
Ainsi, nous pouvons imaginer que les smart contracts ne seront pas très utiles pour les premiers ordres de services cités ci-dessus. En revanche, les seconds ordres de services peuvent être considérés comme étant plus pernicieux par le prestataire car ils peuvent augmenter ses prestations.
Ipso facto, ce dernier est fondé à demander l’indemnisation de ces prestations supplémentaires mais elle n’est pas toujours accordée et fait régulièrement l’objet de contentieux.

In fine, le smart contract pourrait automatiser l’indemnisation de ces ordres de services et alléger l’architecture du contentieux de la commande publique.

II) Quelle sécurité juridique pour les relations contractuelles ?

Nous relevons deux difficultés majeures. D’une part, l’absence d’initiative du législateur dans le domaine, ce qui nous amène à réfléchir sur la régulation la plus opportune ? (A) D’autre part, la survenance de risques de défaillances technologiques du smart contract ne sont pas à exclure (B).

A) La régulation applicable aux smart contracts : autorégulation ou régulation souple ?

Il est particulièrement difficile de réfléchir sur la forme de régulation qu’il conviendrait d’appliquer aux smart contracts pour la simple et bonne raison que celle-ci ne doit pas entraver les progrès technologiques encore réalisables.

Me Alain Bensoussan développe la réflexion [11] : « Il faut trouver un juste équilibre entre une rigueur pouvant empêcher le développement des nouvelles technologies et une souplesse pouvant amener à des dérives ». Cette recommandation guide une hypothétique instauration des smart contracts dans le droit de la commande publique car le législateur n’a pas encore légiféré sur la technologie elle-même et il ne semble pas prêt à se prononcer sur cela dans le futur code de la commande publique.

De facto, nous envisagerons l’hypothèse d’une autorégulation avant d’examiner celle d’une régulation souple. Les contrats intelligents empruntent la voie de l’autorégulation c’est-à-dire que les règles inhérentes au smart contract sont conçues par ses développeurs et ses utilisateurs.
Par voie de conséquence, le législateur n’interviendrait que pour préciser les infractions pénales propres à cette nouvelle technologie [12]. Cette solution est attrayante en raison des incompréhensions du législateur face aux enjeux de ces nouvelles technologies et de l’inadaptabilité des lois existantes. Toutefois, il convient de garder à l’esprit que l’intervention en demi-teinte du législateur ne règlerait pas les conflits éventuels entre les acteurs sur le marché et que cela pourrait également altérer la confiance dans l’investissement [13].

Par ailleurs, la régulation souple a été expérimentée sur la Blockchain au Royaume-Uni à travers un dispositif appelé la « sandbox » (bac à sable réglementaire) : « un régime transitoire permettant de tester des services et modèles d’affaires innovants pouvant aller jusqu’à l’octroi d’une dérogation par rapport au cadre réglementaire existant » [14]. En France, cette solution juridique n’a pas encore été suivie d’effets pour la régulation des fintechs car il subsiste l’idée d’une régulation par la proportionnalité des règles [15].

Pourtant, la sandbox répondrait aux interrogations de tout à chacun car elle permettrait de prendre la pleine mesure des mutations technologiques qui sont à l’œuvre. Une fois que celles-ci seront pleinement identifiées, le législateur pourra choisir une régulation imposant un cadre réglementaire précis.

B) Les risques de défaillances technologiques du smart contract

L’arrivée sur le marché de nouvelles technologies prometteuses voire « révolutionnaires » ne doit pas nous faire céder au chant de leurs sirènes : ces technologies sont séduisantes, mais celles-ci recèlent des défaillances techniques qui peuvent être dangereuses. Ainsi, le rôle des juristes spécialisés en droit public des affaires prend toute son importance, non seulement ils devront participer au choix de la future réglementation comme nous venons de le voir, mais ils auront également pour tâche d’analyser les faiblesses même de l’extension smart contrat.

L’on ne connaît pas encore tous les risques liés aux smart contracts – et plus largement à la technologie Blockchain servant de support à ces applications – mais il est possible, au regard d’une doctrine qui prend conscience de leur étendue, d’en dégager aujourd’hui plusieurs qui auraient une influence dans le domaine de la commande publique.

Jean-Marc Figuet a notamment dégagé plusieurs « risques opérationnels » [16] dont le premier attrait à la rapidité de la technologie et notamment du nombre de transactions sur la Blockchain : le nombre moyen de transactions sur une même chaîne de blocs est de sept par secondes. Le risque est alors apparent sur les marchés financiers, mais il pourrait peut-être être exclu du droit de la commande publique, car il y a un nombre beaucoup plus important d’échanges par jour sur ces mêmes marchés que de contrats publics passés.

Un autre risque technique est lié au piratage de la chain. La validation des opérations et transactions est effectuée par un ensemble de « mineurs » qui remplaceraient les intermédiaires de confiance traditionnels. Mais pour qu’un hack puisse exister, il faudrait que plus de la moitié des mineurs d’une même application, que Sébastien Drillon nomme « l’attaque des 51% » [17] - équivalent donc à plus de la moitié de la puissance de calcul présente -, valide une transaction fausse. Le risque pour l’auteur semble alors « négligeable », sauf dans le cas d’une opération rentable : certains « petits marchés publics » ne posent alors aucun risque, mais pour d’autres, comme les marchés d’une valeur dépassant les seuils européens les plus élevés, l’hypothèse se pose alors.

Enfin, qu’en-est-il des problèmes de connexion liés aux serveurs et aux réseaux ? Ceux-ci sont encore loin d’être parfaits, et le risque contentieux entre les parties qui seraient réduits pour certains [18] grâce aux smart contracts n’en serait pas pour autant inexistant. Les opérations d’exécution du contrat nécessitant validation sur la Blockchain seraient ainsi perturbées. Dès lors, à qui devrons-nous imputer la faute ?

Cet article n’a pas pour prétention de révolutionner la façon d’appréhender la pratique des opérations dans la commande publique, mais de mettre en perspective les atouts d’une technologie bénéfique pour un secteur économique majeur et notamment les flux financiers pouvant en découler. Cette-dernière suscite encore, à cause de son stade embryonnaire, des interrogations majeures que l’avenir éclaircira.

Benoit CHAMBON et Quentin HULOT, Étudiants en Master 2 Droit Public des Affaires à l'Université Toulouse 1 Capitole.

[2Ibid

[5Article 67 de l’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics

[6UBAUD-BERGERON M., Droit des contrats administratifs, p. 146, Manuel, Lexis Nexis

[7Lequel nécessite la création d’une société ad hoc par l’opérateur titulaire du contrat et autres investisseurs

[8Il s’agit d’un mécanisme de cession de créance que le cédant (société) détient sur un débiteur (personne publique), et qui en transfère la propriété à un cessionnaire (établissement financier), afin de garantir le prêt demandé. Par cette cession, l’établissement aura droit au versement direct par la personne publique du paiement des loyers qu’aurait dû percevoir le titulaire du marché au titre de sa rémunération, si l’acheteur public accepte la cession de créances : DEFFONTAINES G., Extension du domaine de la finance ? : Partenariats public privé (PPP) et « financiarisation » de la commande publique : une proposition d’analyse par la sociologie économique, Thèse, Sociologie, Université Paris-Est, 2013

[9Article 89 de l’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 : « en cas d’annulation, de résolution ou de résiliation du contrat par le juge, le titulaire du marché de partenariat peut prétendre à l’indemnisation des dépenses qu’il a engagées conformément au contrat, parmi lesquelles peuvent figurer les frais financiers liés au financement mis en place dans le cadre de la mission globale confiée au titulaire, à condition qu’elles aient été utiles à l’acheteur  »

[10Blockchain : révolution ou évolution ? – Yaël Cohen-Hadria – Dalloz IP/IT 2016. 537

[11La technologie Blockchain : une révolution aux nombreux problèmes juridiques – Olivier Hielle – 31 mai 2016

[16FIGUET J-M., Bitcoin et blockchain : quelles opportunités ?, Revue d’économie financière 2016/3 (n°123), p. 325-338

[17DRILLON S., La révolution Blockchain : la redéfinition des tiers de confiance, RTD Com. 2016 p. 893

[18Ibid