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Quand des avocats se lancent dans l’aventure des legaltech...
Parution : jeudi 8 juin 2017
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Alors que les legaltech [1] se développent à la vitesse grand V, des avocats ont décidé de se lancer à leur tour dans l’aventure. Revêtant la plupart du temps la casquette de start-uppers, ils reprennent ainsi possession du marché, s’installent dans leur rôle d’entrepreneur, et bousculent l’image classique de l’avocat.
Le Village de la Justice s’est entretenu avec quatre avocats start-uppers, afin qu’ils témoignent de leur expérience.

« Des legaltech par des avocats, pour des avocats »

Pourquoi prendre ce pari ? Leur réaction est principalement motivée par l’arrivée de nouveaux concurrents, les poussant à réagir et à ne pas se laisser distancer. Car, comme l’explique Mathieu Davy, co-fondateur de Call A Lawyer, « si nous, avocats, ne prenons pas en main notre profession, d’autres le feront à notre place ». Avec son associé Nicolas Rebbot, ils ont ainsi lancé la première application mobile mettant rapidement en relation les avocats inscrits et des justiciables qui n’auraient pas eu le réflexe de consulter un avocat. Car c’est là la seconde motivation des deux avocats. « Nous avons constaté que les clients ne font plus appel aux avocats, qui ont une image assez déplorable, et que de l’autre côté la profession se paupérise, confirme Mathieu Davy. C’est aussi notre mission, voire notre serment, que de la préserver. C’est une profession à valeur ajoutée, en terme de responsabilité et de déontologie, et je crois que nous sommes les plus légitimes à connaître notre fonctionnement et à protéger les intérêts de nos clients. »

Mathieu Davy, Call A Lawyer

Car leur atout est justement le statut d’avocat. Il est non seulement une garantie supplémentaire de sécurité, pour les avocats comme pour les clients, face à d’autres legaltech, mais il assure également un service pensé et adapté aux besoins des avocats. Julia Katlama et Charlotte Hugon, créatrices de l’application Votre Bien Dévoué, lancée très prochainement et mettant en relation instantanément des avocats pour des vacations ou des postulations, avec des outils comme le paiement en ligne ou l’édition de factures, se sont servies de leur expérience pour concevoir un service « utile à notre profession ». « Nous avons créé un outil au plus près de nos besoins : ce que nous avons imaginé, c’est ce que nous aimerions avoir, souligne Charlotte Hugon. Ce qui nous différencie d’autres legaltech car nous savons intrinsèquement ce dont nous avons besoin. L’autre différence est que nous proposons une mise en relation entre avocats, on ne s’adresse pas aux consommateurs. »

Faire face à la concurrence, malgré les inégalités

L’avocat peut donc se différencier, tout en adoptant les codes des legal start-up, comme l’a fait Nicolas Courtier, qui a lancé Je protège mon projet, un outil d’accompagnement des futurs entrepreneurs : « Plutôt que d’avoir une attitude défensive, voire protectionniste, nous devons au contraire aller sur leur terrain, avec leurs codes, leurs modes de communication, c’est-à-dire un site très simple, avec des produits très simples, tout en le faisant dans le cadre d’un cabinet d’avocat et dans un respect scrupuleux de la déontologie et du règlement. »

Mais d’autres difficultés surviennent, principalement sur deux points : les compétences techniques et la communication. Pour les trois créateurs de l’application EasyCase, qui a pour but d’aider les avocats dans leur recherche de postulation et de vacation, « les idées entre nous ont très vite émergées, mais les matérialiser sous la forme d’une application est ce qui nous a paru le plus compliqué, souligne Manuel Valesco. Cette application n’a un intérêt que s’il y a un certain nombre d’avocats dessus qui postent des demandes. La difficulté repose donc sur ce qui ne constitue pas notre métier, c’est-à-dire la publicité, la conception d’application, et l’utilisation des nouvelles technologies qui met du temps à imprégner notre corps. »

Charlotte Hugon et Julia Katlama, Votre Bien Dévoué

Faire connaître son outil pose des questions de savoir-faire, mais aussi de financement, qui constitue la rupture d’égalité principale entre les legal start-up et les avocats. « Cela demande du temps et des investissements qui peuvent être très lourds, confirme Nicolas Courtier. On en revient toujours à la même difficulté : à partir du moment où l’on ne peut s’appuyer sur une levée de fonds, l’accession au marché est beaucoup plus difficile. Les sites des legaltech, qui sont des sociétés commerciales, peuvent dérouler un business plan habituel en y intégrant un budget communication très important. Vous pouvez avoir le meilleur site ou le meilleur produit du monde, si personne ne le connaît … »
Il est donc important d’user de tous les moyens à sa disposition pour faire connaître son produit. « Nous avons déposé des dossiers de candidature à quatre prix de l’innovation, explique Richard Thibaud. Obtenir un prix nous donnerait à la fois une visibilité et une légitimité auprès des confrères qui pourraient se poser des questions. C’est un autre moyen de communiquer, et c’est effectivement le nerf de la guerre. »

Créer une société ou innover en cabinet ?

Call A Lawyer, Votre Bien Dévoué, et EasyCase ont fait le choix de créer une société pour pouvoir développer leur outil. « Quand nous avons créé notre société, il n’y avait pas encore le décret Macron, souligne Charlotte Hugon. Mais nous n’aurions pas fait autrement, parce que nous allons percevoir des revenus commerciaux, et les revenus générés par des activités commerciales ne peuvent pas être traités fiscalement comme des honoraires. » L’un des décrets issus de la loi Macron [2] permet en effet à un cabinet d’exercer une activité commerciale connexe, notamment si elle est au service de la profession.

Mais son caractère récent n’est pas forcément rassurant. « Nous nous sommes demandés s’il n’y avait pas encore des doutes et des jurisprudences à venir dans ce domaine-là, explique Manuel Valesco. Et puis nous ne sommes pas du même cabinet, il aurait donc été difficile de l’attacher à une seule entité. Mais il était également important que cette activité soit détachée du fait que nous soyons avocats. Notre désir était que cela soit une société à part entière, qui avait simplement pour but d’apporter une aide à nos confrères. »

Manuel Velasco, Philippe L’Hoiry et Richard Thibaud, Easy Case

Pour Mathieu Davy, il était également important d’éviter le mélange des genres : « Il est hors de question que cette application rapporte des clients à nos structures, cela créerait un conflit d’intérêt anormal. Notre logique est de créer une vraie société commerciale indépendante de nos cabinets. Nous avons des frais, des développeurs techniques, des commerciaux, comme toute société, qui a en son sein des avocats. Nous avons une mission d’intérêt général : ramener des clients aux membres de Call A Lawyer, aux avocats qui s’inscrivent sur la plateforme. »

Cette systématique création d’une société commerciale indépendante, Nicolas Courtier la déplore : « Créer cette legaltech au sein de mon cabinet faisait partie de mes objectifs. Je trouve regrettable qu’il soit intégré comme inévitable que si l’on souhaite créer une legal start-up, cela doive obligatoirement se faire à côté du cabinet et le décret Macron montre bien que ce n’est pas le cas. La profession s’auto-marginalise en faisant ça. Il ne faut pas renforcer l’idée que le cabinet d’avocats a un fonctionnement ‘à l’ancienne’ et que si nous devons innover ce n’est pas au sein de nos cabinets. Pourtant, une legaltech peut être un outil de développement. »

« Nous devons être nos propres start-uppers »

Nicolas Courtier, Je protège mon projet

Maintenant, si un avocat souhaite lancer une start-up, de quoi doit-il s’armer ? « Il ne faut rien de plus ou de moins que n’importe quel entrepreneur, affirme Nicolas Courtier. Un projet auquel on croit, dégager du temps pour y travailler, établir un business plan solide, qui détermine bien à quel marché on s‘adresse, avoir une offre claire, prévoir les financements en s’assurant de les rentabiliser, penser à la seconde version avant d’avoir fini la première... Nous sommes des porteurs de projet comme les autres mais avec l’impérieuse nécessité de le faire dans le cadre de notre déontologie et de nos règles. »

Et, comme tout entrepreneur, il faut aussi persévérer, face aux difficultés et aux imprévus. « En plus d’une vision entrepreneuriale, il faut prendre du temps, explique Charlotte Hugon. En commençant, on ne pense pas toujours aux aléas techniques et de la vie. Le projet est finalement beaucoup plus gros que ce que nous envisagions : nous faisons du marketing, de la communication, des films publicitaires … Mais c’est une bonne surprise, et c’est très enrichissant ! »

Le fait de se lancer à plusieurs est un bon moyen de conserver l’élan et de faire aboutir un tel projet, comme le confirme Richard Thibaud : « Nous avons créé cette application à trois avocats, et le fait de pouvoir échanger entre nous, que ce soit des craintes, des doutes, ou des élans positifs, a facilité les choses. Il faut avoir de la curiosité, de l’envie, de la pugnacité, croire au projet, et ne pas baisser les bras dès que le premier écueil arrive. »

Pour Mathieu Davy, il est presque vital pour les avocats de se lancer dans la création d’une start-up ou de legaltech : « Les avocats doivent faire leur révolution digitale et doivent s’intégrer, que ce soit comme membre, associé ou créateur, à des legal start-up, des « AvocaTech » pour générer une meilleur visibilité, une meilleur communication, et toucher nos concitoyens. Tout avocat devrait être très investi sur les réseaux sociaux, avoir son site internet, voire des outils de communication avec ses clients beaucoup plus élaborés qu’aujourd’hui : un intranet, un extranet, des systèmes de réseaux online. Mais le degré ultime de l’Avocat 2.0 est bien l’intégration voire la création de legaltech, pour permettre de se développer et créer de l’offre juridique pour les consommateurs. »

Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice

[1Une entreprise de la legaltech s’entend comme une organisation qui propose, fournit et/ou développe des technologies au service du Droit ou de l’accès à la Justice. A voir notamment lors du prochain Village de la LegalTech.

[2Article 4 du décret n°2016-882 du 29 juin 2016.