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La fragmentation du marché du droit.
Parution : vendredi 30 juin 2017
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Le secteur juridique est en train de connaître une importante mutation. L’un des effets les plus significatifs de la révolution numérique réside dans la fragmentation du marché du droit. En effet, là où il n’existait qu’une poignée de professionnels (avocats, notaires, juristes, etc.) qui permettaient de faire le pont entre l’usager du droit et la justice, on trouve aujourd’hui des centaines de start-up proposant des offres juridiques en ligne. Aussi, il devient plus difficile pour les acteurs historiques de ce marché d’attirer une plus large clientèle.
Tribune de Vincent Gorlier.

La fragmentation du marché du droit, oui, l’ubérisation, non

Affirmons-le d’emblée, l’ubérisation du droit n’aura pas lieu. En effet, ce néologisme emprunté à la désormais célèbre société de véhicules de transport avec chauffeur (VTC), en concurrence directe avec l’activité de chauffeur de taxi, ne paraît pas adapté aux bouleversements que connaît le marché du droit. Par conséquent, il convient de resituer les relations sémantiques.
Utilisé le plus souvent tous azimuts, le mot « ubérisation » a cette année fait une entrée remarquée dans le dictionnaire.

Parfois utilisé comme synonyme de désintermédiation, l’ubérisation se définit comme le fait de « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant tirant parti des nouvelles technologies ». C’est ainsi que certains secteurs d’activité proposant des biens coûteux ont subi des transformations suite au bouleversement numérique qui a réintroduit la notion de communauté.
Cette économie collaborative fonctionne essentiellement sur le système bien établi du « pair à pair ». Il s’agit de la mise en relation par le biais d’une plate-forme de particuliers et non pas de sociétés qui pour l’occasion se transforment en prestataires de services et d’autres particuliers à la recherche d’un des services proposés. Les plus connus de ces sites de désintermédiation sont Airbnb qui propose aux propriétaires d’un logement de le partager avec des voyageurs ou bien Uber et Blablacar qui proposent un auto-partage aux propriétaires d’un véhicule.
Cela étant dit, qu’en est-il des transformations sur le marché du droit ? À la vérité, il n’en est rien, et cela pour deux raisons. La première de ces considérations repose sur le fait que la majorité des legaltechs n’entrent pas en concurrence directe avec les professionnels du droit et cela en proposant une palette sans précédent de services juridiques développés grâce à des algorithmes intelligents. Par conséquent, ces nouveaux entrants privilégient l’adoption d’une stratégie marketing baptisée « Océan bleu » qui consiste à agir sur un marché non infecté par la concurrence.
Enfin, seconde raison, et non des moindres, à cette non-ubérisation du marché du droit, il ne s’agit en effet pas de mettre en relation des particuliers entre eux, sortant ainsi de la notion d’économie collaborative, mais bien d’entreprises proposant de nouveaux services à des clients.
Toujours est-il qu’en termes de sémantique, le philosophe Léon Brunschvicg, dans "L’Héritage des mots, l’héritage des idées", précise l’idée que la pensée commune suit le langage usuel comme l’âne suit le chemin herbu. En effet, le propre d’une appellation est d’être le nom de quelque chose. Toutefois, l’appellation nomme la chose elle-même et non pas l’idée de la chose. C’est pour cette raison que nous pouvons reprocher à certaines plumes, certes bien disposées, utilisant le mot d’ubérisation pour décrire toute nouvelle économie naissante, d’accorder une importance excessive à cette expression, au risque d’enfermer chaque innovation due à l’utilisation des nouvelles technologies dans des notions en contradiction directe avec ce terme.
Suivant ce schéma, les legaltechs ne s’insèrent donc pas dans cet enfermement terminologique baptisé « ubérisation » et s’expriment davantage comme des entreprises dotées d’une logique commerciale.

La fragmentation du marché du droit, entre asservissement et délivrance

Avant l’apparition de la technologie des plates-formes, la profession d’avocat n’avait aucune raison d’évoluer. C’est donc bien l’essor des technologies qui a favorisé l’émergence de ces nouveaux acteurs.
En effet, les legaltechs, quasiment inexistantes au début du siècle, sont en pleine expansion ces dernières années, accompagnant ainsi l’évolution du numérique.
Cela étant dit, il n’était pas envisagé que les legaltechs investissent le secteur juridique. En effet, l’étroitesse du marché du droit due notamment au monopole exercé par les avocats sur l’activité de conseil et de rédaction d’actes en faisait un secteur cloisonné.

Toutefois, les legaltechs ont veillé à ce que leur modèle économique relie les besoins du secteur du droit aux technologies émergentes. En effet, la plupart mettent à disposition des internautes des outils faciles d’utilisation tels que des formulaires en ligne soigneusement pensés qui guident l’utilisateur durant les étapes de la création de sa future société ou bien encore permettant aux justiciables de saisir la juridiction adéquate.

Néanmoins, cette dynamique n’est pas réductible à une phase de transition. En d’autres termes, cette fragmentation digitale a pour conséquence la lente disparition de certaines valeurs et de certains comportements, pour céder la place à de nouveaux, plus en accord avec la réalité numérique d’aujourd’hui.
Dans ce contexte, la proposition de ces nouveaux services crée un processus de micro-émancipation vis-à-vis des acteurs historiques que sont les avocats, et les autres professions juridiques, précisément en faisant proliférer un style de « consommation du droit ainsi que le mode de consommation des usagers du droit ». On sera alors tenté de parler de « consommation alternative du droit ».
Si les avocats craignent de perdre leur culture de métier, peu d’entre eux prennent effectivement des mesures destinées à la codifier et à la renforcer. Pourtant, les legaltechs représentent un formidable tremplin pour les avocats. Cette fragmentation du droit peut a contrario accompagner les professionnels dans leurs activités en créant des partenariats inattendus. À cet égard, nous pouvons citer le site « doctrine.fr », dont la plateforme exploite une technologie de big data et une analytique couvrant des bases de données jurisprudentielles multiples détenues par divers acteurs du secteur juridique. Dans le même sens, d’autres outils judiciaires high-tech ont fait leur apparition. Il s’agit notamment de l’intelligence artificielle et de la justice prédictive impulsées par des plates-formes telles que Predictice [1] et Case Law Analytics [2] , qui représentent des innovations précieuses à disposition des avocats dans l’aide à la décision. Il en va de même de la blockchain qui permettra aux professionnels du droit de gérer la preuve et d’authentifier les documents ainsi que d’assurer leur traçabilité.

Au début du IVe siècle avant J.-C., Platon écrivait : « Connaître les noms, c’est connaître la nature des choses. » En d’autres termes, l’élève de Socrate exprimait l’idée que seul l’homme donnait de la valeur aux choses et que par conséquent, il ne pouvait y avoir ni vérité ni erreur et rien ne pouvait être qualifié avec justesse.
C’est toutefois le plus souvent avec erreur que l’on « ubérise » dans toutes les directions les changements opérés sur le marché du droit.
Par ailleurs, au rythme frénétique auquel progressent les legaltechs, les professionnels du droit et notamment les avocats risquent de se retrouver dépassés.
Reste désormais à savoir si les avocats sauront s’adapter à ces innovations ou si au contraire ils seront « cannibalisés » par ces nouveaux entrants. Cela étant dit, si certains experts estiment que les innovations de ces licornes du droit sont les bienvenues, ils reconnaissent en revanche qu’elles ne sont pas assez révolutionnaires pour ébranler la profession d’avocat.

Vincent Gorlier Le Magazine du Droit Numérique [->http://www.lexweb.fr ]

[1predictice.com

[2caselawanalytics.com

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