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Les enjeux juridiques du Lévothyrox. Par Vincent Ricouleau, Professeur de droit.
Parution : mardi 12 septembre 2017
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L’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé (ANSM) a demandé au laboratoire Merck de modifier la formule du Lévothyrox, un médicament administré aux patients atteints de pathologies de la thyroïde. Les effets secondaires de la nouvelle formule sont si désastreux que la mobilisation des patients est très importante. La réplique judiciaire menée notamment par Maître Marie-Odile Bertella-Geffroy, ex juge d’instruction au pôle santé du TGI de Paris, devenue avocate en 2015, se met en place. Comment est-on arrivé dans une telle situation ? Comment en sortir ? Dans un pays où les scandales sanitaires sont dans la mémoire collective, quels sont les enjeux juridiques du Lévothyrox ?

La thyroïde a pour fonction de fabriquer les hormones thyroïdiennes T3 (Tri-lodothyronine) et T4 (Thyroxine). Ces hormones influent sur nombre de fonctions physiologiques et métaboliques, rythme cardiaque, tonus, température, etc.

En cas de nodule, bénin ou cancéreux, une lobo-isthmectomie (ablation partielle) ou une thyroïdectomie (ablation totale) est réalisée.

Dans cette dernière hypothèse, un traitement hormonal substitutif est mis en place avec le Lévothyrox. Prescrit à 3 millions de personnes dont 80 pour cent de femmes, pris à vie, les multiples effets secondaires de sa nouvelle formule suscitent des protestations des patients d’une ampleur inégalée.

Les effets secondaires imputés à la nouvelle formule, notamment une asthénie, des pertes de mémoires, des céphalées, des troubles visuels, une fièvre, des diarrhées, à l’origine d’une dégradation majeure de la qualité de vie pour beaucoup, sont signalés par des dizaines de milliers de patients.

Fabriquée par le laboratoire Merck, vieux de 350 ans, où travaillent 50 000 collaborateurs répartis dans 66 pays, la formule du Lévothyrox a été modifiée à la demande même de l’ANSM. 

Le site internet de Merck se contente de reproduire les informations de l’ANSM. Le laboratoire ne publie aucune autre étude, justifiant la modification de la formule. Tout laisse croire que Merck s’abrite derrière la décision de l’ANSM. Dans quelles conditions exactes a-t-il accepté de modifier la formule ? A-t-il fait des réserves ?

Une telle opacité et une telle communication ne peuvent qu’inquiéter les patients dont la vie a basculé avec cette nouvelle formule.

L’objectif de la nouvelle formule est d’accroître la stabilité de la teneur en substance active, la Lévothyroxine, tout au long de la durée de conservation du produit.

L’ANSM explique que des différences de teneur en Lévothyroxine existaient parfois d’un lot à l’autre et au cours du temps, pour un même lot. Ces variations en teneur active perturbaient l’équilibre thyroïdien chez les patients.

Le lactose, excipient à effet notoire, a été remplacé par le mannitol qui lui, ne présente aucun effet notoire. L’acide citrique rentre aussi dans la nouvelle composition du Lévothyrox, en tant que conservateur pour limiter la dégradation de la Lévothyroxine.

Dans un communiqué du 3 mars 2017, l’ANSM précise que ces modifications ne changent ni l’efficacité, ni le profil de tolérance du médicament. La bioéquivalence entre l’ancienne et la nouvelle formule a été démontrée. Toutefois, l’ANSM préconise pour certains patients de réaliser un dosage de TSH quelques semaines après le début de la prise de la nouvelle formule.

Le Lévothyrox est un produit à marge thérapeutique étroite, non substituable normalement par un générique. L’ANSM précise que l’équilibre thyroïdien d’un patient peut être sensible à de très faibles variations de dose, pouvant se traduire par des fluctuations de la TSH, qui restent cependant dans des seuils normaux ou des hypothyroïdies ou des hyperthyroïdies, pouvant nécessiter un ajustement minime de la posologie basée sur la modification du taux de TSH (Thyroid stimulating hormone).

Les couleurs des boites et des blisters ont été modifiées « afin de les harmoniser à l’échelle mondiale ».

Le laboratoire Merck a adressé une lettre le 27 février 2017 aux professionnels de santé au sujet de cette nouvelle formule, disponible à partir de mars 2017. Le laboratoire mentionne les surveillances à effectuer pour certaines catégories de patients à risque. Mais la bioéquivalence entre l’ancienne et la nouvelle formule est affirmée, invitant les patients à continuer leur traitement sans inquiétude.

Les prescripteurs habituels n’avaient en théorie aucune raison de penser que des effets secondaires aussi nombreux seraient à déplorer.

L’ANSM indique d’ailleurs que deux études de pharmacocinétique ont été réalisées afin de confirmer la bioéquivalence. Les nouveaux excipients ne modifient ni la quantité de substance active qui passe dans le sang, ni la vitesse à laquelle elle atteint l’organe cible. L’efficacité et la sécurité sont identiques.

Mais alors à quoi sont dus les effets secondaires de la nouvelle formule si nombreux ? Si les effets secondaires sont transitoires, combien de temps va durer la transition ?

Dominique Martin, directeur général de l’ANSM, déclare néanmoins qu’une enquête de pharmacovigilance a commencé dès le mois de mars. Les résultats seront connus au mois d’octobre. « A plus long terme, nous souhaitons réaliser une étude de pharmaco-épidémiologie. » précise-t-il.

Pourquoi ne pas reprendre l’ancienne formule jusqu’à la fin des études programmées et la publication des résultats ? L’ANSM avait bien assoupli sa position lors de la polémique sur la posologie inadaptée du Baclofène (voir mon article).

Les patients se mobilisent, défilent, menacent de saisir la justice, dénoncent leurs conditions d’existence.

Le 17 août sont publiées sur le site de l’ANSM des actualisations à des questions-réponses sur l’utilisation du Lévothyrox.

Le 23 août est mentionné un numéro vert pour les patients inquiets. Outre les problèmes physiques, l’anxiété des patients redouble. Mais comment lutter contre les effets secondaires avec un numéro vert ?

Que disent les endocrinologues ?

La Société française d’endocrinologie et de diabétologie pédiatrique, la société française d’endocrinologie, et le groupe de recherche sur la thyroïde, s’associent dans un communiqué du 27 août 2017, pour notamment (on se reportera au communiqué complet) dire aux patients de ne pas arrêter le traitement. En cas de persistance de signes cliniques, un contrôle du bilan thyroïdien est nécessaire ou non. Un contrôle hormonal réalisé au minimum 6 à 8 semaines après le changement ou l’adaptation, (4 semaines pour la femme enceinte) est conseillé. Ce contrôle comprend une mesure de TSH pour une hypothyroïdie d’origine périphérique, pathologie la plus fréquente. En cas de déficit central, l’adaptation sera réalisée après avis spécialisé.

Ces sociétés savantes ne font aucun commentaire alarmant malgré les informations des patients relayées par les médias.

Un défaut d’information ou de communication ?

La ministre de la Santé, Agnès Buzyn reconnaît un défaut d’information sur le changement de formule. Un groupe de travail est mis en place. « Nous réfléchissons au moyen d’une ouverture du marché français à d’autres formules alternatives de la Lévothyroxine ». Mais dans l’esprit de la ministre, s’agit-il d’un défaut d’information ou de communication ? L’Académie de médecine, dans son rapport ancien « Place des génériques dans la prescription » recommande que soient publiées les teneurs en principe actif (L.Tyroxine) du Lévothyrox, de ses génériques et de l’Eutirox afin d’apporter la posologie au mieux et le plus tôt possible en cas de substitution rendue incontournable pour la pénurie du princepts. L’Académie de médecine ajoute : « Si de nombreux généralistes et endocrinologues prescrivent systématiquement le Lévothyrox sous la mention non substituable, c’est que des éléments concordant les y incitent dans l’intérêt de leurs patients ».

Compte tenu des circonstances actuelles, l’Académie de médecine ne doit-elle pas intervenir ? Les formules alternatives de la Lévothyroxine annoncées par la ministre ne sont-elles pas contradictoires avec la position de l’Académie de médecine ? Ou là encore, le déficit d’informations précises n’est-il pas source de malentendus désastreux ?

La position de l’UFC-Que choisir ?

L’UFC-Que choisir, dans un article du 9 septembre 2017, déclare ne pas demander le retour à l’ancienne formule comme le fait l’Association française de malades de la thyroïde, estimant que la formule n’est pas dangereuse. Mais la qualité de vie des patients n’est-elle pas fondamentale ?

La pétition mise en place par Sylvie Robache, 54 ans, originaire d’Arras, opérée d’un cancer médullaire de la thyroïde en mars 2016, sous Lévothyrox depuis, recueille au 10 septembre, 245 172 signatures, chiffre gigantesque.

Les commentaires des followers de la page FB de l’association Vivre sans thyroïde décrivent leurs effets secondaires.

On ne peut que constater le désarroi de nombre de patients, se considérant sacrifiés et s’alarmant de leur avenir.

En première ligne, on retrouve les médecins généralistes et les pharmaciens, face aux doléances des patients.
La position officielle de l’ANSM et la lettre du laboratoire Merck ne dispensent pas les professionnels de la santé d’informer leurs patients.

Encore faut-il des informations médicales fiables. Compte tenu de la situation, les médecins prescripteurs devront multiplier les examens de leurs patients, afin d’adapter le traitement. Ils devront transmettre toutes les éléments à l’ANSM qui devra les traiter sans délai. Les dossiers médicaux des patients devront être parfaitement remplis.

Aucune alternative au Lévothyrox ne semble exister. Une autre forme, la L.Thyroxine Serb, sous forme de gouttes, est destinée aux enfants de moins de huit ans et aux personnes présentant des troubles de la déglutition. L’ANSM a mis en garde les prescripteurs le 31 août 2017 qui pourraient être séduits par cette formule. Les risques de rupture d’approvisionnement sont à craindre pour la catégorie de malades visée. L’AFSSAPS avait aussi qualifié le Lévothyrox de non substituable en 2010.

Mais alors que doivent dire le prescripteur et le pharmacien aux patients ? Quelle est la teneur de l’information médicale ?

L’information médicale

Rappelons quelques principes fondamentaux de l’information médicale, bien mise à mal, dans une telle configuration, où l’ANSM a elle-même demandé la nouvelle formule au laboratoire Merck.

L’article L.1111-2 du CSP précise que « toute personne a le droit d’être informée sur son état de santé.
Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu’ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus »
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Le premier paragraphe de l’article L. 1111-4 du CSP dit que : « (...) Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé.(…) »
Le deuxième paragraphe de l’article L.1111-4 du CSP dit que : « ( …) Toute personne a le droit de refuser ou de ne pas recevoir un traitement. (…) »
Le troisième paragraphe de l’article L.1111-4 du CSP dit « (…) que le médecin a l’obligation de respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité.(…) »

L’article R.4127-35 du CSP dit que « le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose.
Tout au long de la maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension. »

On peut rappeler parmi les obligations du médecin l’éducation thérapeutique (ETP) facilitant l’observance. La Haute Autorité de Santé a émis un guide pratique et des recommandations afin d’appliquer l’article 64 de la loi du 21 juillet 2009, mettant en œuvre l’ETP.

La principale difficulté est le respect de l’observance du traitement car nombre de malades sont tentés de l’interrompre compte tenu des effets secondaires.

Les recours en justice

La réplique judiciaire ne s’est pas fait attendre.

Marie-Odile Bertella-Geffroy, ex-juge d’instruction au pôle santé du TGI de Paris, devenue avocate le 1 janvier 2015 au barreau des Hauts-de-Seine annonce la saisine de la justice pour atteinte à l’intégrité physique, mise en danger de la vie d’autrui, non-assistance à personne en danger. D’autres incriminations sont à l’étude.

Le gouvernement va avoir fort à faire. Marie-Odile Bertella-Geffroy a traité les dossiers du sang contaminé, des hormones de croissance, de Tchernobyl, et de l’amiante. Elle connaît les arcanes de la justice, les groupes de pression, les connivences, les stratégies des laboratoires, le dessous des scandales sanitaires. Me Bertella-Geffroy connait aussi les difficultés à trouver des experts.

Le décret du 27 mars 2013, dont la validité a été confirmée par le Conseil d’État par ordonnance du 3 mai 2013, a mis fin aux fonctions de juge d’instruction de Marie-Odile Bertella-Geffroy en vertu de l’article 23-8 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, limitant à 10 ans les fonctions de juge spécialisé.

La République a le don de se séparer de ses meilleurs juges, expérimentés dans des domaines complexes comme la santé ou le terrorisme. Le débat fait rage sur cette question mais conservatisme oblige, rien ne bouge.

Une action de groupe ?

Les articles L.1143-1 à L.1143-22 du CSP prévoient l’action de groupe en droit de la santé. Elle peut être introduite devant les juridictions judiciaires ou administratives.

Mais sa complexité a déjà été signalée par nombre de spécialistes.

Rappelons quelques grands principes de ce parcours du combattant, qu’est l’action de groupe, peu adapté aux victimes de la nouvelle formule du Lévothyrox, souhaitant avant tout le retour à l’ancienne formule.

Mais nul ne peut être catégorique sur l’absence de préjudice corporel à terme lors de la prise de la nouvelle formule du Lévothyrox.

Deux causes de préjudice peuvent autoriser une action de groupe.

Premièrement, un manquement d’un producteur ou d’un fournisseur d’un produit de santé (hôpitaux, médecin, pharmaciens, laboratoires, fabricants de dispositifs médicaux…) mentionné à l’article L.5311-1 du CSP. Deuxièmement, un manquement d’un prestataire lors de l’utilisation d’un des produits de santé.

L’action de groupe est faite par une association d’usagers du système de santé. Cette association doit être agréée par les ARS. Près de 500 associations seraient agréées.

Le juge statue sur la responsabilité du producteur, fournisseur, ou prestataire, soumis à une obligation de résultat. Des expertises sont nécessaires pour éclairer le juge afin de déterminer les préjudices corporels très variés selon la nature du produit ou du manquement. La désignation des experts, leur compétence, leur disponibilité, leur rapidité, leurs conflits d’intérêts, leur coût, autant de difficultés à affronter.

Si le juge retient la responsabilité du défendeur, l’article R.1143-5 du CSP prévoit des mesures de publicité, permettant aux victimes du même dommage de rejoindre le groupe et d’être représentées par l’association agréée.

La victime rejoignant le groupe est dispensée de rapporter la preuve du fait générateur. Le délai pour rejoindre le groupe est compris entre 6 mois et 5 ans à compter de la fin des mesures de publicité.

Mais ces mesures de publicité sont mises en œuvre une fois les voies de recours, appel et cassation notamment, épuisées.

Des années passent avant d’avoir un jugement définitif.

Concernant l’indemnisation, le juge peut avec l’accord des parties missionner un médiateur pour négocier une convention. La mission est limitée à trois mois, renouvelable une fois. Une commission de médiation peut assister le médiateur.

L’action de groupe peut aussi être intentée directement contre l’assureur du responsable. Les victimes peuvent combiner les avantages de l’action directe et de l’action de groupe.

Le parcours est bien sûr beaucoup trop long.

Le dossier du Lévothyrox ne va cesser d’évoluer. Comment le qualifier ? Scandale sanitaire ? Impéritie de l’ANSM ? Il est trop tôt pour se prononcer. Mais en quelques semaines, l’ANSM est sur la sellette dans deux domaines d’une sensibilité extrême, l’addiction à l’alcool avec la posologie du Baclofène, et les pathologies thyroïdiennes. Dans l’affaire du Baclofène, le monde des spécialistes médicaux s’était mobilisé en faveur des malades. Dans l’affaire du Lévothyrox, cela ne semble pas le cas. Le public risque de perdre définitivement confiance en ses instances médicales et sanitaires. Le scandale des précédentes affaires comme celle du Médiator a fait son œuvre. L’affaire ne peut que se politiser si les plus hautes autorités n’interviennent pas pour au moins « entendre » les patients et ne pas craindre de revenir à la situation antérieure. Attendons la suite, elle sera pleine d’enseignements, en espérant qu’on évitera le parcours judiciaire aux patients qui ont bien autre chose à faire…

Vincent Ricouleau Professeur de droit -Vietnam - Président-fondateur de la clinique francophone du droit au Vietnam Titulaire du CAPA - Expert en formation pour Avocats Sans Frontières - Titulaire du DU de Psychiatrie (Paris 5), du DU de Traumatismes Crâniens des enfants et des adolescents (Paris 6), du DU d'évaluation des traumatisés crâniens, (Versailles) et du DU de prise en charge des urgences médico-chirurgicales (Paris 5)
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