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« La conquête de l’espace ne se fera pas sans les juristes ! »
Parution : lundi 2 octobre 2017
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Parce que l’espace compte aujourd’hui de nouveaux acteurs portés par le phénomène du « New Space » et que les progrès deviennent aussi fulgurants que la vitesse des fusées, le droit qui encadre ces activités doit évoluer. C’est pourquoi, la rédaction du Village de la Justice vous propose avec l’interview de Philippe Clerc, Sous-directeur des affaires juridiques et réglementaires du CNES, de rentrer dans l’univers juridique spatial.

Laurine Tavitian : Lors de votre participation au Prix de l’innovation en management juridique 2017, vous avez dit "La conquête de l’espace ne se fera pas sans les juristes", pourquoi ?

Philippe Clerc : La conquête spatiale s’est engagée dans les années 60 dans un cadre juridique intergouvernemental qui reflète les défis de l’époque : le défi stratégique de la course à la Lune entre les deux super puissances, les défis techniques et industriels pour chaque Etat de se doter d’une capacité spatiale autonome, les défis scientifiques compte tenu du potentiel qu’ouvre l’espace dans la connaissance de l’univers, de la physique et de notre Terre et enfin ceux des retombées qu’on entrevoit déjà pour le citoyen avec les satellites de télécommunications, d’observation, de météorologie…

"Le défi pour le juriste est l’adaptation du cadre intergouvernemental à la commercialisation des activités spatiales."


Le défi pour le juriste d’aujourd’hui est l’adaptation de ce cadre à la commercialisation des activités spatiales qui s’est installée progressivement en deux grandes vagues.

D’abord dès les années 80 avec la privatisation des acteurs spatiaux de l’industrie puis des opérateurs, ceux qui opèrent des véhicules spatiaux, tels qu’Arianespace ou Eutelsat en France. Ceci a conduit à une adaptation des législations nationales, comme avec notre loi sur les opérations spatiales de 2008 (LOS) qui fixe les conditions selon lesquelles un opérateur spatial doit être autorisé en conformité avec les règles de sécurité et en application des engagements internationaux de la France en matière de défense, sécurité et politique étrangère. Ce dispositif est désormais bien rodé.

Puis, est apparu vers 2005 le phénomène du « New Space » avec l’arrivée de nouveaux acteurs de la Silicon Valley (Ellon Musk, Jeff Bezos, Richard Brandson…) qui investissent directement dans ce secteur en lui opposant des modèles issus de la nouvelle économie. Les premiers ont d’abord développé des modèles "low cost" avec des soutiens financiers de la NASA, en ont commercialisé les services sur le marché concurrentiel, puis rendent leurs véhicules réutilisables et apte à faire des vols habités ou la conquête des planètes.
Nul ne sait si tous ces rêves peuvent ou doivent devenir réalité, mais les juristes ne sauraient a priori se positionner dans un rôle du censeur.

Le droit doit donc s’adapter à cette nouvelle donne en intégrant les besoins et les risques générés par chacun des acteurs. Ceci nous fait sortir d’un droit international de niche pour entrer dans un droit plus global et en mouvement tout en restant au service de grands enjeux stratégiques, économique et d’innovation pour ce secteur !

Considérez-vous que c’est déjà ou sera un nouveau marché pour les juristes ?

"Nous disposons de tous les outils et atouts pour relever les défis juridiques ce qui ouvre de véritables opportunités pour les juristes en France."


C’est déjà un nouveau marché porteur dans la mesure où la France dispose avec la loi de 2008 de l’arsenal juridique le plus sûr et le plus complet en Europe. Nous sommes attentifs aux initiatives législatives à Londres et à Bruxelles déclarées attractives pour les investisseurs financiers et les professionnels du droit mais dont les applications restent à concrétiser.
De son côté, la France tout en soutenant le développement industriel et l’excellence technologique maintient un dialogue permanent entre les pouvoirs publics, le CNES, les grands acteurs du secteur spatial européen, les experts et les chercheurs du droit afin d’appréhender les évolutions nécessaires de notre réglementation dans un cadre européen.

L’objectif est de se préparer aux futures exploitations des ressources spatiales, aux nouveaux systèmes réutilisables, aux projets de services de ravitaillement, de maintenance ou de réparation dans l’espace, sans oublier la conquête de Mars ou de la Lune par des entreprises privées.

Il y a également d’autres forts enjeux juridiques autour des applications spatiales avec les problématiques de protection ou d’ouverture des données, qui intéressent le développement des satellites face aux nouveaux enjeux par exemple de l’internet des objets connectés ou de la surveillance de l’accord COP 21 sur le réchauffement climatique.
Nous disposons donc de tous les outils et atouts pour relever les défis juridiques lorsqu’ils se posent, ce qui ouvre de véritables opportunités pour les professionnels du droit en France [1].

Après le droit des robots, le droit de l’espace sera-t-il le nouveau droit à la mode ?

"Ce droit en construction va aussi conditionner l’évolution de l’humanité si celle-ci s’installe dans l’espace."


On ne peut pas parler d’un phénomène de mode mais d’une nouvelle étape dans l’évolution du droit.
Le droit de l’espace est un droit qui ne s’attache pas au territoire. Le critère de juridiction porte sur le véhicule spatial, à l’instar du pavillon dans le droit maritime. Les espaces territoriaux sont inappropriables par les Etats et a fortiori par les entreprises mais la question des ressources qu’ils contiennent se pose. Le droit de l’espace se limite jusqu’à présent à un droit sur les objets ou véhicules spatiaux et c’est à travers eux que les législations spatiales s’expriment tant sur la capacité de les lancer que de les opérer en orbite. Il y a donc un vide juridique concernant le droit à appliquer une fois que les personnes atterrissent sur Mars ou la Lune.

Or, ce droit en construction va aussi conditionner l’évolution de l’humanité si celle-ci s’installe dans l’espace. Cette question prend donc une dimension philosophique, éthique mais aussi stratégique. Plus prosaïquement, de nombreuses questions juridiques se posent car il est probable que ces pionniers travailleront dans un cadre international rassemblant plusieurs nationalités. Les Etats ne pourront pas transposer leur droit car ce serait contraire au principe de la non territorialité du droit de l’espace.

Au-delà des modes, nous ouvrons de nouveaux pans de l’architecture juridique internationale, complétant les traités spatiaux existants, le tout à décliner dans les législations et autres normes nationales. De grands chantiers à venir pour les juristes !

Les formations dans ce domaine sont-elles suffisantes à l’heure actuelle ?

"Le droit de l’espace est devenu un pôle d’excellence en France."


Elles peuvent se développer mais il existe déjà plusieurs pôles de formation de rang mondial : G. Washington University, McGill à Montréal et deux institutions en France avec lesquelles le CNES a noué des partenariats : la Chaire SIRIUS rattachée à l’Université de Toulouse dirigée par le professeur et avocat Lucien Rapp ; puis l’institut du droit de l’espace et des télécommunications (IDEST) de l’Université Paris Saclay du professeur Philippe Achilleas qui propose un Master 2 dédié et une capacité de recherche.

Le CNES a signé en juin un partenariat sous forme de groupement d’intérêt scientifique avec cet institut pour développer la formation du droit des activités spatiales, les recherches sur ses évolutions, et faire le lien entre l’Université, l’administration, les acteurs spatiaux et les professionnels du droit, le CNES faisant le lien entre ces communautés.

Ce sont des formations de premier plan qui dispensent des enseignements en français et en anglais et attirent pour moitié des étudiants étrangers. C’est aussi grâce à ces deux formations que le droit de l’espace est devenu un pôle d’excellence en France.

Au vu des lois autorisant l’exploitation des ressources de l’espace, est-il nécessaire de légiférer aujourd’hui afin d’éviter une « colonisation » de l’espace ?

"L’objectif des juristes n’est pas de freiner le progrès mais de le favoriser par un environnement juridique sûr et consensuel."


De notre côté, nous ne prônons pas la colonisation, mais travaillons à l’exploration et au développement durable. Coloniser en envoyant des personnes sans billet retour est incompatible avec les règles de sécurité et d’éthique qui sont les nôtres. Inversement, l’objectif des juristes n’est pas de freiner le progrès mais de le favoriser par un environnement juridique sûr et consensuel.
La question est de savoir à quel niveau, quand et comment.

Certains pays comme les Etats-Unis et le Luxembourg ont déjà pris les devants tout en indiquant que leur loi nationale ne valait que sous réserve du respect du droit international de l’espace. Toutes les puissances spatiales souhaitent en effet soutenir la compétitivité de leur industrie mais elles sont également soucieuses d’éviter que l’espace ne devienne le nouveau théâtre de conflit du XXIème siècle comme cela a pu être évité grâce aux traités des années 60 en vigueur. La France préconise ainsi un dialogue international constructif pour apporter les compléments nécessaires au cadre existant de façon à organiser la concurrence sur des bases saines transposables à toutes les législations nationales.

Comment concilier le droit de l’espace et le droit de l’environnement ?

"Droit de l’espace et le droit de l’environnement (...) sont indissociables, ils ont la même finalité."


Les deux sont indissociables, ils ont la même finalité. Le droit de l’environnement tel que nous le concevons nous, terriens, c’est celui de la protection de l’environnement terrestre. Le droit de l’espace a pour double objectif de garantir la sécurité des humains et des biens concernés mais aussi la protection de l’environnement spatial.

Les législations futures dans le domaine spatial seront nécessairement motivées par le souci de préserver l’environnement spatial contre toute exploitation incontrôlée pouvant causer des dommages irréversibles tant pour l’espace que sur la Terre. Il peut par exemple y avoir des virus sur Mars car cette planète a connu le même développement que la Terre. On peut imaginer qu’ils puissent menacer gravement la santé de toute espèce vivante une fois ramenés sur Terre. C’est la raison pour laquelle les systèmes spatiaux sont assemblés dans des salles blanches afin d’éviter de contaminer l’espace et que des procédures très strictes sont appliquées au retour sur Terre de tout véhicule ou échantillon spatiaux.

Interview de Philippe Clerc, réalisée par la Rédaction du Village de la Justice.

[1Le rapport au Premier ministre de Geneviève Fioraso en 2016 sur la filière spatiale française souligne que « la France est aussi une puissance de droit spatial de rang mondial puisqu’au-delà de son savoir-faire juridique reconnu internationalement, sa loi spatiale de 2008 (LOS) et la deuxième la plus utilisée au monde ».