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L’usucapion par les personnes publiques : et pourquoi pas ? Par Morgan Laffineur, Juriste.
Parution : lundi 20 novembre 2017
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Hormis le principe d’imprescriptibilité propre au domaine public, les bien du domaine privé des personnes publiques ne sont pas à l’abris de la prescription acquisitive, à qui bon estime s’en être occupé de façon paisible et ininterrompu en « bon père de famille » sur 30 ans (voire 10 sur bonne foi et juste titre).
Encore faut-il que le juge compétent en matière d’usucapion sois saisit et que les biens en questions n’aient pas été incorporés dans le domaine public en cours de route (Conseil d’État, 19 juillet 2016, La Poste ; n°370630).
A l’inverse, les personnes publiques peuvent-elles recourir à ce mode d’acquisition propre à l’article 2272 du Code civil ?

Les avis sont très mitigés sur la question. Démontrons, sans plus tarder, le pourquoi du comment cette procédure peut être soulevée par les personnes publiques lorsque 30 (ou 10) années de patience et de preuves peuvent suffire à les rendre propriétaires de biens immobiliers divers.

I) Une procédure certes non prévue par le CGPPP

A) Le principal argument de la doctrine administrative pour écarter l’usucapion

La question de savoir si les collectivités territoriales pouvaient se prévaloir de la prescription acquisitive trentenaire a été posée dans les rangs de l’assemblée nationale.
La réponse du ministère de l’Intérieur n’a pas creusé plus loin que le sommaire du CGPPP pour en déduire que cette procédure n’était pas applicable aux communes dès lors que le code ne le prévoyait pas expressément [1]

Réponse uniquement focalisée sur le CGPPP, au surplus, non étayée par de la jurisprudence. Cela n’a pas empêché le raisonnement de se répandre dans des articles et revues spécialisées, en déplaçant le débat sur la procédure de « biens sans maîtres », prévue à l’inverse par le CGPPP :
- « Le mécanisme de prescription acquisitive trentenaire ne peut bénéficier aux communes car cette modalité d’acquisition de biens ne figure pas parmi celles que prévoit le CGPPP ». [2]
- « Les communes ne sont jamais fondées à bénéficier de la prescription acquisitive trentenaire, qui ne figure pas en effet parmi les modalités d’acquisition des biens, limitativement prévues par le CGPPP » [3]

B) Une vision réductrice et discutable

Ce qui n’est pas expressément autorisé par le CGPPP doit-il être proscrit aux personnes publiques ?

Dans un exemple analogue, le CGPPP et le CGCT restent silencieux sur l’appartenance des ouvrages construits sur le domaine public, en fin d’autorisations d’occupation temporaire du domaine public, lorsque ces dernières ne sont pas constitutives de droit réel.
Cela n’a pas empêché le juge judiciaire de faire application de la théorie de l’accession (art.552 du Code civil) aux personnes publiques pour les déclarer propriétaires, de par leur inertie, de biens laissés par d’anciens occupants du domaine public. [4]

Tel que l’a souligné le professeur P. YOLKA dans un réquisitoire de qualité à l’encontre de cette réponse ministérielle, [5] cela n’a pas empêché la jurisprudence civile d’admettre l’usucapion au profit des personnes publiques, d’autant plus que l’ancien article 2227 du code civil soumettait expressément l’État, les EP et les communes aux mêmes prescriptions que les particuliers.

Cette formule n’a pas été reprise par la loi n°2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile. Sa disparition n’a d’ailleurs fait l’objet ni de commentaires ni d’explications au stade de l’élaboration de la loi.

En revanche, la nouvelle écriture de l’article 2227 du Code civil n’a pas empêché la jurisprudence ultérieure d’appliquer le mécanisme de l’usucapion aux personnes publiques qui, sans dispositions législatives ou règlementaires le prévoyant expressément, admet ce régime de prescription au profit de ces dernières.

II) Une procédure pourtant consentie unanimement par le juge

A) De la jurisprudence civile continue, paisible et sans équivoque

Dans sa tribune susvisée, P. YOLKA ne manquait pas de relever les jurisprudences récentes qui admettaient parfaitement l’usucapion par les personnes publiques [6]

Ces jurisprudences confirment une solution de principe, continue et paisible depuis plus de 40 ans. Citons, parmi de nombreux cas d’espèce, deux exemples que trois décennies séparent :
- Cass, civ 3, 25 février 2004, commune de Mosset (n°02-20.481) – possession trentenaire d’une parcelle reconnue à la commune, pour l’avoir entretenu, ouvert au public, et en ayant réalisé des aménagements publics.
- Cass, civ 3, 9 janvier 1973, commune de Cursan (n°71-12.398) – L’usucapion par la commune était prévue par convention mais cela ne suffisait pas - la cour d’appel devait vérifier si cette prescription au profit de la commune était respectée par des preuves concrètes.

De très récents exemples jurisprudentiels viennent clore le moindre doute sur l’application de la procédure d’usucapion aux personnes publiques :
- Cass, civ 3, 26 mars 2013, commune de Gosier (n°12-10.012) : absence de preuve de possession trentenaire de la Commune d’une parcelle dont elle revendique la propriété
- Cass, civ 3, 19 mai 2015, commune de Sens-Beaujeu (n°14-13517) : la cour d’appel n’a pas donné de bases légales à sa décision en omettant de caractériser les actes de possession matériels de la commune sur un chemin privé.
- Cass, civ 3, 15 décembre 2016, commune de Bourail (n°15-24.931) : reconnaissance de la prescription acquisitive trentenaire d’une commune pour une parcelle sur laquelle elle a fait construire une école publique et organisé des opérations électorales.

NOTA : Aucune de ces jurisprudences ne relève une éventuelle exhaustivité du CGPPP qui ferait obstacle à ce que les personnes publiques aient recours à l’usucapion.
Cet argument n’a d’ailleurs été présenté dans aucun de ces cas d’espèces par les parties (aucun examen dans les moyens annexes).

B) Le (presque) sursis à statuer du juge administratif

« Il n’appartient qu’au juge judiciaire de se prononcer sur la propriété d’un bien, alors même que celle-ci résulterait d’un acte administratif ». [7]

Plus particulièrement, en ce qui concerne l’usucapion par les personnes publiques, le juge administratif ne se reconnaît pas compétent pour connaître des litiges intervenant à propos d’une prescription acquisitive. [8]

Sur les quelques affaires présentées au prétoire publiciste, on peut relever un arrêt de cour administrative d’appel de Marseille, laquelle a renvoyé au juge judiciaire une question préjudicielle sur la propriété d’un « sentier des douaniers » dont se serait occupé la ville de Nice pendant plus de 30 ans. [9]

Pour aller plus loin, cette même juridiction a directement apprécié le fond d’une affaire très particulière, en se prononçant sur l’implantation d’un transformateur ERDF par une commune sur un terrain privé.
La collectivité avait alors invoqué la prescription acquisitive trentenaire pour faire obstacle à la demande d’enlèvement de cet ouvrage par le propriétaire du terrain. [10]
Cette dernière affaire témoigne de l’esprit du juge administratif, lequel se permet, lui-même, d’apprécier les dispositions du code civil, applicables aux prescriptions acquisitives, à une personne publique, sans soulever une éventuelle entrave de ces dispositions par le CGPPP.

Morgan Laffineur Juriste

[1Réponse à la question n°93233 de Mme ZIMMERMANN ; JOAN du 22/03/2011 – p.2727.

[2LAMY Droit Public des Affaires – Partie 4 propriété publique – n°4784 Prescription acquisitive trentenaire

[3J.-L. Clergerie ; Les communes ne peuvent se prévaloir de la prescription trentenaire pour acquérir des biens au profit de leur domaine public ; Actualité Juridique des Collectivités Territoriales 2014, p.103

[4Cass, civ 3, 3 juillet 2013 commune de Biarritz ; n°12-20.237 – cadeau empoisonné en l’espèce pour la commune qui a été déclarée responsable des dommages occasionnés par ces ouvrages

[5L’usucapion par les personnes publiques ; La semaine juridique Administrations et Collectivités Territoriales n°15, 11 avril 2011, act 276

[6Cass, civ 3, 4 janvier 2011, commune de Saint Constant d’Or ; n°09-72.708 - admettant la propriété de la commune d’un chemin qu’elle a goudronné et entretenu de façon continue et paisible / Cour d’appel de Lyon, 1er mars 2011, commune Le Crozet, n°09/04162 – rejetant cette fois-ci l’action de la commune pour absence de preuves de possession continue, paisible et publique durant plus de 30 ans.

[7Conseil d’Etat, 4 juin 2014 ; n°361645

[8Conseil d’Etat, 13 juin 1984, n°38807 ; Recueil CE tables 1984 p.619

[9CAA Marseille, 4 Décembre 2006 ; n°04MA00084

[10CAA Marseille, 17 juin 2013 commune d’Eyne ; n°11MA00384