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« Génération Identitaire », « Dieudonné » : quand la liberté devient l’exception. Par Pierrick Gardien, Avocat.
Parution : mercredi 29 novembre 2017
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« La liberté est la règle, la restriction de police l’exception ». C’est sur cet adage que repose près d’un siècle de conciliation par le juge, de l’exercice des libertés publiques avec la protection nécessaire de l’ordre public (CE, 10 août 1917, Baldy, n°59855).

Mais est-ce réellement toujours le cas aujourd’hui ?

Il est vrai que le juste équilibre entre ces deux impératifs est difficile à trouver :

La philosophie du système français se comprend aisément : les libertés publiques doivent être protégées de manière absolue. Que l’on pense, à titre d’illustration, à la liberté d’expression, de manifestation, ou de réunion. Néanmoins, l’exercice de ces libertés ne saurait pouvoir troubler l’ordre public établi par la loi. C’est la traduction juridique de la célèbre maxime « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ».

Par conséquent, seule la sauvegarde de l’ordre public (bon ordre, sûreté, sécurité et salubrité publiques selon l’article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales) peut justifier la limitation proportionnée de l’exercice d’une liberté (CE, 19 mai 1933, Benjamin, n°17413, 17520).

Dans ce cadre, l’autorité de police doit toujours être en mesure de démontrer que la mesure restrictive de liberté n’est pas excessive par rapport au risque de trouble à l’ordre public, sous le contrôle du juge administratif. En définitive, pour qu’une mesure de police soit légale, il faut ainsi qu’elle tende à maintenir l’ordre public par les moyens les moins rigoureux possibles (CE, 21 janvier 1994, Commune de Dammarie-Les-Lys, n° 120043).

Il devrait donc en résulter, en pratique, une quasi-impossibilité juridique d’interdire purement et simplement l’exercice d’une liberté : l’autorité de police ne sera en effet que rarement en situation de démontrer que le risque de trouble est d’une gravité telle que l’ordre public ne puisse être maintenu que par le prononcé d’une interdiction. Force est toutefois de constater que c’est loin d’être le cas aujourd’hui.

L’équilibre français peut donc se résumer de la sorte :

L’équilibre consiste donc concrètement à autoriser l’exercice de la liberté (comme, par exemple, la tenue d’une manifestation), et à sanctionner a posteriori les infractions pouvant être commises à cette occasion (les dégradations occasionnées par les casseurs dans le cadre de la manifestation).
C’est cet équilibre initial qui nous paraît aujourd’hui menacé.

Il est en effet à craindre une inversion du système : sanctionner et interdire à titre préventif, pour éviter en amont la commission de toute infraction. L’autorisation deviendrait alors le dernier recours, dans un schéma inversé.
On s’appuiera sur deux exemples récents, volontairement polémiques et révélateurs de ce glissement.

Le premier concerne Dieudonné, personnage controversé et coutumier des prétoires. S’appuyant sur un « risque de trouble à l’ordre public », de nombreux maires ont successivement interdit, de manière préventive, les spectacles de l’humoriste, ce que la justice administrative a longtemps validé (CE, 9 janvier 2014, Ministre de l’intérieur c/ Société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374508), avant que le Conseil d’État ne se reprenne fort heureusement (CE, 6 février 2015, Commune de Cournon d’Auvergne, n°387726 ; CE, 13 novembre 2017, Commune de Marseille, n° 415400).

Il convient de bien comprendre le raisonnement juridique qui fonde de tels arrêtés municipaux dirigés contre les spectacles de Dieudonné : ce n’est pas le trouble à l’ordre public, établi et constaté (par exemple, une manifestation qui dégénère) qui motive l’interdiction du spectacle, mais bien le seul risque de trouble à l’ordre à public (par exemple, la simple annonce d’une manifestation à venir destinée à troubler la représentation).

Deuxième exemple, une manifestation du groupe « Génération Identitaire », ouvertement d’extrême droite, interdite préventivement par la Préfecture de Paris le 24 novembre 2017 au motif d’un risque de trouble à l’ordre public induit par l’annonce, par une association d’extrême-gauche, d’une contre-manifestation « antifa(sciste) » prévue pour perturber la première.
Saisi en référé, le tribunal administratif de Paris a validé le 25 novembre 2017 la décision de la Préfecture de Paris, confirmant donc l’interdiction de la manifestation. Là encore, aucun trouble à l’ordre public n’est matériellement établi, ni constaté puisque nous nous situons avant la manifestation. Le trouble n’est donc que potentiel, il n’est pas avéré. Il y a risque, mais il n’y a pas trouble.

Quelque chose interpelle dans le raisonnement des pouvoirs publics en la matière. En effet dans ces deux exemples, non seulement l’interdiction frappe alors même qu’aucun trouble à l’ordre public, aucune violence, aucun propos répréhensible n’est matériellement constaté, mais plus encore, le risque de trouble est généré non pas par celui qui souhaite exercer sa liberté (par exemple, « Génération Identitaire » pour la liberté de manifestation), mais par son adversaire qui souhaite l’en empêcher (dans notre exemple, les groupes antifascistes qui souhaitent empêcher la manifestation identitaire).
Comment analyser une telle situation autrement que comme celle d’une démission des pouvoirs publics face à la responsabilité qui leur incombe ? D’un effacement des libertés devant le simple risque de trouble à l’ordre public ? C’est la puissance publique qui est responsable du maintien de l’ordre public puisque seul l’État est en capacité d’assurer la sécurité à ses citoyens. C’est même sa raison d’être, le cœur du contrat social. C’est lui qui doit tout mettre en œuvre pour s’assurer de son maintien, dans toute configuration.

Dès lors, au nom de quoi serait-ce à ceux qui, dans un État de droit et quels qu’ils soient, demandent légitimement à exercer leurs libertés fondamentales (liberté de réunion, liberté de manifestation, liberté d’expression), à supporter la défaillance de la puissance publique, qui s’avoue incapable de contenir des fauteurs de trouble à l’ordre public ?

Nous constatons donc avec crainte un risque de renversement du régime de protection des libertés institué en droit français : une tendance à l’interdiction préventive de l’exercice des libertés au regard du risque éventuel de trouble à l’ordre public. L’utilisation du conditionnel par les pouvoirs publics devient fréquente, qui semblent préférer au vieux système d’autorisation avec contrôle, un nouveau système d’interdiction par anticipation.

C’est se tromper que de penser que cette situation n’est pas grave, puisqu’elle concerne Dieudonné et « Génération Identitaire », qui l’auraient bien cherché. Demain, elle concernera peut-être également d’autres associations, ou personnes souhaitant exercer leurs libertés.
Un opposant politique vous dérange ? Annoncez à l’avance que vous allez perturber son meeting, vous regrouper et tout casser. Qu’importe que votre menace ne soit pas suivie d’effet : le risque de trouble à l’ordre public que vous aurez généré sera sans doute suffisant pour justifier l’interdiction préventive de la réunion de votre adversaire.

Un tel raisonnement dérange. Pourquoi sanctionner celui qui cherche à exercer légitimement une liberté publique, et pas celui qui annonce ouvertement vouloir troubler l’ordre public ? N’y a-t-il pas là renversement de paradigme ? Peut-on se prémunir de tous risques ? Peut-on contrôler le futur ? Doit-on empêcher le réel d’avoir lieu ? L’interdiction est-elle une solution, ou un aveu d’échec ? Est-on fondé à sanctionner quelqu’un avant la commission d’une infraction ?

Laissons ces questions en suspens mais prenons garde à ce que la restriction de police ne devienne pas la règle, et la liberté l’exception.

Pierrick Gardien Avocat Droit Public Barreau de Lyon [->contact@sisyphe-avocats.fr] 07 80 99 23 28 http://www.sisyphe-avocats.fr/ http://twitter.com/avocatpublic
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