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Opérations de fusion-absorption et responsabilité pénale des personnes morales. Par Clara Grudler.
Parution : jeudi 30 novembre 2017
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La fusion par absorption constitue la principale opération de restructuration des sociétés, cette modification structurelle produisant divers effets relativement à l’organisation et au fonctionnement des sociétés visées.

Dans une telle situation, se pose notamment la question de l’imputabilité de la responsabilité pénale aux sociétés concernées par l’opération de fusion-absorption. En effet, s’il découle des articles 121-1 et 121-2 du Code pénal que la responsabilité personnelle est complétée par un régime de responsabilité de droit commun pour les personnes morales, il paraît ardu de qualifier la responsabilité pénale de la société absorbée au détriment de la société absorbante, dans le cadre d’une infraction commise antérieurement à l’opération de fusion par la société absorbée. En effet, les conditions édictées à l’article 121-2 du Code pénal emportent l’existence d’une personnalité juridique caractérisant la personne morale. Or, l’opération de fusion impliquant une tierce société fait perdre son existence juridique à la société absorbée.
S’étant retrouvée confrontée à cette problématique, la Cour de cassation a fait évoluer le droit commun de la responsabilité pénale des personnes morales afin de l’appliquer aux spécificités de l’opération de fusion-absorption.

I) Responsabilité du fait personnel et qualification de la responsabilité des personnes morales

A) Impact de la modification de l’architecture sociétaire sur la détermination de l’auteur de l’infraction

La fusion peut être définie en tant qu’opération par laquelle une ou plusieurs sociétés distinctes décident de réunir leur patrimoine et leurs activités en une seule société et entité patrimoniale. L’opération de fusion-absorption constitue la forme la plus courante de fusion.
Dans ce cas spécifique, la société absorbée, en tant que personne morale, est dissoute, mais cette dissolution n’emporte toutefois pas de liquidation de l’entreprise susvisée, puisque le patrimoine de la société absorbée est transmis à la société absorbante (Cass. Com., 11 février 1986, n°84-12.337). Cette dernière voit donc son capital augmenter à la hauteur des parts sociales et actions transmises par la société absorbée.

Dans cette situation de modification de l’architecture sociétaire de plusieurs entreprises décidant de fusionner leurs structures respectives, se pose la question de la responsabilité de la société absorbée ayant commis une infraction avant la réalisation de l’opération de fusion-absorption, donc avant la disparition de la personnalité juridique de celle-ci.

Les tierces entreprises à l’opération de fusion peuvent-elles voir leur responsabilité pénale engagée, du fait de la confusion de leur patrimoine et de leur structure sociétaire avec celle de la société absorbée se rendant coupable d’une infraction d’ordre pénal ?

B) Une délicate coordination entre l’article 121-1 CP et 121-2 CP

À première vue, les dispositions de l’article 121-1 du Code pénal relatives à la responsabilité personnelle excluent toute poursuite à l’encontre de la société absorbante, celle-ci ne pouvant décemment être poursuivie pour une infraction commise par la société absorbée avant que celle-ci ne perde son existence juridique. En effet, « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». Par conséquent, le droit commun de la responsabilité pénale des personnes morales, régi par l’article 121-2 du Code pénal, aux termes duquel « les personnes morales, à l’exclusion de l’État, sont responsables pénalement des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants », s’applique de plein droit à la société absorbée se rendant coupable d’une infraction pénale, avant que celle-ci ne perde son existence juridique.

En l’occurrence, tant que la société absorbée conserve sa personnalité juridique, celle-ci demeure une personne morale au regard des dispositions légales découlant de l’article 121-2 du Code pénal, l’infraction étant dès lors intégralement imputable à la société absorbée.

Par ailleurs, deux arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation, rendus le 20 juin 2000 (n°99-86.742) et le 14 octobre 2003 (n°02-86.376), ont établi l’irresponsabilité pénale de la société absorbante pour le compte des infractions commises par la société absorbée avant la réalisation de l’opération de fusion, et ce, en application du principe de responsabilité personnelle énoncé à l’article 121-1 du Code pénal.

Confronté à cette problématique, le juge de cassation a estimé qu’« aux termes de l’article 121-1 du Code pénal, nul n’est responsable pénalement que de son propre fait. Il s’ensuit, dans le cas où une société, poursuivie pour blessures involontaires, fait l’objet d’une fusion-absorption, que la société absorbante ne peut être déclarée coupable, l’absorption ayant fait perdre son existence juridique à la société absorbée ».

En outre, il convient de remarquer que cette décision du juge de cassation se situe dans la lignée d’une décision précédemment rendue par la chambre commerciale, selon laquelle « le principe de la personnalité des poursuites et des sanctions s’oppose à ce qu’en l’absence de dispositions dérogatoires expresses, des personnes physiques ou morales autres que l’auteur du manquement en cause, puissent se le voir imputer et faire l’objet de sanctions à caractère pénal » (Com. Cass., 15 juin 1999, n°97-16.439). Par conséquent, les sanctions prononcées à l’encontre de sociétés dans le cadre d’une opération de scission doivent être annulées, puisque les manquements reprochés sont directement imputables, en vertu du principe de responsabilité personnelle, à l’entité préexistante, et non aux tierces sociétés impliquées dans l’opération de restructuration sociétaire.

II) Affinement de la jurisprudence de la Cour de cassation par la CJUE

A) Conséquences du principe de transmission universelle sur l’imputabilité de l’infraction pénale

Selon les dispositions de l’article L. 236-1 du Code de commerce, « une ou plusieurs sociétés peuvent, par voie de fusion, transmettre leur patrimoine à une société existante ou à une nouvelle société qu’elles constituent ». Il résulte de ces précisions que toute fusion nécessite la réalisation concomitante d’opérations juridiques et financières.

En premier lieu, la fusion entraîne la transmission universelle du patrimoine de la société ou des sociétés fusionnées au profit de la société ou des sociétés absorbantes. Par conséquent, la transmission du patrimoine des sociétés absorbées se traduit par une augmentation du capital de la société absorbante. Ensuite, comme on l’a vu précédemment, la fusion emporte la dissolution de la société fusionnée, mais non la liquidation de cette dernière. Enfin, l’échange de droits sociaux entre les sociétés à l’opération de fusion implique que les associés des sociétés fusionnées conservent cette même qualité au sein de la société absorbante, en rémunération des apports effectués dans les conditions stipulées dans le contrat de fusion.

Lesdits effets ont conduit les instances communautaires à faire évoluer leurs réglementations en matière de responsabilité pénale des sociétés concernées par une opération de fusion-absorption, bouleversant ainsi la jurisprudence établie par la Cour de cassation.
En effet, l’article 19, paragraphe 1, de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative aux fusions des sociétés anonymes, énonce que « la fusion entraîne ipso jure et simultanément les effets suivants : a) la transmission universelle, tant entre la société absorbée et la société absorbante qu’à l’égard des tiers, de l’ensemble du patrimoine actif et passif de la société absorbée à la société absorbante ; b) les actionnaires de la société absorbée deviennent actionnaires de la société absorbante ; c) la société absorbée cesse d’exister ».

L’on peut observer que la réglementation européenne reprend presque à l’identique les dispositions nationales internes émanant de l’article L. 236-3 du Code de commerce, aux termes desquelles « la fusion ou la scission entraîne la dissolution sans liquidation des sociétés qui disparaissent et la transmission universelle de leur patrimoine aux sociétés bénéficiaires, dans l’état où il se trouve à la date de réalisation définitive de l’opération. Elle entraîne simultanément l’acquisition, par les associés des sociétés qui disparaissent, de la qualité d’associés des sociétés bénéficiaires, dans les conditions déterminées par le contrat de fusion ou de scission ».

Par conséquent, une fusion par absorption, au sens de la directive et des textes de loi susvisés, entraîne de plein droit la transmission universelle du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante. Toutefois, ce patrimoine contient également les créances, droits, biens et obligations de la société absorbée. L’imputabilité de l’infraction à la société absorbée, condamnée au paiement d’une amende avant la réalisation de l’opération de fusion, entraîne la substitution de la société absorbante à la société absorbée, en vertu du principe de transmission universelle du patrimoine inhérent à l’opération de fusion-absorption. La société absorbante se voit donc contrainte de s’acquitter de l’amende initialement due par la société absorbée (CJUE, 5 mars 2015, n°C-343/13).

B) Problématique de l’instrumentalisation de l’opération de fusion-absorption

L’irresponsabilité de principe de la société absorbante du fait des agissements frauduleux de la société absorbée pose la question de l’instrumentalisation de l’opération de fusion-absorption à des fins d’évitement des poursuites pénales. Ce risque est notamment apprécié par Pierre Truche, dans son Introduction au colloque sur la responsabilité des personnes morales (Revue sociétés 1993. 231), en tant que « suicide sans risque des personnes morales ».

En effet, l’arrêt n°16-80366, rendu le 25 octobre 2016 par la chambre criminelle de la Cour de cassation, illustre la faiblesse des fondements légaux relatifs aux conditions d’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales dans le cadre d’une opération de fusion par absorption. Malgré le fait que, dans le cas d’espèce, la transmission « est d’autant plus avérée par les caractéristiques de l’opération de fusion-absorption par une société qui était propriétaire de près de la moitié de la société absorbée et dont les dirigeants et les biologistes y travaillant étaient en même temps associés de la société absorbante ; que cette identité des associés des deux sociétés, absorbée et absorbante, montre que les personnes physiques qui les composent ne pouvaient ignorer, en tant qu’associés de la société absorbante, les agissements des personnes travaillant au sein de la société absorbée », l’arrêt rendu par la chambre d’instruction de Rennes en date du 18 décembre 2015 est cassé, au motif que l’article 19 de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 est dépourvu d’effet direct à l’encontre des particuliers.

En sus, les précédents jurisprudentiels en la matière (Cass. Crim., 20 juin 2000, n° 99-86.74, Cass. Crim., 14 octobre 2003, n° 02-86.376) confirment une jurisprudence constante établissant que l’article 121-1 du Code pénal ne peut s’interpréter que comme interdisant que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique par l’effet d’une fusion-absorption.

Il convient donc de conclure que la réglementation communautaire a bouleversé la jurisprudence établie par la Cour de cassation, en ce qu’elle a donné lieu à des tentatives de la part des juridictions nationales d’opérer un revirement de jurisprudence sur la base du droit de l’Union (et plus particulièrement en s’inspirant de l’arrêt CJUE 5 mars 2015, n° C-343/13, ayant condamné la société absorbante à payer une amende due par la société absorbée, la responsabilité pénale de la société absorbante étant engagée du fait de la transmission universelle des droits, obligations, biens et créances de la société absorbée à la société absorbante).

Les différends jurisprudentiels et doctrinaux entre juridictions nationales et instances communautaires mettent en exergue un défaut de coordination internationale en matière de responsabilité pénale des personnes morales. Ce manque d’articulation des législations et réglementations est à l’origine de risques accrus de forum shopping et de fraude à la loi (la fraude à la loi constituant depuis l’arrêt Cass. Com., 15 juin 1999, n° 97-16.439, une possible exception au principe de l’irresponsabilité de la société absorbante) de la part des sociétés recourant à une opération de fusion-absorption afin de bénéficier du régime protecteur de l’irresponsabilité pénale résultant des dispositions nationales françaises.

Il semble donc qu’une harmonisation des législations, des procédures judiciaires et répressives soit nécessaire afin de garantir l’efficacité des dispositifs mis en place par les institutions communautaires afin de lutter contre les abus des sociétés perpétrés dans le cadre d’opérations de fusion-absorption.
Il apparaît que cette coordination de l’activité normative permettant une évolution doctrinale et des ajustements jurisprudentiels en matière de responsabilité pénale des personnes morales impliquées dans une fusion par absorption, passe par l’instauration de mécanismes de coopération judiciaire à l’échelle tant européenne qu’internationale.

Clara Grudler