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Responsabilité d’une société mère en cas de pratique anticoncurrentielle d’une de ses filiales. Par Alexandre Peron, Legal Counsel
Parution : jeudi 7 décembre 2017
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Une société mère peut être considérée comme étant responsable du comportement anticoncurrentiel d’une de ses filiales, que celle-ci soit détenue totalement ou majoritairement par la mère. Cette présomption développée par les juges communautaires n’est que réfragable, mais en pratique la preuve contraire se révèle être quasiment impossible à apporter. Quid de la position franco-française ? C’est justement ce qui ressort de l’arrêt inédit rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 18 octobre 2017.

La notion de « groupe de sociétés » n’est pas une notion simple à appréhender. Dans un groupe, il existe très généralement une société dite « mère » détenant d’autres sociétés appelées « filiales ». Il est également fréquent que s’inscrive dans l’arbre généalogique d’un groupe de sociétés, une ou des sociétés holding qui auront pour principales vocations, la réalisation de montages juridiques, financiers, ou encore fiscaux.

Pour qu’une société devienne « mère », il est impératif qu’elle détienne au minimum 50 % du capital des filiales, exerçant ainsi un contrôle majoritaire. Parfois la prise de contrôle est totale et le capital des filiales détenues à 100 % par la mère.

Toutefois, définir un groupe de sociétés par une simple notion de contrôle et de détention de capital, reviendrait à simplifier grossièrement la réalité. En effet, un groupe de société et notamment la relation qu’entretient une société mère avec ses filiales s’apprécie au regard de multiples autres critères comme les liens économiques liant les sociétés entre elles ; les liens organisationnels seront également pris en compte au-delà de la définition juridique classique telle que nous la livre les articles L.233-1 et suivants du Code de commerce.

L’organisation multicritères de ces groupes revêt une importance cruciale en matière de responsabilité notamment. Ainsi la société mère peut-elle être tenue seule ou conjointement responsable des actions de sa filiale ?

Les enjeux sont multiples, tant d’un point de vue juridique, qu’économique ou encore éthique. L’émergence de groupes internationaux toujours plus grands et face à une économie de plus en plus dématérialisée, la question de la responsabilité de la société mère et des filiales s’avère de plus en plus complexe à appréhender car ces groupes sont construit de telle manière, qu’il semble parfois impossible de retracer leur filiation. Ainsi une filiale peut voir régulièrement sa responsabilité engagée, sans que la société mère ne soit inquiétée.

En réalité, il serait tentant de considérer qu’il faille apprécier la question au regard du réel contrôle exercé par la mère sur la fille. Ainsi une échelle d’intensité serait utilisée afin de permettre d’identifier dans quelle mesure, la société mère a dicté les prises de décisions stratégiques de sa filiale.
Dans ce domaine difficile, la jurisprudence communautaire à très tôt développée un principe consistant à considérer qu’une société mère qui contrôle en totalité une société filiale, fait naître une présomption réfragable de responsabilité pesant sur la société mère. Dans de nombreux arrêts, la CJUE a considéré que le fait de détenir 100 % du capital de sa filiale, laissait supposer que la société mère exerçait une influence déterminante sur le comportement de la société contrôlée (CJCE 25 octobre 1983, 107/82). Progressivement, la cour, a même étendue son principe de présomption aux cas où la société mère détient non pas la totalité du capital de la filiale mais simplement la majorité.

Le gros problème c’est que la présomption bien que n’étant pas irréfragable, est tout de même extrêmement complexe à renverser par la société mère. Cette dernière devant établir par exemple que sa filiale détermine de manière autonome et indépendante sa stratégie. La complexité du renversement de la présomption est renforcée par le fait que la CJUE n’admet pas si facilement les arguments avancés comme étant des arguments probants. Ainsi, elle a déjà considéré que le fait pour une mère d’invoquer son statut de holding n’était pas suffisant ; tout comme le fait de démontrer que la mère n’avait aucun dirigeant commun avec la fille (CJUE 29 septembre 2011, 521/09 ; Trib. UE 14 juillet 2011, 190/06).

Jusqu’à très récemment, la jurisprudence française ne s’était jamais prononcée en totale autonomie sur le sujet et n’était intervenue que dans des affaires requérant l’application conjointe du droit national et du droit communautaire.

Ainsi la grande nouveauté réside dans l’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 18 octobre 2017 (n° 16-19.120 F-PB).

Dans cette affaire, la Cour de cassation a confirmé la condamnation d’une société mère au même titre que sa filiale, pour l’exercice de pratiques anticoncurrentielles. La haute cour fait application du même principe de présomption que la CJUE, mais dans le cadre d’une affaire touchant uniquement le marché national.
Les juges du droit sont très durs et rejettent en bloc toute les tentatives de la société mère de renverser la présomption de responsabilité. Ainsi, est rejetée la justification tenant au fait que la mère n’est qu’une holding assurant simplement la direction financière ; le fait que le groupe ait des activités très diversifiées ; le fait que la mère et la fille n’exercent pas sur le même secteur de marché ; le fait qu’il y ait une direction locale autonome au sein de la filiale etc.

La Cour de cassation retient simplement que la société mère détient 99,6 % du capital de la filiale, et que cette dernière ne disposant pas de direction juridique propre, recourait à celle de la holding société mère, ce qui, de facto avait fait naître un lien étroit entre les deux entités.

Si nous pouvons nous réjouir de voir que la Cour de cassation se positionne pour la première fois seule, sans être « adossée » à la CJUE, nous pouvons nous interroger sur les raisons d’une décision aussi dure et surtout sur le maigre élément retenu justifiant la véracité de la présomption ? Est-ce lié à la pratique anticoncurrentielle que la cour vient frapper fort ? A-t-elle voulu faire de ce premier arrêt en la matière un modèle ? A-t-elle voulu démontrer qu’elle était en mesure de se prononcer en la matière, et cela face à l’Autorité de la concurrence française qui de son côté avait déjà commencé à prononcer des sanctions ?

Les doutes sont permis, mais il faut souligner que cette application autonome mais fidèle à la position de la CJUE, permet de voir émerger un standard de preuve unique et ce quel que soit le droit applicable.

Alexandre Peron Legal Counsel