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Sous le voile de la justice, un service public des bains de mer se meurt. Par Jérôme Heilikman, Juriste.
Parution : jeudi 18 janvier 2018
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" TETOU ", " NOUNOU ", " VALLAURIS PLAGE ", trois établissements balnéaires de renom situés dans les Alpes-Maritimes, qui ont accueilli sur plusieurs générations, les plus grands noms du cinéma, de la peinture, de la mode avec notamment l’édition 2017 du dîner Vanity Fair x Chanel chez Tétou. Autre exemple, une fresque de Jean Marais entoure le passe-plat chez Nounou, symbole d’une transmission intergénérationnelle et de l’estime de l’acteur-sculpteur-potier. Cet attachement est aussi collectif. Oublié le temps du service public des bains de mer en famille, le patrimoine balnéaire français est aujourd’hui condamné à être rasé d’un coup de pelleteuse dans une application aussi soudaine que précipitée de la Loi Littoral et d’un Décret plage amplement décrié .

Les plagistes font face à des autorités préfectorales qui, dans une manœuvre périlleuse de carénage du droit, les défèrent au tribunal comme prévenus de Contraventions de Grande Voirie (CGV). Voilà le sort réservé à ceux, qui laissés en toute connaissance de cause pendant plusieurs années sans autorisations – tout en payant bien sûr leurs redevances et taxes foncières … – ont contribué au rayonnement et au développement de l’attrait touristique d’un territoire. Si rien ne change, c’est peut-être aussi le destin que connaîtront ceux qui candidatent ou candidateront aux appels d’offres des plages dès 2018, car le droit au sable qui survivait via des concessions réciproques, succombe désormais à une logique étatique d’un droit du sable sans concession. Face à cela, la privatisation du domaine public au travers de la reconnaissance d’un fonds de commerce a le mérite de sécuriser les acteurs, et force à revoir l’exclusion artificielle du domaine public naturel de son champ d’application. C’est un choix passionné et passionnel qui s’explique par la confrontation de deux pensées qui ne peuvent être arbitrées de raison, qu’au niveau européen.

Le commerce du sable est « un secteur porteur, qui compte 1500 établissements en France, génère 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires et fait vivre 10000 salariés ». Et pourtant, une instruction véloce et une dizaine de pages, auront suffi pour condamner dans un premier tir groupé annonciateur, des exploitants à évacuer sous astreinte, hors du DPM les installations et ouvrages. Passé un certain délai, l’administration étant autorisée par des moyens idoines à procéder d’office aux frais et risques et périls des exploitants, à l’évacuation. Plus grave encore, les exploitants sont empêchés de candidater dans une nouvelle course à l’attribution des lots de plages, ce qui explique des abandons forcés en cours de procédure. Trois établissements azuréens à l’avant-garde, font figure de proue et viennent de faire appel dans un contexte politique de demande magnanime de suspension de la Loi Littoral. Ces premières salves judiciaires ouvrent une boîte de Pandore longtemps enfouie sous le sable et l’écume, car « l’Etat a sur son bureau 500 dossiers de constructions illégales, rien que pour le département des Alpes-Maritimes ». Dans ce contexte houleux, l’abrogation du Décret plage est pressentie, étant précisé que la CGV qui a un caractère mixte (réparateur et répressif ) est une réponse punitive inadaptée car déconnectée des réalités. La trame du raisonnement juridique repose sur le truchement de l’absence réelle de délimitation du DPM (I.) et une notion élastique de garde des ouvrages (II.).

I. – Des délimitations floues bien commodes.

Le préalable logique à une application combinée des textes par le juge de la contravention de grande voirie est d’avoir la cartographie des frontières du DPM naturel. En réalité, si l’interdiction d’occuper une dépendance dudit domaine peut faire écho à un acte déclaratif ancien, il peut également s’agir d’une délimitation opérée par le juge lors d’un litige. C’est d’ailleurs cette dernière hypothèse – certainement plus économe pour les finances publiques – qui est privilégiée, car la charge de la preuve d’une occupation régulière revient alors à l’exploitant-plagiste.

De plus, le flou juridique d’être sur le DPM artificiel ou naturel était confortable, notamment pour « la conclusion de baux commerciaux », « dans la mesure où de telles conventions sont incompatibles avec les critères du domaine public naturel ». Nous préférons donc à cette situation étriquée, une opposabilité d’origine systématique de l’acte de délimitation aux intéressés car globalement, nous notons qu’à l’exception des litiges de CGV, le juge administratif n’a pas compétence pour reconnaître des limites du DPM si cet acte fait défaut. En conséquence, il faut revaloriser son rôle pour éviter les écueils ultérieurs.

II. – Du propriétaire au gardien des ouvrages.

Les dispositions visant à la démolition de quelques aménagements ou quelques ouvrages bâtis sur le DPM sont d’usage judiciaire récurent et il est admis qu’elles ne portent pas d’atteinte excessive à des libertés comme celle d’entreprendre ou du commerce et de l’industrie. A cela, s’ajoute l’idée qu’au fil du temps et des exploitants-plagistes successifs, il n’a plus paru percutant que le contrevenant ait construit lui-même les ouvrages. Le seul maintien sans autorisation des installations suffit , sachant que la garde des constructions est appréciée à la date d’établissement du PV. Et force est de constater que pour les juges du fond, la remise gratuite à l’État des installations, qui en deviendrait propriétaire au terme des autorisations, n’exonère pas de l’obligation de démolition.

Toute l’ambigüité de certaines situations repose sur une abstention plurielle des services de l’Etat, avec parfois une absence d’autorisation postérieure à 2005 (post Décret plage), soit pendant plus de douze ans avant apparition soudaine d’une requête qui défère l’exploitant-plagiste comme prévenu d’une CGV. La situation est plus simple en cas d’acte positif comme la délivrance d’un permis de construire car dans ce cas, le juge partage les torts et procède à une expertise. Au regard des éléments développés, nous émettons toutes réserves sur le fait de vouloir faire supporter la totalité des frais de remise en état, sur les seules épaules des exploitants-plagistes, surtout s’ils présentent un caractère anormal ou excessif par rapport au coût réel et sachant qu’on n’impose pas à un contrevenant de détruire des ouvrages édifiés par son prédécesseur.

Références

J. HEILIKMAN P. LÉTIENNE La jurisprudence bulldozer du patrimoine balnéaire. Lexbase Hebdo - éd. publique nov. 2017 http://www.lexbase.fr/
P. LÉTIENNE L’échouage des concessions de plage, Lexbase Hebdo éd. pub. 26 nov. 2015, n˚395 N°Lexbase : N0056BWY
F. STIFANI K. BERTHET P. LÉTIENNE La privatisation du domaine public au travers de la reconnaissance du fonds de commerce Lexbase Hebdo éd. publique n°424, 14 juill. 2016 N°Lexbase : N3668BWR
C. SCEMAMA La guerre des plages privées a commencé L’Express L’Expansion 28 juill. 2017
F. CAZZOLA Bernard BROCHAND demande la suspension de la loi "Littoral" France Bleu Azur 11 sept. 2017 Source : https://www.francebleu.fr

Art. L. 2111-4 et L. 2122-1 CG3
Art. L. 2124-35 CG3P
Art. L. 2122-9 CG3P
Art. 2132-3 CG3P

TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701480 Aff. : Tétou c. Préfet des Alpes-Maritimes ;
TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701481 Aff. : Nounou c. Préfet des Alpes-Maritimes ;
TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701482 Aff. : Vallauris Plage c. Préfet des Alpes-Maritimes ;
TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701483 Aff. : Les Canetons c. Préfet des Alpes-Maritimes
TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701483 Aff. : Les Canetons c. Préfet des Alpes-Maritimes
CE 8ème et 3ème ssr. 30 mai 2012 n°357694 ; CAA NANTES 2ème ch. 28 nov. 2014 n°13NT00202
TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701480 Aff. : Tétou c. Préfet des Alpes-Maritimes
CE sect. 29 janv. 2003 n°245239
CEDH 29 mars 2010 n°34078/02 Brosset-Triboulet c/ France et CEDH 29 mars 2010 n°34044/02 Depalle c/ France
TA NICE 5ème ch. 12 avr. 2011 n°0700186 Aff. : Société MAC DONALD’S FRANCE
CE 21 nov. 1969 n°72878 74345 ; CAA MARSEILLE 09 avr. 2009 n° 07MA04634

Jérôme Heilikman Juriste maritime et protection sociale des marins professionnels Fondateur et Président Association Legisplaisance (http://www.legisplaisance.fr) Doctorant en droit maritime Philippe LÉTIENNE Juriste & Doctorant en droit privé