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Mobilité des juristes : changer de métier, une (bonne) solution ?
Parution : lundi 5 février 2018
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La question de l’évolution de carrière se pose dans tous les secteurs d’activité. Mais le monde du droit a la particularité de regrouper de nombreux métiers, très différents les uns des autres. Le moyen de donner une impulsion ou un renouveau à sa vie professionnelle, tout en restant dans son domaine d’activité. Une telle décision demande de se poser les bonnes questions, sur les opportunités qu’elle présente, mais aussi sur ses aspirations.

Choisir d’exercer un autre métier du droit, plutôt que de poursuivre sa carrière comme juriste d’entreprise, n’est pas chose rare. C’est en effet un moyen d’acquérir et de diversifier son expérience, d’étancher sa soif de nouveauté ou sa curiosité, ou encore de créer un nouveau challenge dans sa vie professionnelle. Des choix qui peuvent alors donner des parcours atypiques.

Jérôme Dupré

Tel est le cas, par exemple, de Jérôme Dupré, qui a connu plusieurs vies. Après un doctorat et un poste au sein d’une grande banque française où il travaillait sur les contrats informatiques, il devient magistrat, d’abord en juridiction, puis au sein du ministère de la Justice. Après une demande de disponibilité, il se lance au côté de Jacques Levy-Vehel dans la création d’un outil basé sur l’intelligence artificielle, Case Law Analytics. Et s’est finalement installé comme avocat à Nantes.
Une évolution motivée avant tout par « la dimension intellectuelle » des métiers qu’il a exercé. « Je m’ennuie vite, j’ai donc besoin de nouveauté, et de travailler sur des enjeux qui me paraissent être des enjeux contemporains, précise Jérôme Dupré. Avec l’intelligence artificielle, j’ai pris conscience qu’il y avait un vrai sujet pour les juristes et pour les citoyens. Nous avons devant nous des choses qui vont transformer radicalement notre façon de travailler, et de nouvelles questions juridiques qui se posent, par exemple celle de propriété des algorithmes face au besoin de transparence, ou encore celle de la responsabilité lors de l’utilisation d’un algorithme. Il y a aussi un besoin de compréhension de la part du public qui est complètement légitime. »

Mettre son expérience au profit d’une autre activité a également été l’élément déclencheur d’Estelle Joan, aujourd’hui avocate au sein du cabinet Bold. Après des études de droit des affaires et de fiscalité, elle débute sa carrière dans une organisation professionnelle, d’abord pour travailler sur des questions de droit social, puis en tant que responsable fiscale. S’intéressant à la question des crédits impôt recherche, elle décide d’intégrer un cabinet de conseil où elle occupe différents postes et acquiert une expérience dans le financement de l’innovation, puis rejoint un autre cabinet de conseil en tant que directrice juridique et fiscale. C’est finalement les difficultés que ce type de structures rencontre face à leurs missions sur des dispositifs fiscaux, et notamment concernant la partie contentieuse, qui la décident à devenir avocate, « pour pouvoir traiter les dossiers de crédit d’impôt recherche au contentieux ».
Plutôt qu’une rupture, ce changement de métier s’inscrit dans une « suite logique » pour l’avocate. « L’idée d’être créateur d’entreprise me tentait. J’avais toujours plein d’idées en tête, mais ce que je sais le mieux faire, ce sont des dispositifs liés à la fiscalité de l’innovation, donc autant mettre mes compétences au profit d’une structure dans laquelle je peux évoluer assez facilement. »

Une transition qui demande « beaucoup de travail »

Estelle Joan

Si les passerelles existent pour faciliter les reconversions, changer de métier demande « une énorme quantité de travail, explique Jérôme Dupré. Même si cela reste dans le droit, il faut découvrir un nouveau métier, pas seulement une nouvelle matière, mais une façon de raisonner, un positionnement différent. L’attitude de l’avocat n’est pas la même que celle du juge par exemple. Mais c’est ce travail supplémentaire, et l’énergie que l’on déploie, qui est intéressant. »

C’est également ce qu’a constaté Estelle Joan, notamment pour l’examen de déontologie : « Se remettre dans les livres et les assimiler seule, ce n’est pas toujours évident. » Et celui-ci n’est que la seconde étape, précédé par le dépôt d’un dossier examiné par un rapporteur, qui doit émettre une décision favorable ou défavorable à cette reconversion. Une procédure qu’il faut anticiper, pour s’assurer de bien répondre aux conditions exigées et éviter les déconvenues. Car c’est un obstacle, finalement résolu, auquel s’est confrontée Estelle Joan : « La difficulté est qu’il vous faut huit ans d’exercice au sein d’une direction juridique. Et la problématique était qu’ils ne prenaient pas en compte mon expérience dans le premier cabinet de conseil, puisque je n’étais pas au sein d’un département juridique. J’ai donc dû obtenir une attestation auprès de mon premier employeur pour certifier que j’avais travaillé au sein d’une direction juridique, ce qui m’a permis de valider mon dossier. »

Mais malgré ces « embuches », connaître ces différents métiers présente le principal bénéfice de cumuler les expériences, d’avoir une autre vision du terrain, et d’enrichir ainsi sa pratique. Pour Estelle Joan, « l’avantage est que l’on rencontre de très nombreux cas pratiques avec des sociétés très différentes, de toute taille, de tout secteur. Aujourd’hui, je pense que j’ai une immense connaissance des différentes situations qui peuvent se présenter sur des dispositifs fiscaux assez méconnus. Si j’avais démarré dès le départ en cabinet d’avocats, je ne pense pas que j’aurais eu ce panel de cas pratiques. »

Un cheminement personnel avant tout

Autre interrogation, face aux évolutions du milieu juridique : changer de métier serait-il en accord avec les exigences actuelles et à venir ? On demande en effet aux juristes plus de polyvalence et d’adaptabilité. Varier ainsi ses expériences professionnelles serait une bonne école. Pour Jérôme Dupré, « cela demande une capacité d’adaptation, qui je pense sera clé dans les années à venir. Nous allons devoir apprendre à travailler complètement différemment, avec des robots ou des algorithmes, à se concentrer sur les tâches à haute valeur ajoutée. Cela demande une agilité intellectuelle importante, et surtout une remise en question. Je pense donc que cela permet d’améliorer la perception de certains enjeux. Par exemple, le fait d’avoir connu aussi bien l’entreprise que la justice peut aider à mieux gérer le risque réel. » La réflexion menée sur une potentielle « grande profession du droit » appuierait également une volonté de faciliter ces changements de carrière. « On ne peut pas se concevoir comme des professions opposées et antagonistes, confirme Jérôme Dupré. En réalité, on exerce le métier du droit de différentes façons. Je suis tout à fait favorable à l’idée qu’il y ait un tronc commun. On peut le voir aujourd’hui dans la faculté de droit, mais il serait peut-être bon qu’il aille plus loin. A l’école de la magistrature, un stage, assez long, permet de connaître la profession d’avocat, et des avocats venaient se former à l’école de la magistrature lorsque j’ai suivi la formation. Il y a donc des ouvertures, et c’est important de faire connaître et de valoriser les différentes passerelles qui existent. »

Mathieu Loué

Mais malgré ces évolutions à prévoir, une telle décision doit d’abord être un cheminement personnel. « Je pense que cela dépend énormément de son projet professionnel et personnel, souligne Estelle Joan. Nous réagissons tous avec notre expérience, je ne serai donc pas affirmative en disant il faut absolument changer. Je trouve que c’est fabuleux, mais c’est aussi ma personnalité : j’ai besoin de nouveauté, de pouvoir m’épanouir. Certaines personnes préfèrent être en zone de confort, et pour changer de métier, il faut accepter de quitter cette zone de confort. »
Une stratégie confirmée par Mathieu Loué, Manager Executive chez Hays, cabinet de recrutement spécialisé : « Il n’y a pas de bon ou mauvais choix. Il faut simplement répondre à son souhait d’évolution, qui est aussi lié à ce que l’on a fait. Un juriste qui est très épanoui en entreprise devrait privilégier à mon sens une formation à l’international, au droit européen ou en école de commerce. Un juriste qui apprécie l’autonomie, la gestion des dossiers, la veille juridique, aura peut-être plus d’épanouissement personnel en évoluant vers le CAPA ou les concours de magistrat. Les deux possibilités existent, mais il faut se poser les bonnes questions. »

D’autres perspectives d’évolution de carrière

Si la transformation de la fonction juridique exige de l’adaptation, elle offre en effet plus de possibilités d’évolution aux juristes. « Il y a quelques années, les métiers juridiques étaient très cloisonnés, assez éloignés du pouvoir décisionnel notamment du point de vue financier ou commercial, explique Mathieu Loué. Aujourd’hui le droit, comme les métiers RH, est devenu une fonction business partner : elle permet d’accompagner les décisionnaires dans le montage des contrats, voire dans le montage d’une stratégie commerciale ou financière. On a aujourd’hui de vraies mobilités vers des nouveaux métiers, où le processus juridique et la rigueur du juriste, sa manière de fonctionner, sont des compétences attendues dans les directions opérationnelles. Il faut appréhender la fonction comme une cellule de conseil. C’est ce qui permet au candidat de retrouver un poste avec un épanouissement supérieur à ce qu’il connaît aujourd’hui. » La difficulté est alors de « sortir de sa sphère juridique et d’expertise pour évoluer vers des métiers plus polyvalents. On peut demander à avoir une mobilité internationale, afin d’intervenir sur des dossiers d’envergure supérieure, avec des intérêts économiques. Il est aussi possible d’évolution vers une fonction orientée business partner, avec une reprise de formation en école de commerce, que l’on voit de plus en plus. »

Pour savoir quelle stratégie adopter, il faut alors savoir ce que l’on veut, mais aussi ce que l’on a, en prenant du recul sur le poste occupé actuellement. « L’obstacle va plutôt être lié au mode de fonctionnement de l’entreprise, confirme Mathieu Loué. Il faut l’analyser pour se rendre compte si on est un opérationnel ou un chef d’orchestre. En tant qu’opérationnel, on peut prétendre à des formations développement de compétence. Si l’on est chef d’orchestre, on est plutôt sur la gestion de prestataires, et il sera plus difficile de faire valoir une expérience d’opérationnel, même avec une formation. C’est donc l’environnement actuel qu’il faut privilégier… quitte à en changer. Si l’on reste juriste en droit social mais que l’on intègre une nouvelle structure qui permet d’être plus opérationnel et plus technique, cela sera un avantage. »

La richesse de la filière juridique offre en tout cas de nombreuses opportunités d’évolution et d’expérience, en découvrant un autre métier du droit ou un autre volet de son travail de juriste. Le tout est alors de se poser les bonnes questions, pour s’assurer d’avoir les armes nécessaires … et surtout prendre du plaisir à ce nouveau challenge !

Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice
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