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L’intérêt pour agir en droit tunisien : une véritable consolidation. Par Najeh Maouia.
Parution : mardi 20 février 2018
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Pour exercer une action en justice, plusieurs conditions qui se rattachent à la fois à l’auteur du recours ainsi qu’à la requête doivent être réunies. Au nombre des ces conditions se trouve l’intérêt pour agir d’où la veille maxime « pas d’intérêt pas d’action ».

Présenté comme une condition de recevabilité des demandes en justice, l’intérêt pour agir [1] échappe à toute tentative de définition. Le Doyen Vedel reconnaît que « rien n’est plus difficile à définir que la notion d’intérêt à agir, et qu’il faut même douter que l’on puisse en donner une formule entièrement rationnelle » [2]. De son coté, R. Bonnard disait en 1935 que « c’est une formule vague qui aurait besoin d’être précisée » [3]. Ces tentatives de définition de l’intérêt pour agir n’ont pas donné lieu à une définition claire. Elles ont posé un problème de distinction entre l’intérêt pour agir et certaines notions voisines comme : le droit, la qualité et la capacité qu’est l’aptitude d’ester en justice. L’intérêt doit être, personnel, légitime, direct et certain.

S’agit d’une condition fondamentale de recevabilité pour tout recours juridictionnelle, l’intérêt pour agir est laissé à l’appréciation du juge. D’ailleurs, le Tribunal Administratif (TA) tunisien a rappelé que l’intérêt pour agir constitue un moyen d’ordre public et par conséquent le juge peut le soulever d’office afin d’assurer la protection des droits des citoyens [4]. Avant la révolution, le TA avait constamment écarté du cercle de l’intérêt à agir la qualité de contribuable [5]. Cependant, après la révolution du 14 janvier 2011, l’intérêt pour agir a connu une évolution remarquable. D’où se pose la question de l’étendu de cercle de l’intérêt pour agir suite à cette révolution ?

L’intérêt à agir a été étendu au sens large après la révolution. A travers la qualité du contribuable (A) et celle d’électeur (B), le TA a donné raison au plaignant pour contester toute décision ayant pour effet de peser financièrement sur le budget de l’Etat. Le TA a accepté le recours intenté par une « association » (C), ce qui reflète un élargissement considérable du champ de l’intérêt collectif.

A- Élargissement à travers la qualité du requérant : la qualité de contribuable

L’exigence de l’intérêt pour agir n’est pas spécifique au recours pour excès de pouvoir, elle l’est, aussi, en matière de recours de plein contentieux judiciaire [6]. Le TA, a rappelé que l’intérêt pour agir constitue un moyen d’ordre public et par conséquent le juge peut le soulever d’office afin d’assurer la protection des droits des citoyens [7] . En effet, le juge administratif « a adopté une approche pragmatique consistant à décider si un requérant a ou non intérêt à agir au cas par cas et sans indiquer en général les raisons de son choix » [8]. D’ailleurs, le jugement en référé du 10 mars 2011 a rappelé cette démarche [9]. À travers les impôts payés au budget de l’État, les plaignants se sont présentés en leur qualité de citoyens contribuables.
En effet, la deuxième chambre de première instance du TA, a prononcé un jugement en référé, n°711506 du 10 mars 2011, consistant à suspendre le paiement des indemnités et des avantages servis aux membres de la Chambre des députés et de la Chambre des conseillers. Selon les attendus du jugement prononcé, le gel provisoire des primes et avantages accordés aux députés et conseillers est une mesure conservatoire utile, et ce par application des dispositions de l’article 81 de la loi organique relative au TA. Le TA admis que la qualité de contribuable national donne intérêt pour contester toute décision ayant pour effet de peser financièrement sur le budget de l’État.

Pour justifier sa décision, le TA a commencé par affirmer sa compétence en rejetant l’argument tiré de la séparation des pouvoirs. « Considérant que l’acte attaqué est relatif à l’organisation du pouvoir législatif et non pas à son fonctionnement » [10]. Le tribunal a ajouté que « la révolution a engendré une légitimité nouvelle fondée sur la rupture avec le régime politique précédent, la suspension de la constitution du 1er juin 1959 ainsi que la dissolution des institutions représentatives dont elles sont issues » [11]. Par ailleurs, le juge note que la décision de dissoudre les deux chambres revêt un caractère politique et échappe à toute possibilité de contestation juridictionnelle. De ce fait, le juge administratif compétent ne peut que constater son existence en déduisant les conséquences de droit et de fait qui en découlent. Il a conclu, sur la base de la règle du service fait prévu par l’article 41 du Code de Comptabilité Publique, que les membres du Parlement ne sont plus en droit de bénéficier des indemnités et avantages prévus par l’ordre aboli.
Ce jugement n’est pas resté isolé, puisque un an et demi après, cinq décisions, en matière de sursis à exécution [12], ont également accepté la qualité de contribuable donne intérêt pour contester les décisions fixant les indemnités des membres de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) Tunisienne. En France, il est admis que la qualité de contribuable local donne intérêt pour contester toute décision ayant pour effet de peser sur les finances de la collectivité [13].

Compte tenu des circonstances exceptionnelles de l’époque marquée par une atmosphère révolutionnaire et de débat doctrinal, ce revirement a été globalement accepté. Selon certains auteurs, accepter la qualité du contribuable pour donner intérêt pour agir est considéré comme un moyen méritoire [14], puisqu’elle renforce la confiance, de citoyen contribuable, envers l’Etat et ses institutions. Cependant, les contours de cet élargissement ont été très larges. D’ailleurs, dans le jugement de 10 mars 2011, le juge n’a pas vérifié si les requérants s’acquittaient régulièrement de leurs obligations fiscales et si le fait de continuer le versement des indemnités avait un impact direct et effectif sur leur situation financière. Ainsi, un tel élargissement conduit le juge administratif à reproduire la solution chaque fois qu’il rencontrera des requérants se trouvant dans la même situation juridique. La démarche conduit quelquefois à des solutions qui, aussi bien d’un point de vue d’équité que de la légalité, « peuvent laisser le juriste perplexe » [15].

Outre le recours à la notion de qualité, le juge administratif a considéré qu’une décision bien définie constitue « un enjeu national d’une extrême importance ».

B- Elargissement compte tenu de l’objet du litige : le recours à la notion d’ « enjeu national d’une extrême importance »

Dans une autre décision, le TA a considéré que la demande est recevable du fait que la composition de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE) constitue un « enjeu national d’une extrême importance » [16] . Il s’agit d’un élargissement aux « contours brouilles poussant à poser maintes questions : Que veut-on dire par "enjeu national d’une extrême importance’’ ? Est-ce spécifique à la composition de l’ISIE ? Certainement pas. Il s’agit d’une notion à connotation politique et non pas juridique. Cette notion flou aboutira enfin de compte à ouvrir les portes à d’innombrables recours surtout que pendant cette période de transition tous les domaines de la vie publique peuvent constituer un enjeu national d’une extrême importance (l’emploi, la santé, l’éducation, les libertés...) » [17].

L’assemblée plénière juridictionnelle (APJ) du TA statuant au fond, en vertu des dispositions de l’article 34 bis de la loi organique n°2012-23 [18], a jugé que les requérants sont recevables à attaquer la grille d’évaluation des candidats à l’ISIE. Ces derniers se sont prévalus dans la requête introductive d’instance [19], comme dans la demande du sursis à exécution [20], de leur qualité d’électeurs. L’APJ a redressé la situation en admettant la qualité d’électeur.
Au lendemain d’un arrêt du 7 novembre 2013 [21], certains ont accusé le TA de politiser l’affaire et de freiner le processus électoral. Le juge administratif a annulé les opérations sur la base d’un seul grief ; qui consiste à la violation de l’article 6 de la loi 2012-23 [22] . Le TA a imposé à la commission de respecter le classement produit par l’échelle d’évaluation et de procéder ensuite par un vote qui ne devra pas dénaturer ce classement de manière arbitraire. Ainsi, choisir le dernier candidat par un vote sans justifier l’abandon des autres candidats qui ont un meilleur classement serait un acte arbitraire et abusif. En effet, le juge administratif a jugé irrecevable la procédure suivie par l’ANC, qu’il importe de reconsidérer pour garantir le succès des prochaines élections présidentielle et législative.

C- Élargissement du champ de l’intérêt collectif

Dans une décision rendu en matière de sursis à exécution en date du 19 septembre 2013 [23] qui a considéré l’Association Tunisienne pour l’Intégrité et la Démocratie des Elections (ATID) recevable à intenter un recours contre la liste définitive des 36 candidats à l’Instance Supérieur d’Election à soumettre à l’assemblée plénière de l’Assemblée Nationale Constituante.
Le TA a accepté le recours intenté par l’ « association » ATID ce qui reflète un élargissement considérable du champ de l’intérêt collectif. Dans cette décision, l’intérêt collectif est considéré par le juge administratif non comme la réunion des intérêts individuels des membres d’un groupement mais comme les intérêts communs aux membres de ce groupement dont l’association ou le syndicat a la grade et qu’il défend en son nom propre en tant que personne morale distincte des personnes qu’elle regroupe. La seule innovation, dans la décision précédemment mentionnée, étant la référence au concept de « société civile ».

L’évolution considérable des nombres des recours devant le TA, après la révolution, révèle une prise de conscience et un crédit de confiance de citoyens vers cette juridiction. Ils ont souvent découvert qu’ils peuvent obtenir gain de cause non seulement contre l’administration classique mais aussi contre les pouvoirs publics, ANC comprise.
Le juge administratif a du trouver une conciliation entre deux impératifs. L’un se rattache à la « démocratisation » de l’accès au juge passant par l’élargissement des conditions de recevabilité. L’autre relatif à la nécessité de réguler l’excès des recours. Ainsi, l’appréciation du juge est nécessaire afin de lutter contre l’endiguement des recours.

Najeh Maouia

[1Vocabulaire Juridique d’Association H.CAPITANT, publié par PUF, et delta Beyrouth, sous la direction de Gérard CORNU ; TA, REP, n° 1404-1405 du 17 juillet 1989, syndicat des agents du Banque Centrale de Tunisie c/ Gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie ;TA. Sursis à exécution n°415685 du 14 mai 2013, maitre Omar SAFRAWI et autres c/ le président de l’ANC .Inédit. Portant ouverture des délais de dépôt des candidatures a l’ISIE.

[2G. VEDEL, Droit administratif, Paris, PUF, 1990, p.296.

[3R. BONNARD, Précis de droit administratif, 4éme éd, LGDJ, Paris, 1935, p.203.

[4TA. Aff. n°41195 du 25 décembre 1997, Salah KRIRI c/ Ministres de l’agriculture et des finances, Rec. 1997, p.638.

[5TA, jugement de première instance n°15833, du 08 avril 1999, Sghayer c/ministre de l’enseignement. Inédit.

[6L’article 19 du Code de Procédures Civile et Commerciale tunisien.

[7TA. Aff. n°41195 du 25 décembre 1997, Salah KRIRI c/ Ministres de l’agriculture et des finances, Rec. 1997, p.638.

[8M. AZIBERT et M. BOISDEFFRE, « Chronique de jurisprudence administrative », AJDA, 1987, p.338 .

[9TA, décision en référé n°711506, du 10 mars 2011, Maîtres A. Ayedi et autres c/ Membres de la chambre des députés et des conseillers. Inédit.

[10TA, décision en référé n°711506 du 10 mars 2011, Maîtres A. Ayedi et autres c/ Membres de la chambre des députés et des conseillers. Inédit.

[11TA, décision en référé n°711506 du 10 mars 2011, Maîtres A. Ayedi et autres c/ Membres de la chambre des députés et des conseillers. Inédit

[12Les arrêts : n°414825, n° 414826, n°414827, n°414828 du 18 octobre 2012, Néji BACCOUCHE c/Président de l’ANC. Inédit. TA. Arrêt n°415200 du 17 décembre 2012, Néji BACCOUCHE c/ Président de l’ANC. Inédit. Ainsi le recours du 23 décembre 2012 en cour d’instance intenté par le Doyen Néji BACCOUCHE et le professeur Hbib AYADI contre la Note commune n°1, édicté par la direction générale des études et législations fiscales, relative à l’article 63 de la loi de finance pour la gestion de l’année 2013.

[13X.CABANNES, « L’intérêt à agir en qualité de contribuable de l’Etat : plaidoyer pour une nouvelle avancée jurisprudentielle », Petites Affiches, 26 juillet 2002 n°149, p.4.

[14N. BACCOUCHE, Rapport introductif lors du colloque de « Tribunal administratif et pouvoirs publics », organisé le 16 décembre 2013 à la Cité des Sciences Tunis. Inédit.

[15P. CHARLOT, « L’actualité de la notion de qualité donnant intérêt à agir », RFDA, Mai-Juin 1996, p.491.

[16TA.Sursis à exécution n°415685, du 14 mai 2013, maitre Omar SAFRAWI et autres c/ le président de l’ANC, portant ouverture des délais de dépôt des candidatures a l’ISIE. Inédit.

[17S. MDINI , « L’élargissement de l’intérêt à agir », intervention présentée lors du colloque « Le Tribunal administratif à l’épreuve de la révolution », organisé à la Cité des Sciences, Tunis le 9 novembre 2013. Inédit.

[18Loi organique n°2012-23 du 20 décembre 2012 portant création de l’Instance Supérieur Indépendante pour les Elections, JORT, n°101 du 21 décembre 2012.

[19TA. Sursis à exécution n°134866, du 7 novembre 2013, Gamodi c/ Président de l’ANC, Inédit.

[20TA.Sursis à exécution n°415685, du 14 mai 2013, maitre Omar Safrawi et autres c/ Président de l’ANC (portant ouverture des délais de dépôt des candidatures a l’ISIE). Inédit.

[21TA. Sursis à exécution n°134866, du 7 novembre 2013, Gamodi c/ Président de l’ANC. Inédit.

[22Loi organique n°2012-23 du 20 décembre 2012 portant création de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections, JORT, n°101, du 21 décembre 2012.

[23TA. Sursis à exécution n°416052 du 19 septembre 2013. Inédit.