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Marseille : le déshonneur et « La Guerre ». A propos de l’ordonnance Dieudonné. Par Stanislas François, Avocat.
Parution : lundi 26 février 2018
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« Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre ». Cette célèbre maxime de Winston Churchill aurait pu être la réponse adressée par le Conseil d’État à la Commune de Marseille qui, par décision du 18 septembre 2017, voulut éviter la représentation par l’humoriste Dieudonné de son nouveau spectacle intitulé « La Guerre ».
Ce spectacle eut finalement lieu le 19 novembre 2017 à Marseille après que le juge des référés du Conseil d’État sur le fondement des articles 10 et 17 de la Convention européenne des droits de l’homme et en formation collégiale, eut enjoint au maire d’en permettre la représentation. Si l’issue de l’ordonnance apparaît sans surprise, l’intérêt de la décision est qu’elle permet de refermer la parenthèse ouverte par l’ordonnance du 9 janvier 2014 en l’envoyant aux archives au rang de simple décision d’espèce.

(CE ord., 13 novembre 2017, Commune de Marseille, n° 415400)

Le déshonneur de la Commune fut celui de s’engager sur la voie de la résiliation pour motif d’intérêt général d’un contrat en espérant que le juge n’allait pas opérer un contrôle de proportionnalité sur sa décision. Il fut aussi celui d’agir dans un esprit contraire à celui du droit administratif français qui fait de l’ordre public l’instrument de protection des libertés publiques et non une arme à usage de ceux qui souhaitent y porter atteinte. Il fut enfin celui de voir son action qualifiée d’atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression par le juge des référés du Conseil d’État.

« La Guerre », c’est le nom du nouveau spectacle de Dieudonné qui se déroule dans une certaine indifférence générale dans toute la France et sans qu’aucun trouble à l’ordre public n’ait été recensé lors des représentations ayant déjà eu lieu à Paris, Metz, Strasbourg, Lyon ou encore Grenoble et qui s’est donc déroulé sans heurt à Marseille, le 19 novembre dernier.

La Commune de Marseille, qui gère en régie la salle de spectacle du Dôme et la société « Les Productions de la Plume » avaient conclu, le 21 avril 2017, un contrat de mise à disposition en vue de la tenue du spectacle « La Guerre » prévu le 19 novembre 2017.

Le 12 septembre 2017, le CRIF Marseille Provence, par l’intermédiaire de son président, Monsieur Bruno Benjamin, publiait un communiqué dans lequel il sollicitait du maire de Marseille qu’il prenne toute mesure empêchant la tenue du spectacle de l’humoriste Dieudonné. Ironie de l’histoire, c’est donc un Monsieur Benjamin qui faisait pression pour qu’un maire utilise ses pouvoirs de police dans le but d’annuler une réunion.

Dès le lendemain et reprenant les arguments avancés par le CRIF, la Commune manifestait son intention de mettre en œuvre toute mesure permettant d’empêcher la tenue du spectacle en publiant un communiqué dans lequel elle indiquait que la programmation du spectacle avait engendré « une profonde émotion parmi les Marseillais et au-delà, de nombreuses réactions de nature à créer de réelles menaces de trouble à l’ordre public », qu’elle « ne veut pas être confrontée sur le parvis du Dôme, ni à l’intérieur de celui-ci, à de violentes réactions et manifestations susceptibles de se produire du fait des tensions provoquées par la tenue même de ce spectacle ».

Mais le maire ne prit pas d’arrêté au titre de ses pouvoirs de police. Par courrier du 18 septembre 2017, se plaçant sur un terrain contractuel, la Commune de Marseille informait alors la société Les Productions de la Plume de sa décision de résilier unilatéralement le contrat de location conclue avec elle cinq mois plus tôt.

Cette décision fut alors contestée par Dieudonné M’Bala M’Bala et la société Les Productions de la Plume devant le juge des référés du tribunal administratif de Marseille, en référé liberté, sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Ils demandèrent d’une part l’annulation de la décision du 18 septembre 2017 et, d’autre part, qu’il soit enjoint au maire de permettre le déroulement du spectacle dans la salle du Dôme à Marseille.

Le juge des référés faisait droit à la demande des requérants par ordonnance du 19 octobre 2017.
La Commune de Marseille saisissait le Conseil d’État en appel, qui, par ordonnance du 13 novembre 2017 rendue en formation collégiale, rejetait la demande qui lui était présentée.

Par l’ordonnance du 13 novembre 2017, le Conseil d’État a considéré que le maire de Marseille avait entendu faire usage de ses pouvoirs de police et a alors admis sa compétence en tant que juge du référé liberté (I) lui permettant de sanctionner une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression (II).

I. La compétence du juge du référé liberté.

Le Conseil d’État relève qu’en raison des différents motifs invoqués par la ville et des effets produits par sa décision, il y a lieu de requalifier ladite décision en mesure de constitue une mesure de police visant à interdire la tenue du spectacle (A). La condition d’urgence à laquelle est subordonnée le recours en référé liberté est remplie (B).

A. La requalification de la décision de résiliation en mesure de police.

L’humoriste controversé est un habitué des prétoires administratifs et on ne compte plus le nombre de décisions par lesquelles le juge administratif sanctionne les maires ou préfets qui font usage de leurs pouvoirs de police afin d’empêcher toute représentation de ses spectacles (CE, ord., 26 février 2010, Commune d’Orvault, n° 336837 ; CE, ord., 6 février 2015, Commune de Cournon d’Auvergne, n° 387726 ; TA Lyon, ord., 4 février 2004, M. M’Bala M’Bala et Société Bonnie Productions, n° 0400521 ; TA Châlons-en-Champagne, ord., 24 avril 2009, M. M’Bala M’Bala et Société Les productions de la Plume, n° 0900785 ; TA Grenoble, ord., 25 mai 2011, Association Frère d’avenir et M. M’Bala M’Bala, n° 102811 ; TA Bordeaux, ord., 27 février 2012, Société Phone Mobile et M. M’Bala M’Bala, n° 1200673 ; TA Montpellier, ord., 23 mai 2013, Société Chrystel Camus Productions et M. M’Bala M’Bala n° 132275 ; TA Toulon, ord., 7 avril 2017, M. M’Bala M’Bala et Société Les productions de la Plume, n° 1701059 ; TA Grenoble, ord., 23 octobre 2017, M. M’Bala M’Bala et Société Les productions de la Plume, n° 1705574).

Compte tenu de cette abondante jurisprudence et des faibles chances de succès auxquelles il s’exposait, le maire de Marseille a envisagé d’agir sur un autre fondement que celui de l’article L. 2122-2 du Code général des collectivités territoriales.

Ainsi, la décision ayant pour effet d’empêcher la représentation du spectacle de Dieudonné a été prise non par le maire dans le cadre de ses pouvoirs de police, mais par la Commune dans le cadre de son pouvoir de résiliation pour motif d’intérêt général.

L’intérêt de ce procédé était de faire passer cette décision comme une simple décision d’exécution contractuelle et ainsi de substituer au contrôle de proportionnalité effectué par le juge sur les mesures de police (CE, 19 mai 1933, Benjamin) le contrôle minimum effectué sur l’exercice du pouvoir de résiliation pour motif d’intérêt général (CE, 2 février 1987, Société TV6, n° 81131, 82432, 82437, 82443).

Dès lors, c’est sur le terrain contractuel que la Commune présentait l’affaire. Le troisième considérant de l’ordonnance précise en effet que « la commune de Marseille fait valoir en premier lieu qu’elle s’est bornée à résilier unilatéralement le contrat de mise à disposition de la salle pour un motif d’intérêt général  ».

Ceci étant, pour porter son contrôle sur le motif d’intérêt général invoqué par la Commune, le juge s’est référé au communiqué publié le 13 septembre qui faisait état de « réelles menaces à l’ordre public ». Le Conseil d’État a ainsi déduit du motif d’intérêt général allégué que le maire avait entendu agir en tant qu’autorité de police.

Pour pouvoir apprécier la nature de la décision contestée, le juge des référés s’est livré à une appréciation in concreto des circonstances particulières de l’espèce tenant d’une part à la date de résiliation du contrat et, d’autre part, aux motifs qui en constituent le fondement.

Analysant la décision non au regard de son objet mais en fonction de ses effets, il en a déduit que la décision de résiliation, eu égard à ces circonstances, devait être regardée non comme une simple mesure d’exécution contractuelle mais comme une mesure de police.

Ainsi, le fait que la commune de Marseille fasse valoir qu’elle se bornait à résilier unilatéralement le contrat de mise à disposition de la salle pour motif d’intérêt général devenait inopérant.

En tout état de cause, et à supposer qu’une telle possibilité fût fondée, la résiliation pour motif d’intérêt général suppose l’indemnisation intégrale du préjudice subi par le cocontractant qui peut prétendre à la réparation du gain manqué (CE, 24 janvier 1975, Clerc-Renaud, Rec. 55 ; CAA Bordeaux, 28 octobre 2013, département des Hautes-Pyrénées, n° 12BX01085).

Si la résiliation pour motif d’intérêt général avait été acceptée, la Commune de Marseille aurait alors été tenue d’indemniser tant Dieudonné M’Bala M’Bala que la société Les Productions de la Plume des 8.000 places de spectacle qui avaient fait l’objet d’une réservation.

Cela lui aurait permis d’avoir le déshonneur, sans « La Guerre ».

B. L’urgence s’attachant à annuler la décision du maire.

L’article L. 521-2 subordonne la recevabilité d’une demande présentée en référé-liberté à une condition d’extrême urgence. Aux termes de cet article, le juge des référés ayant un délai de quarante-huit heures pour se prononcer, la condition d’urgence est nécessairement appréciée de façon plus exigeante que celle exigée dans le cadre des demandes présentées en référé-suspension (CE, 28 février 2003, Commune de Pertuis, n° 254411).

Comme il l’avait fait de manière assez pédagogique dans sa décision Commune de Pertuis, le juge des référés du Conseil d’État rappelle la particularité qui s’attache à l’appréciation de la condition d’urgence exigée en référé liberté. En 2003, il avait relevé « qu’en distinguant les deux procédures ainsi prévues par les articles L. 521-1 et L. 521-2 [du Code de justice administrative] le législateur [avait] entendu répondre à des situations différentes ; que les conditions auxquelles est subordonnée l’application de ces dispositions ne sont pas les mêmes, non plus que les pouvoirs dont dispose le juge des référés ».

Dans l’ordonnance commentée, le juge rappelle la différence qui existe quant à l’appréciation de l’urgence entre les deux procédures. Le requérant qui sollicite le juge du référé-liberté doit ainsi « justifier des circonstances particulières caractérisant la nécessité pour lui de bénéficier à très bref délai d’une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées » sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Il doit en outre démonter « qu’une mesure visant à sauvegarder une liberté fondamentale doit être prise dans les quarante-huit heures ».

Trois éléments venaient en l’espèce justifier une urgence au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative.

En premier lieu, le juge relève que la décision du 18 septembre 2017 a eu inévitablement pour effet de provoquer une interruption des réservations pour le spectacle. Dès lors, il convient d’en déduire que s’agissant d’un spectacle, la condition d’urgence s’apprécie non seulement au regard de la date de la représentation, mais également compte tenu des effets immédiats qu’entraîne la décision administrative sur la situation du requérant.

La mise en place d’un spectacle comprend évidemment la représentation proprement dite mais également toute la période de préparation notamment celle durant laquelle la réservation des billets est ouverte. Ainsi, une décision d’annulation d’un spectacle, y compris si elle intervient plus de deux mois avant la représentation prévue, affecte nécessairement de façon immédiate la gestion de la billetterie. En ce sens, le Conseil d’État a donc relevé qu’elle avait été de nature à faire obstacle, dès sa prise d’effet, « à la vente du plus grand nombre possible des places de la salle louée pour cette date ».

En second lieu, le juge relève qu’aucune salle équivalente n’était disponible à titre de substitution et qu’aucune salle équivalente n’était disponible à Marseille ou aux environs pour accueillir la représentation à la même date, « de sorte que cette décision entraînait l’annulation du spectacle ». L’urgence à statuer était ainsi constituée par le caractère définitif de la décision prise par la mairie sur la situation du requérant.

Enfin et en troisième lieu dès lors que la suspension prononcée par le juge des référés du tribunal administratif de Marseille avait entraîné une hausse des ventes d’environ 3.000 places. Cette dernière considération est propre à l’urgence à statuer en appel pour le Conseil d’État, quelques jours avant la tenue de la représentation, il y avait donc nécessairement urgence à statuer afin d’autoriser le déroulement normal du spectacle.

L’urgence démontrée, il restait encore à caractériser une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale pour que la décision du 18 septembre 2017 fût annulée.

II. L’atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression.

La décision du 18 septembre 2017 constitue une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression en tant qu’elle ne répond pas de façon adaptée au trouble allégué (A’) et qu’elle repose sur le fondement très fragile de la dignité humaine (B’).

A’. L’absence d’adaptation de la mesure au trouble allégué

Il existe un équilibre en droit français qui est le suivant : l’exercice de la liberté doit être autorisé et protégé par l’autorité de police a priori ; les infractions pouvant être commises à l’occasion de cet exercice seront sanctionnées a posteriori par l’autorité judiciaire.

Dans son considérant de principe, le Conseil d’État précise la nature de l’exercice de la liberté d’expression et les objectifs qui sont assignés aux autorités de police : « l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la liberté de réunion ».

En présence de risque de trouble à l’ordre public, l’autorité de police doit en premier lieu mettre en œuvre les moyens permettant à la liberté de s’exercer. L’autorité de police doit chercher, par des mesures de prévention, à permettre l’exercice de la liberté. Ce n’est qu’en second lieu et uniquement dans l’hypothèse où ces moyens s’avèrent insuffisants qu’une interdiction est envisageable.

Le paradigme posé il y a cent ans est le suivant : « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception » (CE, 10 août 1917, Baldy). Ce n’est que dans le cas où une mesure moins contraignante ne permet pas d’atteindre l’objectif de préservation de l’ordre public qu’elle permettra de justifier une interdiction générale (CE, 21 janvier 1994, Commune de Dammarie les Lys, n° 120043).

L’interdiction n’est possible qu’en dernier recours, si aucune autre possibilité ne permet d’empêcher la survenance du risque allégué. Seul un risque réel et prévisible d’action violente, d’incitation à la violence ou de rejet par les intéressés des pratiques démocratiques peut justifier l’interdiction d’une réunion (CEDH, 2 octobre 2001, Stankov c/ Roumanie).

En ce sens et reprenant sa jurisprudence traditionnelle (CE 19 mai 1933, Benjamin), le Conseil d’État rappelle que les mesures de police qui portent atteinte à l’exercice de ces libertés fondamentales « doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées ».

En l’espèce, le maire de Marseille aura entendu s’opposer à la tenue du spectacle pour trois raisons principales.

La première étant « la profonde émotion parmi les Marseillais et au-delà, de nombreuses réactions de nature à créer de réelles menaces de trouble à l’ordre public ». La deuxième est que la ville « ne veut pas être confrontée sur le parvis du Dôme, ni à l’intérieur de celui-ci, à de violentes réactions et manifestations susceptibles de se produire du fait des tensions provoquées par la tenue même de ce spectacle » et enfin, la troisième repose sur le fait que « Marseille ne peut donc pas accepter un spectacle qui, au prétexte d’humour divise, fracture et oppose […] proposé par un homme déjà condamné pour incitation à la haine raciale et antisémite ».

Cette dernière raison a de quoi surprendre, dès lors que le but assigné à une autorité de police est de protéger l’ordre public et non de donner son avis sur le caractère humoristique d’un spectacle ou encore de se substituer à l’autorité judiciaire qui demeure seule compétente pour sanctionner une infraction pénale.

En demandant l’annulation d’un spectacle par principe, pour des considérations floues et reposant sur des assertions hâtives, sans rechercher si des mesures alternatives à l’interdiction générale et absolue étaient envisageables, la Commune de Marseille renversait le principe devant guider son action, faisant de la règle de police le principe et de la liberté l’exception.

La mise en œuvre par le maire de Marseille de ses pouvoirs de police a eu pour effet de sanctionner celui qui cherchait à exercer légitimement une liberté publique, et non celui qui annonçait vouloir troubler l’ordre public.
A suivre le raisonnement suivi par la Commune, il suffirait alors à un opposant politique de menacer de perturber une réunion, qu’importe que la menace ne soit pas suivie d’effet, elle serait seule suffisante pour justifier une mesure d’interdiction.

Les preuves apportées par la Commune du prétendu trouble demeuraient sans lien avec le spectacle prévu et enfin la production du communiqué par lequel le CRIF faisait part de son indignation de la tenue de la représentation n’évoquait même pas l’éventualité d’une manifestation de protestation.

Aucun trouble à l’ordre public ne pouvait donc être caractérisé et, en tout état de cause, l’éventualité même d’un trouble ne justifiait pas la décision du 18 septembre 2017, le juge relevant que le maire de Marseille ne démontrait pas ne pas pouvoir y faire face par de simples mesures de sécurité.

Le Conseil d’État ne pouvait donc que constater l’absence d’adaptation de la mesure au trouble allégué et le caractère grave et manifestement illégal porté à la liberté d’expression par la décision du 18 septembre 2017.

B’. Les limites à la dignité humaine comme composante de l’ordre public.

Si la notion de dignité humaine ne figure pas dans les motifs de l’ordonnance, il ressort des écritures produites par la Commune de Marseille que la décision du 18 septembre 2017 était prise dès lors que « le risque de trouble à l’ordre public justifiait en tout état de cause cette décision, le spectacle litigieux portant atteinte à la dignité humaine et incitant à la haine et à la discrimination raciales ».

Depuis la loi du 5 avril 1884 dont les termes ont été codifiés à l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales, l’ordre public qui doit être protégé par les autorités de police administrative est constitué de trois composantes : sécurité, salubrité et tranquillité publiques.
L’ordre public que doit protéger la police administrative est donc matériel et extérieur. Il ne vise qu’à parer les désordres physiques et visibles sur lesquels l’autorité de police devra porter une appréciation purement objective.

Si des exigences tirées de la moralité avaient pu permettre de justifier des mesures de police, c’était d’une part en raison d’atteintes que ces facteurs immoraux étaient susceptibles de porter à l’un de ces trois éléments matériels et extérieurs et, d’autre part, sous réserve de circonstances locales (CE Sect. 18 décembre 1959, Société Les Films Lutetia).

C’est par un arrêt d’assemblée du 27 octobre 1995 que le Conseil d’État introduisit un quatrième élément comme composante de l’ordre public : le principe de dignité de la personne humaine (CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n° 136727).

Cette décision est l’une des plus connue de tous les étudiants en droit car elle est à la fois drôle et dangereuse. Drôle car elle porte sur un spectacle dans lequel une personne utilise l’humour pour affronter son propre handicap. Dangereuse car elle offre aux autorités de police la tentation de substituer à la défense de l’ordre public celle d’un ordre moral. Concrètement, des maires ou préfets ont pu s’opposer de façon générale et absolue à la tenue d’un spectacle (certes d’un goût douteux) que le législateur n’interdisait pourtant pas.

La boîte de Pandore était ouverte, offrant aux autorités de police d’une part la possibilité de porter une appréciation subjective sur les atteintes à l’ordre public (ce qui constitue précisément ce à quoi doit échapper l’exercice de la police administrative) et d’autre part celle de ne plus subordonner cette appréciation à l’invocation de circonstances de temps et de lieu (permettant alors la généralisation de mesure d’interdiction générales et absolues).

Comme le rappelait Guy Carcassonne en 2013, « Un principe éminent avait ainsi été mobilisé pour dissuader des distractions de mauvais aloi. Plus de quinze ans après, le nombre et la fréquence des distractions douteuses semblent n’avoir pas vraiment décru. En faire le tri n’entrait sans doute pas dans l’office du juge. Le principe de dignité de la personne humaine inquiète plus qu’il ne sauvegarde ».

Sous la pression du ministre de l’Intérieur de l’époque, l’ordonnance du 9 janvier 2017 du Conseil d’État, (CE, ord., 9 janvier 2014, Ministre de l’intérieur c/ Société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374508) aura été prise sur le fondement du principe de dignité de la personne humaine (à raison de propos pouvant être prononcée) et aura donc, à juste titre, attiré les critiques les plus sévères.

Dangereuse, cette ordonnance du 9 janvier 2014 l’était assurément, tant en raison du fondement juridique éminemment moral et immatériel qu’elle donnait de l’ordre public, que des motivations réelles qui semblaient guider le juge. Il s’agissait pour l’État, incapable de faire exécuter les nombreuses condamnations pénales dont Dieudonné était l’objet, d’utiliser le juge administratif comme supplétif à un juge pénal prétendument défaillant.

Le juge administratif aura donc été utilisé aux fins de condamner a priori des infractions n’ayant pas été commises, tout en s’engouffrant par la même occasion dans un procès d’intention (Dieudonné avait soutenu lors de l’audience publique qu’il ne prononcerait pas les passages incriminés lors de son spectacle prévu à Nantes).

Cette ordonnance du 9 janvier 2014 aura été à l’exact opposé de l’idée de police administrative exprimée en 1927 par Maurice Hauriou : « La police administrative, emploie comme la médecine, une thérapeutique qui tend uniquement à faire disparaître les symptômes ; elle n’essaie point d’atteindre les causes profondes du mal, elle se contente de rétablir l’ordre matériel […] elle ne pourchasse pas les désordres moraux ; elle est pour cela radicalement incompétente ; si elle essayait, elle verserait immédiatement dans l’inquisition et l’oppression des consciences […] ».

Elle était toutefois circonscrite aux faits de l’espèce en tant qu’elle était étroitement liée au contexte entourant un spectacle intitulé « Le Mur » dans lequel étaient systématiquement tenus des propos pénalement répréhensibles. Dès lors que ce spectacle n’était plus donné, la dignité de la personne humaine ne pouvait plus constituer un motif d’interdiction (CE, ord., 6 février 2015, Commune de Cournon d’Auvergne, n° 387726).

Cela n’empêchait pas le Conseil d’État de dissocier l’existence d’un trouble matériel avec la protection de l’ordre public et d’admettre expressément que le pouvoir de police pouvait être utilisé pour sanctionner des atteintes au principe de dignité de la personne humaine alors même que ces atteintes ne provoqueraient pas de troubles matériels (CE 9 novembre 2015, AGRIF, n° 376107).

Pour l’espèce de Marseille, le Conseil d’État relève que « La Guerre » a déjà été joué à plusieurs reprises en 2017 et qu’il n’a jamais suscité « en raison de son contenu, des troubles à l’ordre public, ni qu’il ait donné lieu à des plaintes ou condamnations pénales ». L’interdiction est annulée.

L’ordonnance du 13 novembre 2017 est bienvenue en tant qu’elle vient neutraliser l’application du principe de dignité de la personne humaine tel que posé il y a maintenant quatre ans.

Le Conseil d’État se contente de motiver sa décision par des considérations purement matérielles (celles de l’ordre public) et ne fait nullement référence au principe de dignité de la personne humaine qui fondait pourtant la demande d’interdiction du spectacle.

Ce principe de dignité de la personne humaine, comme composante de l’ordre public, a ouvert une brèche dans laquelle la frontière entre ordre public et ordre moral devient particulièrement malsaine.

Considérer que la police administrative constitue un instrument au service de la préservation d’un ordre moral (dissocié de toute considération objective et matérielle et qui s’apprécie de manière subjective), cela vient justifier l’exercice du pouvoir de police à des fins étrangères à la préservation de l’ordre public (demande d’interdiction de pâtisseries figurant des personnages de couleur noire présentés dans une attitude obscène et s’inscrivant délibérément dans l’iconographie colonialiste : CE, ord., 16 avril 2015, SARL Grasse Boulange, n° 389372 ; demandes d’interdiction du port de tenues qui manifestent de manière ostensible une appartenance religieuse : CE, ord., 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres - association de défense des droits de l’homme collectif contre l’islamophobie en France, n° 402742 et 402777).

In fine c’est admettre que la police administrative puisse être otage d’une forme de bien-pensance qui entraîne bien des autorités de police dans « Le Mur ».

Stanislas FRANÇOIS Avocat au Barreau de Lyon www.francois-avocat.fr contact@francois-avocat.fr
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