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Technologie : quel est le rôle de la Donnée dans le Droit ?
Parution : mercredi 28 février 2018
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Alors que l’écosystème LegalTech grandit un peu chaque jour, la question des données est de plus en plus centrale pour tous les professionnels ou prestataires du droit qui veulent créer ou se doter d’une solution métier. Mais comment utilise-t-on la donnée (data) dans le domaine du droit ? Quel est le rôle du data scientist et des juristes dans les projets mêlant droit et data science ? Autant de questions que nous avons posé à Vincent Quagliaro, data scientist de Sicara.

Laurine Tavitian : Quelles sont les différentes façons d’utiliser la donnée dans le droit ?

Vincent Quagliaro : Il y a bien entendu ce qu’on appelle faussement mais couramment la justice prédictive c’est-à-dire que grâce aux données jurisprudentielles, on va pouvoir donner une estimation de ce que sera la décision finale du juge (voir nos différents articles à ce sujet [1] [2] [3]). C’est une aide à la prise de décision mais elle n’est pas suffisante pour remplacer le juge. Nous sommes loin de ce fantasme.

"Grâce aux données, on va pouvoir normaliser le fonctionnement de la justice dans certains domaines pour réduire son coût et les risques pour les acteurs juridiques."


Ensuite, grâce aux données, on va pouvoir normaliser le fonctionnement de la justice dans certains domaines pour réduire son coût et les risques pour les acteurs juridiques. Par exemple, dans le domaine contractuel, l’idée est de faire des contrats qui ne seront pas sources de litiges. En se basant sur la jurisprudence, un outil indiquera si telle clause est tendancieuse ou illégale, s’il faut la conserver, la modifier et proposer la clause adéquate. Ici, ce n’est pas de la modélisation de contrat -autre façon d’utiliser la donnée- mais de l’analyse.

La data science va aussi améliorer la recherche juridique pour aider les professionnels du droit à se rapprocher des cas de jurisprudence qui sont les plus pertinents pour eux. Pour cela, il faut parvenir à structurer ces cas afin de pouvoir dégager les arguments qui ont conduit à la décision finale, de déterminer sur quels arguments le juge d’appel s’est basé pour confirmer ou revenir sur la décision du juge de première instance et donc de faire des liens entre les faits et la décision. Ce n’est pas de l’analyse prédictive, car cela ne permet pas dégager une suite logique d’arguments conduisant à telle solution, mais des statistiques de corrélation qui vont aider à construire une argumentation.

Enfin, il est possible d’utiliser la donnée juridique (jurisprudences, textes…) en la confrontant au contexte interne d’une entreprise pour savoir s’il va être important dans la décision juridique. L’idée est de pouvoir régler certains problèmes avant qu’ils ne surviennent ou de prévoir combien de personnes vont pouvoir se plaindre pour le même problème et comment le gérer par exemple. En analysant les données publiques et privées, il est possible d’anticiper et proposer des solutions.

Voici comment nous exploitons aujourd’hui les données juridiques dans les projets sur lesquels nous travaillons. Et il est certain que les cas d’utilisation vont s’accroître au fur et à mesure que les données vont s’ouvrir. Nous ne sommes qu’au début des possibilités offertes par la data science.

Pourquoi le data scientist joue-t-il un rôle de plus en plus important dans le droit ?

Parce qu’on assiste à une ouverture des données juridiques et qu’il y a une volonté politique de rendre publique toutes les décisions de justice, même si cela va prendre plusieurs années. D’un point de vue général, chaque métier est en train de se transformer pour gagner en productivité, porté par des technologies de plus en plus avancées. Les métiers du droit ne sont pas exclus de ce phénomène mais ils ont pris un peu de retard pour plusieurs raisons : spécificités du métier, progrès technique récents dans l’analyse de textes, accessibilité aux données.

"Le data scientist intervient pour transformer une masse de données non structurées et illisibles en des informations exploitables."


Aujourd’hui, les acteurs du marché du droit (prestataires de services, éditeurs, legaltech...) veulent apporter de nouveaux services aux professionnels et les directions juridiques des entreprises tirer parti de la masse de données dont elle dispose. Le data scientist intervient alors pour étudier la faisabilité d’un projet et ensuite transformer une masse de données non structurées et illisibles en des informations exploitables, qui vont permettre de gagner en précision, par exemple.

Proposer des services de prédictibilité ou résumer des contextes juridiques est complexe parce que le droit est compliqué à comprendre. Il bénéficie des avancées relatives au traitement de texte qui a fait l’objet de nombreuses études mais sa compréhension par des algorithmes reste difficile car les données n’étaient pas ouvertes. Et les études permettant de savoir comment on les exploite, comment on arrive à comprendre le sens d’un texte, si des corrélations sont possibles entre telle et telle donnée, comment on comprend le français, sont longues à réaliser. Actuellement, l’anglais est plus aisément compréhensible avec les algorithmes que nous voulons mettre en place que le français. Mais cela va changer car tous les outils se développent en français.

Le rôle prépondérant du data scientist est donc lié à l’ouverture des données et aux nouveaux services ou outils qu’elles vont permettre de créer.

Quelles compétences un data scientist doit-il posséder ?

Le monde de la data science s’organise autour de 3 compétences : mathématique, développement (web ou autre) et métier (compréhension et connaissance du métier) dans l’objectif de se baser sur des données pour les comprendre, les analyser et les exploiter. Ce sont donc les trois compétences plus ou moins fortes qu’il doit posséder pour travailler sur un projet de data sciences.

La compétence mathématique n’est donc pas primordiale ?

"Une grande partie du travail du data scientist est consacrée à la compréhension de la donnée."


Si, elle l’est. C’est un prérequis car une grande partie du travail du data scientist est consacrée à la compréhension de la donnée. Mais son quotidien n’est pas de faire des modèles mathématiques uniquement. Cela va dépendre aussi des projets et de la maturité des clients qui souhaitent les mettre en place. Il peut s’agir de projets simples ou complexes techniquement.

Vincent Quagliaro, data scientist.

Par exemple pour certains, la connaissance de leurs données pour pouvoir faire du dashboarding (tableau de bord), simple à mettre en place techniquement, leur apporte déjà beaucoup de valeur. En tant que data scientist, cela va nous permettre de connaître le métier. C’est une porte d’entrée pour pouvoir vérifier si les données sont exploitables à des fins statistiques, prédictives ou de modélisation d’un phénomène et ensuite travailler sur des projets potentiellement plus intéressants.

En réalité, la complexité des projets de Data Science en droit tient à la difficulté du métier en général, mais aussi au fait que la formulation et la structuration des textes sont très spécifiques. Pour travailler sur la prédictibilité par exemple, il faut comprendre comment est structurée une décision de justice, s’il est possible de faire des liens entre la solution et les faits… . Ce travail n’est pas une analyse purement algorithmique ou mathématique.

Avez-vous besoin de juriste pour comprendre cet environnement juridique ?

"L’objectif est de construire avec les juristes pour répondre le mieux possible à leurs besoins."


Oui bien sûr. Pour chaque projet, nous avons toujours dans l’équipe une personne qui a une compétence métier forte. Le data scientist n’a pas vocation à connaître tout le scope métier mais il a besoin de le comprendre. Il apprend au fur et à mesure de son analyse des données mais il ne doit pas être celui qui certifie que le métier s’exerce et que le raisonnement se fait de telle ou telle façon.

Dans le droit, nous nous appuyons donc sur des juristes qui vont utiliser les outils que nous réalisons pour savoir si nous allons dans la bonne direction. L’objectif est de construire ensemble pour répondre le mieux possible à leurs besoins. L’apport métier de compréhension des textes et de causalité entre telle et telle donnée est fondamentale par exemple pour certains projets.

Propos recueillis par Laurine Tavitian Rédaction du Village de la Justice