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“Best Face” : Samsung fait pâle figure en Floride. Par Jérémie Leroy-Ringuet, Élève-avocat
Parution : jeudi 1er mars 2018
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L’entreprise sud-coréenne vient d’être condamnée en première instance à au moins 4,3 millions de dollars de dommages-intérêts par le Tribunal fédéral de District de Floride du Sud pour contrefaçon de brevet. L’application “Best Face” développée sur des téléphones, tablettes et appareils photo a été reconnue comme la contrefaçon délibérée d’un brevet détenu par la société floridienne Prisua Engineering.

Le Tribunal fédéral du District de Floride du Sud (United States District Court for the Southern District of Florida) a, le 23 février 2018, jugé Samsung coupable de contrefaçon de brevet.

Samsung avait développé l’application « Best Face » à partir de l’été 2012 sur plusieurs de ses appareils photo, smartphones et tablettes. L’application permet de prendre une rafale de cinq photographies et de choisir, en cliquant sur les visages des différents sujets identifiés, la meilleure version pour chacun d’eux et de réunir sur une seule photographie finale les « meilleurs visages » de chacun des sujets photographiés, quand bien même l’un d’entre eux proviendrait, par exemple, de la première image et un deuxième de la quatrième image capturée. L’application a donc pour objectif de répondre au besoin des utilisateurs de pouvoir facilement réaliser une photographie de groupe où chacun serait satisfait de sa propre image sans avoir à prendre la même photographie à plusieurs reprises ni se contenter d’une photographie finale où l’un des participants aurait les yeux fermés ou une expression disgracieuse.

Or la société Prisua, propriétaire du brevet américain n°8650591 déposé le 8 mars 2011 par son inventeure, Yolanda Prieto, a estimé que l’application constituait une contrefaçon de son brevet. Intitulé « Matériels numériques vidéo incorporant des données utilisateur dans des applications interactives » (« Video enabled digital devices for embedding user data in interactive applications »), le brevet a pour objet de permettre aux utilisateurs de matériels numériques (appareils photo, smartphones, tablettes, etc.) de créer un flux de données vidéo affichable à partir d’un flux de données vidéo initial de façon à extraire numériquement au moins un pixel pour former une nouvelle image utilisée par la suite pour remplacer une image obtenue de la même façon (« generating a displayable edited video data stream from an original video data stream, wherein at least one pixel in a frame of said original video data stream is digitally extracted to form a first image, said first image then replaced by a second image resulting from a digital extraction of at least one pixel in a frame of a user input video data stream »).

Prisua a tout d’abord envoyé à Samsung, en août 2014, une notification par laquelle elle lui signifiait la constatation de la contrefaçon. Elle a également fourni un argumentaire détaillant les raisons pour lesquelles elle considérait que Samsung contrefaisait son brevet. Seize mois plus tard, Samsung a répondu qu’après une étude approfondie mais non communiquée, elle concluait que « Best Face » ne contrefaisait pas le brevet de Prisua qui a donc décidé d’assigner Samsung devant le tribunal fédéral territorialement compétent.

La ligne de défense de l’avocat de Samsung, Richard Edlin (du cabinet Greenberg Traurig, LLP), a essentiellement consisté à arguer que le brevet de Prisua était un brevet relatif aux techniques vidéo alors que l’application « Best Face » ne concernait que des photographies. En réponse, l’avocat de Prisua, John Carey (du cabinet Carey Rodriguez Milian Gonya, LLP), a insisté sur le fait que le brevet ne s’appliquait pas aux vidéos mais aux « flux de données vidéo » et qu’une série de photographies issue d’un flux vidéo même non sauvegardé en tant que vidéo constitue bien un « flux de données vidéo », en d’autres termes qu’une vidéo est composée de photographies. Le débat avait été préalablement tranché par une ordonnance du tribunal, suite à une audience « Markman » qui, en droit américain des brevets, sert à définir les termes utiles au litige. Les définitions données par le juge aux termes utilisés dans les revendications du brevet (les claims) lient toujours le tribunal et en tout particulier le jury dans son appréciation des faits. Il se trouve que le juge n’avait pas inclus à sa définition de « video data stream » la notion d’impression de mouvement créée par le flux de données vidéo. Par conséquent, au sens du tribunal, le brevet couvre des séries d’images inanimées issues d’un flux et ne se restreint pas aux vidéos en mouvement.

Or le conseil et l’expert de Samsung, aussi bien dans leurs documents écrits utilisés comme preuves et dans leurs témoignages et plaidoiries orales à l’audience, n’ont pas utilisé les définitions imposées par le tribunal, l’expert reconnaissant sous serment ne pas les avoir utilisées. Cela a probablement incité le jury à rejeter leurs argumentations et leur crédibilité.

Le jury ne les a pas suivis non plus sur les demandes reconventionnelles relatives à l’invalidité du brevet de Prisua. En effet, classiquement, Samsung a soutenu que le brevet n’était pas nouveau, en produisant des brevets antérieurs ainsi qu’une démonstration de l’utilisation du logiciel Photoshop. En réponse, Prisua a avancé que les brevets antérieurs (le brevet américain « Senftner » n°7460731 et les demandes de brevet américain « Sitrick » n°2005/0151743 et « Levoy » n°2009/0309990) ne comprenaient pas la totalité des revendications du brevet de Prisua ; or il suffisait qu’une seule revendication soit absente de l’état de l’art antérieur pour que le brevet de Prisua soit considéré comme valide. Prisua a également expliqué que le logiciel Photoshop ne permettait pas de réaliser ce que son brevet couvrait, en particulier la possibilité d’agencer les pixels pour obtenir une intégration parfaite (« spatial matching ») et non grossière d’un visage sur un autre support issu d’un flux de données vidéo. Le jury a donc conclu qu’aucune des revendications litigieuses du brevet ne devait être invalidée.

Enfin, le jury a entièrement suivi les conseils de Prisua sur l’évaluation des dommages-intérêts, fixés à 4,3 millions de dollars sur la base de taux raisonnables (« reasonable royalty damages ») de 99 cents par utilisateur disposant de l’application et non sur la base d’un taux de 25 ou 50 cents qui aurait pu être négocié par les parties. Prisua estimait, conformément à la méthode américaine de la négociation hypothétique (« hypothetical negotiation ») que, pour évaluer les dommages-intérêts, le jury devait se placer au moment de la notification envoyée à Samsung. Or, à ce moment, l’application était préinstallée dans les appareils litigieux et une étude interne de Samsung datée de 2013 démontrait que les utilisateurs étaient extrêmement satisfaits de cette application ; inversement, Samsung a fait valoir, en vain, que l’application avait été un échec commercial par la suite, qu’elle n’était plus disponible au téléchargement, qu’elle était de toute façon proposée gratuitement aux utilisateurs et qu’elle n’avait rapporté que 200.000 dollars à Samsung. Le jury a probablement fait sien l’argument de Prisua selon lequel les éléments d’appréciation développés par Samsung n’étaient pas conformes au standard développé par la jurisprudence « Georgia Pacific » (Georgia-Pacific Corp. v. United States Plywood Corp., 318 F. Supp. 1116, 1121 (S.D.N.Y. 1970)).

Mais surtout, le jury a considéré que Samsung avait contrefait de façon délibérée (« willfully ») le brevet de Prisua, ce qui ouvre la voie à une condamnation au triple des dommages-intérêts demandés, soit à un maximum de 12,9 millions de dollars (comme prévu à l’article 35 U.S.C. § 284 du Code des États-Unis). La récente décision de la Cour Suprême Halo Electronics, Inc. v. Pulse Electronics, Inc., 579 U. S. ___ (2016) a confirmé le caractère discrétionnaire de l’attribution de dommages-intérêts accrus (« enhanced damages ») et a supprimé l’exigence de la constatation d’une négligence objective (« objective recklessness ») de la part du contrefacteur. Le jugement final, précisant le quotient multiplicateur et le montant retenus, est attendu pour la mi-mars 2018. En effet, si le jury peut établir le caractère délibéré en se fondant sur une appréciation de l’état d’esprit subjectif du contrefacteur, le juge a, quant à lui, la faculté de moduler le coefficient multiplicateur entre 1 et 3, en reposant ses calculs sur une liste de facteurs précis, dégagés par la jurisprudence Read v. Portec Inc., 970 F.2d 816 (Fed. Cir. 1992) et confirmés par la décision Halo Electronics.

Il est fortement probable que Samsung interjette appel de ce jugement devant la Cour d’appel pour le Circuit fédéral à Washington (cette cour a une compétence d’appel exclusive en matière de contrefaçon de brevets). Si l’issue d’un procès en appel est incertaine quant à la caractérisation de la contrefaçon, elle l’est aussi relativement au caractère délibéré.

Mais l’enjeu pour Samsung est sûrement, davantage que la hauteur du montant exact qu’il devra ou non payer à Prisua, d’obtenir un arrêt d’appel qui éviterait de créer un précédent dans lequel ne manqueraient pas de s’engouffrer d’autres titulaires de droits de propriété intellectuelle.

Jérémie Leroy-Ringuet, avocat au barreau de Paris