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Les ententes dans les marchés publics entre sociétés du même groupe. Par Laurent Frölich et Justine Deubel, Avocats.
Parution : mercredi 14 mars 2018
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Par une récente décision n°18-D-02 du 19 février 2018, l’Autorité de la Concurrence a condamné solidairement une société mère et deux de ses filiales à des sanctions pécuniaires (respectivement 10.000 euros pour la société mère et l’une des filiales et 60.000 euros pour la filiale la plus importante du groupe) pour s’être rendues coupables d’entente dans la réponse à un marché public relatif à l’entretien d’espaces verts en Martinique.
Cette décision est l’occasion pour l’Autorité de la Concurrence de rappeler les règles auxquelles sont tenues les entreprises d’un même groupe décidant de répondre ensemble ou séparément à un même appel d’offres.

Ainsi, s’il n’est pas interdit a priori à deux agences ou filiales du même groupe de répondre séparément à un même appel d’offres (1), elles ne peuvent cependant pas se livrer à des pratiques anticoncurrentielles et ne peuvent pas s’échanger des informations en vue de fausser la concurrence (2).
Il convient donc du côté des opérateurs économiques de respecter strictement ces règles. Face à des indices permettant au pouvoir adjudicateur ou au candidat évincé d’un marché public de soupçonner un comportement qui s’affranchirait de ces règles, des poursuites peuvent être engagées auprès de l’Autorité de la Concurrence (3).

1. Il n’est pas interdit a priori à deux agences ou filiales du même groupe de répondre séparément à un même appel d’offres

Dès lors que les deux entités sont autonomes juridiquement et disposent de l’autonomie financière et commerciale, elles peuvent répondre chacune à un même marché à condition de respecter les principes consacrés par le droit de la concurrence et notamment l’interdiction de procéder à toute concertation ou tout échange d’informations avant la remise des offres. En effet, une concertation ou un échange d’informations empêcherait ces sociétés d’être considérées comme indépendantes en risquant de tromper « le responsable du marché sur la nature, la portée, l’étendue ou l’intensité de la concurrence » (Conseil de la concurrence décision n° 03-D-01 du 14 janvier 2003 relative au comportement de sociétés du groupe L’Air liquide dans le secteur des gaz médicaux).
Le Conseil de la concurrence a décidé que, lorsque les entités d’un même groupe décident de répondre séparément à un appel d’offres, « l’offre de la filiale doit être personnelle et indépendante de celle de sa société mère, en faisant appel à des moyens propres (dirigeants, capacité commerciale et de production) pour élaborer, décider et exécuter sa proposition au cas où sa candidature serait retenue » (Conseil de la concurrence avis n° 03-A-02 du 18 mars 2003).
Si les entreprises d’un même groupe déposent plusieurs offres dans le cadre d’un marché public, la pluralité de ces offres manifeste l’autonomie commerciale des entreprises composant le groupement, de telle sorte qu’il existe une présomption que les filiales sont autonomes si elles présentent plusieurs offres (Décision n°07-D-11 du 28 mars 2007).

En revanche, l’atteinte à la concurrence est possible si le même dirigeant a supervisé les offres soi-disant concurrentes de ces deux sociétés.
Une décision de 2001 a exposé ces principes de façon claire : « considérant qu’il est loisible à plusieurs entreprises ayant entre elles des liens juridiques ou financiers, comme une société mère et ses filiales ou les filiales d’une même société mère entre elles, ou comme les sociétés mères d’une filiale commune, de renoncer à leur autonomie commerciale et de se concerter pour établir des propositions en réponse à un appel d’offres, à la condition de faire connaître au maître d’ouvrage, lors du dépôt de leurs offres, la nature des liens qui les unissent, d’une part, le fait que leurs offres ont été établies en commun ou qu’elles ont communiqué entre elles pour les établir, d’autre part ; Considérant, à l’inverse, que des entreprises ayant entre elles des liens juridiques ou financiers peuvent choisir de présenter des offres distinctes et concurrentes, dès lors qu’elles disposent de leur autonomie commerciale et ne procèdent à aucun échange d’information. » (Décision n°01-D-13 du 19 avril 2001).

Dans sa décision du 19 février 2018 précitée, l’Autorité de la concurrence rappelle les deux comportements pouvant être adoptés par les membres d’un même groupement souhaitant répondre à un même appel d’offres :
En premier lieu, les entreprises peuvent décider de ne présenter qu’une seule offre en renonçant à leur autonomie commerciale à l’occasion d’une mise en concurrence et se concerter soit pour décider quelle sera l’entreprise qui déposera une offre, soit pour établir ensemble cette offre dans un groupement.
En second lieu, les entreprises peuvent choisir de présenter des offres distinctes et concurrentes, à la condition de ne pas se concerter ou d’échanger toute forme d’information avant le dépôt des offres et garantir au pouvoir adjudicateur l’existence d’une concurrence réelle et effective entre elles.

2. Ce qui est prohibé est l’échange d’informations entre les deux entités en vue de fausser la concurrence

En effet, dès lors qu’elles choisissent de présenter des offres distinctes et concurrentes, les entreprises d’un même groupement ne peuvent s’échanger des informations préalablement au dépôt des offres en vue de fausser la concurrence.

La cour d’appel de Paris a déjà condamné une société pour ce type de pratique en soulignant bien que cette société et sa filiale avaient préalablement échangé des informations et coordonné leurs propositions tarifaires et avaient de surcroît dissimulé cette concertation au pouvoir adjudicateur :
« il convient à cet égard de souligner que les deux entreprises en cause ont présenté des offres distinctes apparemment concurrentes lors des deux appels d’offres ; qu’en réalité la société Colas Midi-Méditerranée et sa filiale avaient au préalable échangé des informations et coordonné leurs propositions de prix ; qu’elles ont dissimulé aux maîtres d’ouvrage concernés cette concertation et l’élaboration commune des offres ultérieurement présentées ; Considérant qu’il importe peu que la concertation illicite constatée émane d’entreprises appartenant au même groupe, la gravité des faits résultant de la tromperie commise au détriment des collectivités publiques quant à l’existence ou à l’intensité de la concurrence sur le marché, au nombre d’offre réellement concurrentes soumises à l’appréciation de ces collectivités ; que cette gravité est renforcée par l’appartenance des deux sociétés requérantes à un groupe d’envergure nationale et de grande notoriété dans son secteur d’activité connaissant parfaitement les règles applicables aux marchés publics » (Arrêt de la cour d’appel de Paris (1re chambre, section H) en date du 30 avril 2002 relatif au recours formé par la société SNC Jean François et la SA Colas Midi-Méditerranée contre la décision no 01-D-67 (*) du Conseil de la concurrence en date du 19 octobre 2001 relative à des pratiques relevées à l’occasion de la passation de marchés publics de travaux routiers).

Les juridictions judiciaires se montrent donc sévères lorsqu’il apparaît que les offres de deux sociétés du même groupe (holding/société mère/société fille) ont été établies après un minimum de concertation ou de communication entre les sociétés : « lorsque des entreprises appartenant à un même groupe interviennent dans le cadre de procédures de mise en concurrence, le dépôt d’offres distinctes manifeste leur autonomie commerciale ainsi que l’indépendance de ces offres” et que “cependant, ces offres ne sont plus indépendantes s’il apparaît qu’elles ont été établies en concertation, ou après que les entreprises ont communiqué entre elles et que, dès lors, les présenter comme telles trompe le responsable du marché sur la nature, la portée, l’étendue ou l’intensité de la concurrence, pratique qui a, en conséquence, un objet ou, potentiellement, un effet anticoncurrentiel » (CA Paris, 28 octobre 2010, Maquet).

Le Conseil de la Concurrence considère qu’« en matière de marchés publics ou privés sur appels d’offres, il est établi que des entreprises ont conclu une entente anti-concurrentielle dès lors que la preuve est rapportée, soit qu’elles sont convenues de coordonner leurs offres, soit qu’elles ont échangé des informations antérieurement à la date où le résultat de l’appel d’offres est connu ou peut l’être » (Décision du Conseil de la concurrence n°01-D-13 du 19 avril 2001).
La pratique anticoncurrentielle est donc la conséquence d’un échange d’informations entre les entreprises candidates et le Conseil de la concurrence précise : « tout échange d’information préalablement au dépôt des offres est anticoncurrentiel s’il est de nature à diminuer l’incertitude où toutes les entreprises doivent se trouver placées, relativement au comportement de leurs concurrentes. Cette incertitude est en effet la seule contrainte de nature à pousser des opérateurs concurrents à faire le maximum d’efforts en termes de qualité et de prix pour obtenir le marché. A l’inverse, toute limitation de cette incertitude affaiblit la concurrence entre les offreurs et pénalise l’acheteur public, obligé à payer un prix plus élevé que celui qui aurait résulté d’une concurrence non faussée » (Décision n° 08-D-33 du 16 décembre 2008).

La preuve des échanges est souvent rapportée au travers de la saisine chez une entreprise de documents dénotant sa connaissance des conditions offertes par ses concurrents avant l’appel d’offres, étant précisé que « l’antériorité de la concertation par rapport au dépôt de l’offre peut être déduite, à défaut de date certaine sur un document, de l’analyse de son contenu et du rapprochement de celui-ci avec des éléments extrinsèques, et notamment avec le résultat des appels d’offres » (Décision n°08-D-28 du 3 décembre 2008).

Dans la décision précitée n°18-D-02 du 19 février 2018, plusieurs indices ont permis à l’Autorité de la Concurrence de constater que les sociétés avaient coordonné leurs offres avant de soumissionner au marché public, observant une « grande homogénéité des propositions » afin de répondre aux exigences du règlement de la consultation qui prévoyait qu’une même entreprise ne pouvait se voir attribuer plus de cinq lots.
D’une part, il résultait du rapport d’analyse des offres, s’agissant des prix proposés par les entreprises candidates que leurs propositions ont été corrélées par des coefficients de majoration, de telle sorte que si une des sociétés proposait la meilleure offre pour un des lots, les autres sociétés appliquaient systématiquement un coefficient de majoration afin de proposer un prix plus élevé.
D’autre part, il était également relevé « de nombreuses analogies de forme, telles que l’utilisation de la même graphie, la copie de paragraphes entiers, l’utilisation du même vocabulaire et des mêmes illustrations, ou encore un chiffrage identique des moyens techniques et humains proposés », s’expliquant par le fait que les offres avaient été préparées par la structure « marché » de la société mère.
Se rendant ainsi coupables d’ententes anticoncurrentielles visées aux articles L.420-1 du Code de commerce, l’Autorité de la concurrence a donc prononcé des sanctions pécuniaires à l’encontre de deux sur les quatre filiales ayant déposé une offre, ainsi qu’à l’encontre de la société mère.

En conclusion

Il revient aux candidats d’un même groupement souhaitant présenter des offres distinctes et concurrentes, de veiller à ne pas s’échanger d’informations qui seraient de nature à fausser le libre jeu de la concurrence entre elles et de ne pas tromper le responsable du marché sur le degré de concurrence qui existe entre elles.
De plus, dans la mesure où ces comportements anticoncurrentiels sont difficilement détectables au stade de la procédure de passation d’un marché et invocables au stade du référé précontractuel, il revient au candidat évincé ou au pouvoir adjudicateur, lorsqu’une telle entente est présumée, de saisir l’Autorité de la concurrence en demandant d’engager des poursuites ou de saisir le juge administratif ou judiciaire d’un tel manquement aux fins d’annulation du marché public ou privé affecté par ce manquement.

La démonstration de la pratique anticoncurrentielle est donc difficile et généralement ne peut se faire qu’après la procédure de passation du marché, au vu de l’analyse des offres, de la comparaison des prix proposés par les candidats, de la similitude des moyens humains et matériels proposés dans le mémoire technique des concurrents.

Laurent FRÖLICH et Justine DEUBEL www.clfavocats.fr
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