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Compétence internationale du juge français pour prononcer une mesure d’expertise avant tout procès. Par Christopher Jacquet-Cortès, Avocat.
Parution : jeudi 24 mai 2018
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Par un arrêt du 14 mars 2018, la Cour de cassation [1] a précisé l’étendue et les modalités de la compétence internationale du juge des référés pour prononcer des mesures d’instruction avant tout procès.

Ainsi, sur le fondement de l’article 35 du Règlement Bruxelles I bis, le juge français peut prononcer des mesures d’instruction in futurum, telle une expertise, sans même avoir à vérifier quel juge est compétent au fond. Si les effets de ces mesures sont, par vocation, limités à la France, ils pourraient néanmoins être reconnus dans un autre État.

Contexte de la décision.

Parmi les règles de Droit international privé de l’U.E., il est acquis que le juge d’un État membre, qui ne serait pas compétent au fond, peut tout de même prononcer les mesures provisoires ou conservatoires prévues par sa loi nationale.

Cette règle est contenue dans l’article 35 du règlement Bruxelles I bis en matière civile et commerciale ainsi que dans d’autres règlements européens traitant des conflits de juridictions (article 14 du règlement 4/2009 en matière d’aliments par exemple).

En l’espèce, le litige portait sur le chantier d’une centrale de panneaux photovoltaïques dans le sud de la France faisant intervenir des parties françaises et allemandes. L’un des sous-traitants français a saisi le juge des référés afin de faire ordonner une mesure d’expertise. Sa demande a été accordée par le Président du TGI de Montpellier sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile. L’affaire a ensuite été portée devant la Cour d’appel de Montpellier. Celle-ci a, d’une part, validé l’ordonnance de référé et, d’autre part, étendu la mesure d’expertise aux assureurs, dont l’un était allemand.

Ce dernier a donc formé un pourvoi en cassation pour faire valoir l’incompétence des juridictions françaises car une clause attribuait la compétence aux juridictions allemandes. L’assureur arguait notamment du fait que les mesures visées par l’article 35 du règlement Bruxelles Ibis excluaient les mesures in futurum prévues par le Code de procédure civile français. Également, il avançait que le juge des référés avait omis de vérifier préalablement la compétence au fond.

Il s’agissait donc pour la Cour d’indiquer si le juge des référés pouvait prononcer une mesure d’instruction in futurum sur le fondement de l’article 35 du règlement Bruxelles Ibis alors, notamment, qu’une clause d’attribution de juridiction donnait compétence, au fond, au juge allemand.

Sans surprise, la première chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi confirmant ainsi le raisonnement de la Cour d’appel de Montpellier. Le juge français était donc bien compétent en vertu de l’article 35 du règlement « pour ordonner, avant tout procès, une mesure d’expertise devant être exécutée en France et destinée à conserver ou établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige » et ce « sans avoir à déterminer la juridiction compétente pour connaître du fond ».

Selon la Cour, les mesures provisoires ou conservatoires de l’article 35 du Règlement Bruxelles I bis incluent donc bel-et-bien les mesures d’instruction in futurum. Qui plus est, celles-ci peuvent être prononcées quand bien même la compétence a été attribuée conventionnellement au juge d’un autre État.

Inclusion des mesures in futurum dans le champ de l’article 35 du Règlement Bruxelles Ibis.

Le premier apport de l’arrêt consiste à confirmer que les mesures prévues par l’article 145 du Code de procédure civile français sont bel-et-bien des « mesures provisoires ou conservatoires » au sens de l’article 35 du Règlement Bruxelles I bis.

La question était sans doute légitime puisque la lettre de cet article se contente de les citer sans en préciser le contenu. De plus, le considérant 25 du règlement indique que les mesures visées « ne devrai[en]t pas inclure de mesures ne revêtant pas un caractère conservatoire, telles que des mesures ordonnant l’audition d’un témoin ».

De son côté, l’article 145 du Code de procédure civile français soumet le prononcé des mesures d’instruction in futurum à la condition d’existence d’un « motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ».

La Cour a décidé d’adopter une conception large de la nécessité de conservation et de ne pas distinguer entre les mesures in futurum motivées par un besoin de conservation et celles nécessaires à l’établissement d’une preuve .

En définitive, il semble que le juge français puisse, sans avoir à préjuger de la compétence au fond, prononcer n’importe quelle mesure d’instruction in futurum sur le fondement de l’article 35 du Règlement Bruxelles Ibis. De manière pragmatique, la Cour permet ainsi à une partie de saisir le juge français afin de prononcer une expertise devant se dérouler en France, et ce, même si sa compétence au fond avait été conventionnellement écartée.

Des effets inévitablement limités au territoire français ?

Il ne faut cependant pas perdre de vue que les mesures provisoires ou conservatoires visées par le règlement ne peuvent, en principe, produire d’effet que dans l’État du juge, non compétent au fond, qui le prononce (considérant 33 du règlement).

Cette règle se comprend parfaitement pour les mesures dites « conservatoires » portant, par exemple, sur des biens situés dans le pays en question. En revanche, s’agissant de mesures d’instruction, la problématique est différente.

En effet, le but de ces mesures est d’établir une preuve qui sera produite dans un futur procès. Dès lors, pourquoi prononcer une mesure d’instruction qui n’aurait d’effets qu’en France alors que le fond du litige doit être tranché par une juridiction étrangère ?

C’est d’ailleurs pourquoi l’assureur arguait du fait que l’article 35 du Règlement supposerait que le juge doit d’abord se prononcer sur la compétence au fond. Pour ce faire, le juge des référés aurait dû se prononcer incidemment sur la validité de la clause d’attribution de compétence invoquée.

Or, d’une part, il n’est pas certain que ce type de questions puissent être tranchées par le juge des référés, et, d’autre part, rien n’interdit à la juridiction étrangère de reconnaître les effets de la mesure en question au regard de son droit national. En effet, le considérant 33 du règlement indique que cette limitation « ne devrait pas empêcher la reconnaissance et l’exécution de telles mesures au titre du droit national  ».

C’est donc logiquement que la Cour de cassation indique que le juge français n’a pas à déterminer la juridiction compétente avant de prononcer une mesure sur le fondement de l’article 35 du Règlement Bruxelles Ibis.

Conséquences pratiques de la décision.

En réalité, il ne semble pas que les effets des mesures in futurum soient systématiquement cantonnés au territoire français. Précisément, la question de leur reconnaissance dans le cadre d’une instance au fond ouverte dans un autre État, relève alors des règles nationales de cet État.

Par conséquent, la réception du rapport d’expertise français dans la future instance outre-Rhin dépendra de la loi procédurale allemande.

Avant de demander au juge français une mesure d’instruction avant tout procès, le demandeur doit s’assurer que ladite mesure pourra produire effet devant le juge étranger qui sera saisi au fond. Cette appréciation devra se faire au regard des règles procédurales nationales de cette juridiction étrangère.

En pratique, s’agissant des expertises, il faudra prendre garde à la conformité de la mesure française au droit procédural étranger (garanties procédurales ou encore règles de présentation du rapport par exemple).

Christopher Jacquet-Cortès Avocat à la Cour Inscrit aux Barreaux de Paris et Barcelone Brugueras, Alcántara & García-Bragado email: cjacquet@brugueras.com

[1Cass. Civ. 1ère, 14 mars 2018, 16-19.731.