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Minority report, ou la justice prédictive de la section anti-terroriste du parquet de Paris. Par Pierre Farge, avocat.
Parution : vendredi 25 mai 2018
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Avocat d’un homme en détention provisoire pour des faits présumés terroristes, Pierre Farge, avocat, écrivain, revient sur les dérives de la politique sécuritaire construite selon lui sous la pression de l’opinion. Faisant régulièrement polémique, il rappelle aujourd’hui que la réalité de notre système judiciaire dépasse la fiction.

La réalité dépasse la fiction.

Année 2054 - Dans l’État de Columbia, les Pré-cogs, prédisent les crimes ; autrement dit, des êtres doués de voyance permettent d’interpeller de présumés auteurs avant de passer à l’acte. Ce système baptisé « Pré-crime » fait diminuer spectaculairement la criminalité avant que l’arrivée d’une erreur judiciaire ne le remette en cause. Vous l’avez reconnu, c’est un film de Steven Spielberg. Et c’est du cinéma.

Année 2018 - Dans l’État français, les magistrats présument des intentions criminelles ; autrement dit, enferment sur la seule base d’un faisceau d’indice, qui comme son nom l’indique, peut se limiter à un simple doute. Ce système baptisé « Détention provisoire » repose sur la loi des grands nombres pour les cas similaires, et n’a donc jamais, dans l’espèce terroriste, démontré une diminution du danger. Vous l’avez reconnu, c’est la politique de l’État français. Et c’est la réalité.

Dans ces deux états, la question posée demeure la même : comment empêcher les potentiels criminels à commettre l’irréparable ?

Dans ces deux états, la détention repose sur une probabilité manipulée par des impératifs de politique sécuritaire.

Dans ces deux états, l’on enferme de pauvres âmes à des fins de catharsis judiciaire, pour montrer aux citoyens que l’autorité agit, que l’État protège, et à défaut rassure.

Dans ces deux états, l’on a créé un Guantanamo de gens enfermés sans procès.

La France est un Guantanamo de gens enfermés sans procès.

Banalisation de l’État d’urgence, État d’exception, dérive du droit, c’est bien ce que vit depuis près d’un an un de mes clients en détention provisoire pour une présumée Association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un ou plusieurs crimes d’atteintes aux personnes (c’est la qualification pénale).

Que lui reproche-t-on plus précisément ?

D’avoir eu des conversations un peu trop orthodoxes sur internet avec ses amis sur la pratique de sa foi (dans un pays qui se dit laïc), d’avoir entrepris un voyage en Turquie (qu’il n’a jamais fait), et d’avoir consulté des sites internet faisant allégeance à Daesh (comme j’en consulte moi-même, tant par curiosité que pour mieux apprivoiser les dossiers qui m’occupent).

Sur ce dernier point, notez la décision du Conseil constitutionnel du 10 février 2017 censurant le délit de consultation habituelle de sites terroristes dans la mesure où il n’était pas prouvé « que l’auteur de la consultation habituelle des services de communication au public en ligne concernés ait la volonté de commettre des actes terroristes ni même la preuve que cette consultation s’accompagne d’une manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée sur ces services ».

Notez également dans mon espèce un casier judiciaire vide, un métier stable, une femme, deux filles, dont une qu’il n’a toujours pas vu. Malgré ce profil de bon père de famille, comme on dit, l’instruction, qui patine, refuse toute alternative à l’enfermement ; à savoir, ordonner par exemple un placement sous bracelet électronique qui permettrait de garantir aussi bien les besoins de l’enquête, que le respect des libertés fondamentales.

Alors, comment se termine un telle voie de fait ?

Mal, en tout cas c’est la réponse apportée dans l’État ultra-sécurisé dépeint par Spielberg, c’est même la morale du film : la justice prédictive admet finalement l’erreur et sème un doute encore plus grand qui remet en cause toutes les incarcérations sous ce régime judiciaire.

Alors, me direz-vous, aujourd’hui en France, une personne suspectée de terrorisme n’est pas cryogénisée, mais simplement incarcérée jusqu’à son procès, soit quatre ans au maximum. Mais quatre ans quand même ! Les chiffres vous sont relatifs, vous qui me lisez ? Rappelez-vous donc ce que vous avez fait ces quatre dernières années, ce que vous avez appris, tous les déplacements que vous avez réalisés, ou à quel point vos enfants ont grandi, pour imaginer, l’espace d’un instant, l’éternité d’une telle mesure, et ses conséquences sur une existence.

Je me demande donc aujourd’hui si le cas de mon client ne serait pas symptomatique d’un système judiciaire prédictif dans un décor orwellien, prêt à sacrifier la liberté personnelle pour une sécurité illusoire. Ce qui me rappelle ce mot de Roosevelt : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité n’est digne ni de l’un ni de l’autre, et finit par perdre les deux ».

Pierre Farge Avocat à la Cour