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Aide à l’entrée et au séjour irréguliers : où en est-on du « délit de solidarité » ? Par Claude Coutaz, Avocat.
Parution : vendredi 1er juin 2018
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Conviction, générosité, amour, humanité, nécessité, fraternité.
Ces mots, s’ils sont la seule motivation d’une personne qui aide un étranger à entrer ou à vivre en France, devraient suffire à empêcher la loi pénale de frapper comme elle le fait pourtant en France.
Le "délit de solidarité" a fêté ses 80 printemps le 2 mai 2018. C’est aujourd’hui l’article L 622-1 du CESEDA qui le réprime encore malgré les réformes successives et les polémiques que son application succite.

Ce « délit de solidarité » trouve sa première définition dans le décret-loi du 2/5/1938 dans un climat particulièrement xénophobe sous le gouvernement Daladier. On dit « délit de solidarité », mais ce mot n’existe pas dans notre droit.
Dans ce décret-loi, le délit est défini ainsi : « Tout individu qui par aide directe ou indirecte aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée ou le séjour irréguliers d’un étranger sera puni d’une peine d’emprisonnement de un mois à un an ».

Le gouvernement vise dès l’origine les « trafics » autour de ces « étrangers indésirables ».

C’est l’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers de l’article 12 de l’ordonnance du 2/11/1945, et de l’article L 622-1 du CESEDA désormais. Le quantum des peines a été progressivement augmenté.

Dans l’ordonnance du 2/11/1945, on ajoute la peine d’amende à la peine de prison (de 600 F à 12 000 F).
Puis dans la loi du 10/7/1976, la peine de prison encourue est doublée tandis que la peine d’amende encourue passe de 2000 à 200.000 F. Sont ajoutées des peines complémentaires comme l’interdiction de séjour, la suspension du permis de conduire, la confiscation du véhicule, ou le retrait d’autorisation d’exploiter un service de transports. C’est à partir de la loi du 31/12/1991 qu’on arrive à la peine de 5 ans d’emprisonnement qui est la peine prévue encore aujourd’hui. Les peines complémentaires d’interdiction du territoire pendant 10 ans, d’interdiction professionnelle, et de confiscation des produits de l’infraction sont alors introduites dans la loi.

Comme tout ça est motivé par la lutte contre les passeurs, employeurs, transporteurs et autres marchands de sommeil, on permet enfin et logiquement, par une loi du 20/12/1993, que le délit puisse être reproché aux personnes morales.

Cette vaste définition de l’infraction n’a jamais été modifiée.

Pourtant une aide directe ou indirecte à l’entrée, la circulation ou le séjour, c’est tellement de choses différentes et éloignées des trafics visés par ce texte.
Louer un studio à un « sans papier », indirectement, c’est l’aider au séjour. Permettre qu’il recharge son portable, le prendre en stop, lui donner à manger, indirectement, c’est l’aider à circuler ou séjourner en France.
Le 2/3/2004, le Conseil Constitutionnel a même dû préciser que les organismes humanitaires d’aide aux étrangers n’étaient pas des « bandes organisées ».

Des mouvements collectifs ont permis de freiner l’application aveugle de cette anomalie de notre République, anomalie parce que heurtant de plein fouet la « fraternité » de la devise.

Pourtant l’aide parfaitement désintéressée est aujourd’hui encore condamnable. Parce que le législateur a toujours refusé avec force argumentation d’exclure par principe la condition tirée d’un « but lucratif » de l’aide apportée.

De Charles Pasqua à Manuel Valls en passant par Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Sarkozy ou Patrick Besson, ce sont, et encore avec Bernard Collomb aujourd’hui, les mêmes arguments.
On explique que les membres d’organisations terroristes doivent pouvoir être condamnés s’ils aident un des leurs même sans but lucratif de leur part, leur motivation étant « militante ».
Ou encore que les réseaux de passeurs sans vergogne doivent pouvoir être démantelés et que chaque maillon de la chaine doit pouvoir être puni sans avoir à caractériser les versements d’argent ou avantages tirés sous peine de neutraliser l’action de l’Etat dans sa lutte contre ces passeurs et exploiteurs de la misère des étrangers.

Explications qui ne tiennent pas une seconde puisque sans ce bout de texte du CESEDA, on poursuivrait encore ces gens-là comme on le fait aujourd’hui avec les incriminations du code pénal telles l’association de malfaiteurs, la traite des êtres humains, ou les crimes et délits terroristes.
D’ailleurs, pour l’aide au séjour, le droit de l’Union européenne impose seulement aux Etats de sanctionner les personnes qui agissent « dans un but lucratif ».
Les autres Etats de l’Union qui ne sont pas allés plus loin que ça ne sont pas les maillons faibles de la lutte européenne contre les passeurs.

Sous la pression de mobilisations associatives, les personnes protégées contre des poursuites pénales ont été plus nombreuses.

C’est d’abord l’immunité familiale concernant les membres de famille de l’étranger qui ne peuvent plus être poursuivis pour leur aide (Jacques Toubon en 1996 l’accorde au conjoint, ascendant ou descendant de l’étranger ; Jean-Pierre Chevènement en 1998 l’accorde au conjoint des ascendants ou des descendants, frères et sœurs, beaux-frères et belles-sœurs et concubin.)

Ce sera avec la loi du 26/11/2003 uniquement pour l’aide au séjour (pas à l’entrée ni à la circulation) que l’immunité humanitaire est inscrite dans le CESEDA, et elle concerne uniquement et restrictivement l’aide nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique de l’étranger face à un danger actuel et imminent. Et encore, on pouvait alors tout de même sanctionner si les moyens employés étaient disproportionnés par rapport à la gravité réelle du danger menaçant l’étranger secouru.
De même, la poursuite pénale demeurait possible en cas de contrepartie directe ou indirecte de quelque nature que ce soit (pas seulement financière donc).

Il a fallu un film de Philippe Lioret (« Welcome » sorti le 11/3/2009) pour que la polémique contraigne le ministre de l’Intérieur Besson à mettre sa touche juste cosmétique à l’immunité humanitaire en 2009 et remplace la condition de « sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique » de l’étranger par la « sauvegarde la personne ». Ce sera finalement, le ministre Valls qui annoncera la "suppression du délit de solidarité" par la loi du 31 décembre 2012 comme elle vient à nouveau d’être annoncée à l’issue du vote de la « loi asile immigration » le 22/4/2018.

Alors où en sommes-nous de ce délit de solidarité ? Existe-t-il toujours ?

En réalité, le texte voté par l’assemblée nationale le 22/4/2018, et qui sera examiné par le sénat à partir du 19/6/2018, réalise à son tour un toilettage des immunités pénales prévues à l’article L622-4 du CESEDA.

Tandis que précédemment, elles ne concernaient que l’aide au séjour irrégulier, elles couvrent désormais également l’aide à la circulation mais toujours pas l’aide à l’entrée. Pour le reste, seule l’immunité humanitaire est modifiée à la marge.

L’immunité humanitaire concerne non plus seulement la « fourniture de conseils juridiques » mais la fourniture de « conseils et de l’accompagnement, notamment juridiques, linguistiques ou sociaux ». Elle concerne toujours également les « prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci » telles qu’issue de la loi du 31/12/2012. Le texte du 22/4/2018 ajoute simplement que l’immunité couvre également le « transport directement lié à l’une de ces exceptions ».

Pour couvrir ces catégories d’actes, l’acte reproché devait n’avoir « donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte » tandis qu’avec la nouvelle rédaction issue de la loi du 22/4/2018, l’immunité humanitaire est exclue si l’acte a « donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte ou a été accompli dans un but lucratif. »

Ainsi et comme auparavant, l’aide ne peut porter que sur des domaines précis, certes essentiellement humanitaires, mais elle doit être accordée sans contrepartie « directe ou indirecte » ce qui permet toutes les dérives.

La loi pénale fait courir un risque de poursuites pénales à tous ceux qui apporteraient leur aide humanitaire ou solidaire : Emmaüs dont les compagnons même sans papiers ont précisément pour mission de participer à la vie de la communauté, le Secours Catholique qui aide les sans-papiers et en contrepartie leur font distribuer les repas pour leur redonner une utilité sociale et une dignité, un particulier qui partage son logement avec un étranger démuni de titre de séjour, lequel achèterait quelques courses de temps à autres pour garnir la table, ou comme dans une affaire à Perpignan en 2015, cet hébergeant qui a laissé la personne ainsi accueillie passer la serpillère ou faire la vaisselle…

Introduire dans la définition de l’infraction le but lucratif était une idée lumineuse puisque ce but correspond enfin à la cible recherchée, c’est-à-dire ceux qui battent monnaie sur la détresse de ces étrangers en exil. Mais conserver la notion de « contrepartie directe ou indirecte » permet de continuer l’intimidation de toute solidarité avec les étrangers en situation irrégulière en France.

Sans aller jusqu’aux poursuites devant le tribunal correctionnel, garde à vue, rappel à la loi, ordonnance pénale continueront d’entretenir la peur pour réduire autant que faire se peut l’élan pourtant naturel de fraternité envers les migrants.

Or c’est précisément la notion de fraternité qui a permis à la Cour de cassation de transmettre une QPC au Conseil constitutionnel le 9/5/2018 dans 2 affaires dans lesquelles la cour d’appel d’Aix-en-Provence avait condamné les prévenus (dont le désormais célèbre agriculteur Cédric Herrou) sur le fondement de l’article L622-1 du CESEDA.

Ce sont donc les notions de fraternité, de nécessité et de légalité des délits et des peines et d’égalité devant la justice qui pourraient obliger le législateur, contre son gré, à abroger enfin le délit de solidarité juste après son 80ème printemps.

Claude COUTAZ, avocat au barreau de Grenoble www.coutaz.fr
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