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La disproportion manifeste de l’engagement de caution d’un époux marié. Par Louis Laï-Kane-Chéong.
Parution : mercredi 6 juin 2018
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Autrefois conçu comme un service d’ami, le cautionnement est devenu un contrat dont très peu de professionnels, voire de particuliers peuvent en faire l’économie. Toutefois, le cautionnement constitue un engagement dangereux pour la personne physique non avertie. De ce constat découlent des solutions progressivement dégagées en faveur de la caution personne physique, au premier rang desquels figure la protection de la caution consommateur à l’égard d’un professionnel par le principe de la disproportion manifeste du cautionnement par rapport aux biens et revenus de la caution.

L’ancien article L. 341-4 du Code de la consommation, devenu depuis l’ordonnance n° 2016-301 du 14 mars 2016, l’article L. 332-1 dispose en effet qu’ « un créancier professionnel ne peut se prévaloir d’un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l’engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation ».
Comment cette disproportion manifeste du cautionnement aux biens et revenus de la caution doit-elle être appréciée en présence d’une caution mariée, d’une part sous le régime légal de la communauté réduite aux acquêts, et d’autre part, sous le régime de la séparation de biens ?
Les solutions fluctuent en effet selon que la caution est mariée sous le régime légal ou sous un régime séparatiste. Pour les saisir, il convient de distinguer d’une part le gage du créancier de l’époux caution (I), et d’autre part la modalité d’appréciation de la disproportion manifeste du cautionnement (II).

I. Le gage du créancier de l’époux caution.

Il ressort des articles 1414 et 1415 du Code civil, quatre hypothèses s’agissant du gage du créancier de la caution mariée :
- 1) Soit l’époux cautionne seul sans le consentement de son conjoint et le gage du créancier est réduit aux revenus et biens propres ou personnels de l’époux caution, à l’exclusion des biens communs, des revenus et biens propres ou personnels de son conjoint ;
- 2) Soit l’époux cautionne avec l’autorisation de son conjoint, auquel cas le gage du créancier s’agrandit aux biens communs, à l’exclusion des revenus et biens propres ou personnels du conjoint ;
- 3) Soit encore l’époux cautionne avec le consentement de son conjoint devenant partie à l’acte, auquel cas tous les biens, tant communs que propres ou personnels des époux, sont engagés conjointement ;
- 4) Soit enfin, l’époux cautionne avec le consentement de son conjoint, sous le bénéfice d’une clause expresse de solidarité ou pour une dette entrant dans le champ de la solidarité légale de l’article 220 du Code civil, auquel cas tous les biens, tant communs que propres ou personnels des époux sont engagés, et ce, solidairement.

A titre d’exemple, si un époux marié sous le régime légal ou sous le régime de séparation de biens contracte seul un cautionnement d’une dette 10.000 € pour rendre service à un ami ayant emprunté auprès d’une banque, alors qu’il dispose lui-même de revenus mensuels de 2.000 €, d’un bien propre de 8.000 € et d’un bien commun de 10.000 €, la banque ne pourra rechercher le paiement des 10.000 € cautionnés que sur les revenus de l’époux caution et sur ses biens propres (soit sur ses revenus de 2.000 € et sur le bien propre de 8.000 €).
C’est précisément au moment de cette action en paiement qu’il sera loisible à l’époux caution d’opposer au créancier la disproportion manifeste de son engagement par rapport à son patrimoine.

II. L’appréciation de la disproportion manifeste du cautionnement.

Si l’engagement de l’époux caution est manifestement disproportionné par rapport à ses biens et revenus, le créancier ne pourra pas le poursuivre en paiement de son obligation de caution, sauf si au moment de cette poursuite, le patrimoine du débiteur permet de satisfaire cette obligation.

La question s’est naturellement posée de savoir ce que l’on entendait par « biens et revenus » de la caution lorsqu’étaient en présence des biens indivis ou communs.

La jurisprudence a fluctué sur ce point. Néanmoins, dès un arrêt de la chambre commerciale du 18 janvier 2017, la Cour de cassation a précisé que devaient être pris en compte, au titre de l’appréciation de la disproportion de l’engagement de caution, les biens indivis sur lesquels la caution détenait des droits indivis (Cass. Com, 18 janvier 2017, n° 15-12.723).
Dès lors, si la caution mariée a acquis un bien en indivision avec son conjoint, ce bien devra être pris en considération pour apprécier la disproportion de son engagement de caution.

Il s’ensuit que la même logique devait être observée pour l’époux caution mariée sous le régime légal.
C’est ainsi que, par un arrêt du 15 novembre 2017, la chambre commerciale de la Cour de cassation a affirmé que les biens à prendre en compte pour l’appréciation de la disproportion étaient les revenus de l’époux ainsi que ses biens propres, auxquels l’on devait ajouter les biens communs, quand bien même son conjoint n’aurait pas consenti à l’engagement de caution (Cass. Com, 15 novembre 2017n ° 16-10.504)

Il y a donc un décalage à noter entre d’une part, les biens que le créancier peut appréhender au titre de son gage, et d’autre part, les biens à prendre en compte pour l’appréciation de la disproportion.
Cette dichotomie s’explique par l’esprit de la règle posée à l’article L. 332-1 du Code de la consommation qui doit nécessairement s’articuler avec la lettre de l’article 1415 du Code civil : il s’agit en effet de savoir ce qui resterait à l’époux caution après exécution du gage du créancier.

A titre d’exemple, si un époux marié sous le régime légal cautionne seul une dette de
100.000 € alors qu’il dispose de revenus de 2.000 € par mois, de biens propres valant au total 30.000 € et d’un immeuble commun valant 800.000 €, après exécution du gage du créancier (soit saisie du bien propre valant 30.000 € et saisie sur rémunération à hauteur de 1.500 €), il lui resterait malgré tout sa part théorique de 400.000 € (1/2 de 800.000 €) sur le bien commun.
Partant, l’engagement de caution n’est pas disproportionné puisqu’il lui resterait un bien dont il a l’usage pour y vivre.

Vu les arrêts précités, le questionnement rejaillissait sur l’époux caution séparé de biens : fallait-il prendre désormais en compte les biens personnels du conjoint n’entrant pourtant pas dans le gage du créancier ?

Par un arrêt du 24 mai 2018, la chambre commerciale de la Cour de cassation a répondu à cette question en précisant que dans ce cas, les biens à prendre en compte pour apprécier la disproportion du cautionnement étaient uniquement les revenus et biens personnels de l’époux caution, sans qu’il y ait lieu de tenir compte des biens personnels de son conjoint.

L’arrêt est une fois de plus logique, du point de vue de l’esprit de la protection : là où l’époux marié sous le régime légal a un pouvoir et une propriété virtuelle sur les biens communs qui échappent au gage du créancier, l’époux séparé de biens n’a ni pouvoir, ni droit sur les biens personnels de son conjoint.
Dès lors, il n’y a pas lieu de prendre en considération les biens personnels du conjoint n’ayant pas autorisé le cautionnement, puisque, après exécution du gage du créancier sur les revenus et biens personnels de l’époux caution, ce dernier ne peut en aucun cas user ou disposer des biens personnels de son conjoint.
En d’autres termes, si une séparation intervenait après exécution du gage du créancier, l’époux caution se retrouverait alors dans une situation extrêmement précaire.
Il reste que ces solutions n’épuisent pas toutes les interrogations : à vouloir prendre en considération la situation effective de l’époux caution, l’on risquerait de dénaturer excessivement le texte de l’article L. 332-1 du Code de la consommation.

Faut-il aujourd’hui, dans cet élan de protectionnisme mêlé de pragmatisme, amener l’œuvre de la chambre commerciale de la Cour de cassation jusqu’à son point paroxystique en tenant compte, au jour où la caution mariée sous le régime légal est appelée, des éventuelles récompenses qui viendraient diminuer sa part de communauté ?

En effet, si a priori, la situation de deux couples mariés sous le régime légal dont l’un des membres s’est seul porté caution semble identique et parfaitement comparable, en réalité, les conséquences d’un cautionnement dont la disproportion est appréciée à l’aune des biens communs peuvent se ressentir très différemment d’un couple à l’autre. Ne pas neutraliser le cautionnement en vertu de l’article L. 332-1 du Code de la consommation, au motif que sont pris en considération les biens communs, alors que l’époux caution pourrait par ailleurs devoir des récompenses à la communauté en cas de dissolution de celle-ci, de nature à réduire considérablement sa part de communauté, pourrait aboutir à des situations désastreuses.

Si l’on devait reprendre l’exemple précédent d’un époux s’étant seul porté caution d’une dette de 100.000 € alors qu’il dispose de revenus mensuels de 2.000 €, d’un bien propre de 30.000 € et d’un bien commun de 800.000 €, en application des solutions précitées, il serait conclu que le cautionnement n’est pas disproportionné.
Toutefois, si l’époux était débiteur d’une récompense de 400.000 € (soit environ sa part de communauté) au moment où il est appelé, en cas de dissolution de la communauté, il ne lui resterait rien, sauf ses revenus mensuels et son bien propre qui sont manifestement disproportionnés au regard de la dette cautionnée.
Or, admettre la disproportion dans ce cas serait une dénaturation claire et précise de l’article L. 332-1 du Code de la consommation selon lequel, il doit être tenu compte des biens et revenus au moment de la conclusion du contrat, réactualisés au moment de l’action en paiement du créancier, sans qu’une éventuelle dissolution de la communauté n’ait à interférer.
Mais, conserver le cautionnement et supposer un divorce consécutif aboutirait à une situation contraire à la politique protectrice de la Cour de cassation relativement aux cautions personnes physiques non averties…

Louis Laï-Kane-Chéong
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