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Transferts "Dublin" et conformité de la procédure française : suite... et fin ? Par Sarah Kerrich, Élève-avocat.
Parution : lundi 11 juin 2018
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Droit des demandeurs d’asile : la procédure "Dublin" a récemment évolué au regard de la jurisprudence et de la loi du 20 mars 2018. Mais est-elle encore conforme au droit européen et peut-on toujours la contester ? Quelques réponses et analyses dans cet article qui se veut détaillé sur ce sujet complexe.

Un peu moins d’un an après l’avis du Conseil d’État rendu à la demande de la Cour administrative d’appel de Douai et après une réforme législative prenant acte de ces changements, il est temps de faire le point sur cette procédure encore fortement utilisée par les préfectures françaises pour renvoyer des demandeurs d’asile vers un autre pays de l’Union européenne.

Si vous n’aviez pas suivi les premiers débats sur cette procédure, je vous renvoie à lire cet article.

1) L’avis du Conseil d’État, une mise en garde face à l’illégalité des pratiques françaises.

Le Conseil d’État avait été saisi d’une demande d’avis par un arrêt de la première chambre de la Cour administrative d’appel de Douai [1]. Cet demande d’avis concernait deux points, qui avaient été soulevés par les avocats du litige pendant devant la cour, comme étant irréguliers au regard du droit européen :

- Certains préfets avaient pris la mauvaise habitude de prendre la mesure de transfert et de la notifier à l’étranger concerné avant que l’État européen vers lequel il devait être renvoyé n’ait donné son accord (qui peut être explicite ou implicite [2]).

Cette pratique a été jugée irrégulière par le Conseil d’État, dans un considérant sans appel : la décision de transfert ne peut être prise, et a fortiori être notifiée à l’intéressé, qu’après l’acceptation de la prise en charge par l’État requis. Le non-respect de l’article 26 du règlement Dublin III constitue donc un premier moyen d’annulation certain à l’encontre d’une décision préfectorale qui n’aurait pas respecté cette procédure.

- La seconde question soulevée par l’avis du Conseil d’État avait trait à la possibilité de placer en centre de rétention administrative (CRA) les personnes dès le début de la procédure de transfert. Là encore, cette pratique était très courante lorsque l’étranger ne possédait pas de domiciliation ou de garanties de représentation au sens de la loi française [3]. Cela facilitait le travail de l’administration, qui savait où aller chercher la personne entre la décision préfectorale de transfert et le renvoi à proprement parler. Combinée à la pratique précédemment citée, on se retrouvait alors avec un étranger disposant d’une décision de transfert, doublée d’une décision de placement en CRA alors même que l’État européen de renvoi n’avait pas encore accepté la prise en charge.

Rappelons ici que les « dublinés » ne sont pas des étrangers en situation irrégulière, mais des demandeurs d’asile et potentiels réfugiés au sein d’un autre État membre de l’Union européenne. Les priver de liberté est plus qu’injustifié – si tant est que que ça le soit pour les autres.

Le règlement disposant que cette rétention devait être exceptionnelle, au regard d’un « risque de fuite » défini précisément par la loi de chaque État et devait intervenir après la réception de la réponse de l’État concerné par la reprise en charge [4], l’annulation était imminente : non seulement la pratique du placement en CRA était irrégulière, mais la loi n’était pas conforme au règlement Dublin III puisqu’elle ne définissait pas ce « risque de fuite ».

Le Conseil d’État a alors dénoncé à juste titre cette pratique du placement en CRA avant la prise en charge du pays européen de retour. Le non-respect de l’article 28 du règlement constituait un second moyen d’annulation, cette fois-ci non de la décision de transfert mais du placement en CRA.

Or, il faut préciser que le contentieux du placement en CRA a été intégralement transféré du juge administratif au juge judiciaire, plus précisément au juge des libertés et de la détention, depuis le 1er janvier 2017. [5]

Cela n’a pas remis en cause l’avis du Conseil d’État : il a été suivi à la lettre par la Cour de cassation, dans un arrêt du 27 septembre 2017, qui a connu un plus grand retentissement. [6]

C’est ainsi qu’une réforme législative, qui était déjà sur les rails depuis le changement de majorité politique du pays, s’est empressée de prendre acte de ces changements afin de rendre régulier un tel placement en CRA des "dublinés".

2) La loi du 20 mars 2018, une solution définitive ?

La proposition de loi, qui s’intitulait « pour une bonne application du régime d’asile européen » (bien qu’il n’y en ait pas réellement, il s’agit entre autres des dispositions prises en vertu du règlement Dublin III), visait explicitement à permettre le placement en rétention administrative des « dublinés » après la décision de transfert vers un autre État européen, mais aussi dès le début de la cette procédure de transfert.

La loi française décline désormais en 12 cas de figure le risque de fuite auquel est exposée l’administration face à un étranger sous le coup d’une procédure de transfert, auquel cas le placement en CRA s’impose avant même la décision de prise en charge l’État européen. [7]

Il s’agit dans les grandes lignes de placer en rétention les étrangers s’ils présentent un risque non négligeable de fuite, une impossibilité d’appliquer une assignation à résidence, le refus de se soumettre au relevé d’empreintes digitales ou encore une dissimulation du parcours migratoire. L’appréciation de l’administration sur ces critères est souveraine, comme pour la quasi-totalité des mesures concernant les étrangers en France.

Le législateur en a aussi profité pour réduire le délai de contestation d’un décision de transfert devant le juge administratif, qui passe de 15 à 7 jours.

Le Conseil constitutionnel, saisi a priori du texte de loi, a déclaré l’ensemble du texte conforme à la Constitution. [8] Cela veut dire, sauf changement ultérieur de circonstances en droit ou en fait, qu’une question prioritaire de constitutionnalité aurait peu de chances d’aboutir.

Désormais, s’il demeure possible de contester une décision de transfert au cas où elle aurait été notifiée à l’étranger avant la réponse de l’État européen de renvoi, le placement en CRA est régulier même s’il est effectué dès le début de la procédure de transfert.

Malgré tout, il reste encore un peu de matière pour contester une décision de transfert.

3) Contester une décision de transfert « Dublin » reste possible.

En premier lieu, n’oublions pas que la rétention doit être effectuée à titre exceptionnel, si l’assignation n’est pas possible : la priorité reste donnée à l’assignation à résidence, dans le règlement tout comme dans la loi française. C’est rappelé dans les motifs de la réforme de mars 2018.

Devant le juge des libertés et de la détention, il tout à fait envisageable de contester le placement en rétention administrative lorsque les critères du risque de fuite ne sont manifestement pas remplis, en prouvant la possibilité d’une assignation à résidence.

En second lieu, les textes européens dont le règlement Dublin III lui-même comportent des dispositions utiles :

- L’article 17 du règlement permet à l’État de déroger au transfert pour des motifs humanitaires ou de compassion. Il est possible de s’y rattacher en cas de maladie de l’étranger, car aucune dérogation n’est prévue dans le règlement. Cependant, comme il s’agit d’une clause discrétionnaire, cet article a très peu d’impact en réalité.

- L’article 16 du règlement permet des clauses dérogatoires pour des situations de dépendances ou de vulnérabilité de l’étranger, afin de le pas le séparer des membres de sa famille. Néanmoins, cette disposition est là encore très peu appliquée par les préfectures.

- Une procédure de transfert ne peut pas être prise vers un État qui comporterait des défaillances systémiques dans l’accueil des demandeurs d’asile. [9]. Cette interprétation reste fluctuante selon la situation politique des pays et les jurisprudences des juridictions : à titre d’exemple, elle a été appliquée pendant quelques temps aux étrangers qui devaient être renvoyés en Hongrie.

- Enfin, vérifier les atteintes à l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et à l’article 4 de la Charte de droits fondamentaux de l’Union européenne est toujours préférable puisqu’il s’agit de dispositions pleinement examinées par les juges.

En dernier lieu, il est également nécessaire de savoir utiliser à bon escient les procédures de référés, notamment le référé-liberté, pour contester une décision de transfert. Un cas récent devant le tribunal administratif de Lille a vu aboutir un référé-liberté contre une décision de transfert qui avait été prise après le délai légal pendant lequel le préfet devait prendre sa décision.

L’ensemble de la procédure dite « Dublin » reste très complexe, y compris pour les professionnels du droit. Elle évolue rapidement et donne lieu à de nombreuses interprétations locales. Cette fois-ci, elle semble fixée au regard de la dernière loi promulguée... Ceci avant qu’une réforme de plus grande ampleur ne s’empare de l’Europe, puisque les discussions pour actualiser et rédiger un règlement « Dublin IV » ont déjà cours au sein des institutions européennes [10] [11].

Sarah Kerrich Élève-avocat à Lille

[2Voir les articles 20, 21, 22 et 26 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013.

[3Article L. 551-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et demandeurs d’asile.

[4Voir l’article 28 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013.

[5Loi du 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France.

[6Arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation n° 1130 du 27 septembre 2017.

[7Nouvelle version de l’article L. 551-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et demandeurs d’asile.

[8Décision n° 2018-762 DC du 15 mars 2018.

[9Voir l’article 3 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013

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