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1er Forum parlementaire de la legaltech : « Les tribunaux n’ont plus le monopole de la justice ».
Parution : mardi 12 juin 2018
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Si les legaltech ont commencé à intégrer le marché du droit comme les pratiques des professionnels, il reste encore un domaine (et pas des moindres) où les interrogations subsistent : le service public de la justice. Car dans un contexte où progressent le phénomène de déjudiciarisation, les méthodes alternatives de résolution des conflits ou encore la problématique des moyens humains et financiers de la justice, les legaltech semblent vouer à s’y appliquer. Comment ces technologies peuvent-elles aider les justiciables comme les magistrats et les auxiliaires de justice ? Quelles questions posent-elles sur l’avenir des tribunaux ?
C’est pour dégager de premières réponses que la Commission des lois du Sénat, en partenariat avec OpenLaw, le Barreau de Paris, l’Institut des hautes études pour la justice et le Village de la Justice, a organisé, le 18 juin 2018, un premier forum parlementaire sur « la technologie au service de la justice » [1]. Le président de la Commission, Philippe Bas, a accepté de nous en dire plus sur ses motivations quant à ce forum.
Nous reviendrons plus en détail dans un prochain article sur cette journée.

Clarisse Andry : Comment la Commission des lois en est-elle venue à se pencher sur le sujet des legaltech ? Et pourquoi est-il important que le législateur s’intéresse à ces « technologies au service de la justice » ?

Philippe Bas : En juin 2016, la Commission des lois a décidé d’entreprendre une mission d’information sur le redressement et la réforme de la justice, qui avait la singularité de réunir un membre de chaque groupe politique du Sénat. Elle a procédé à près de 300 auditions et à de très nombreux déplacements dans les tribunaux, les prisons, les écoles de formation de la justice… Cette plongée en profondeur dans l’univers de la justice nous a permis de prendre la mesure que les tribunaux, aujourd’hui, n’ont plus le monopole de la justice. Car il se développe sur internet de très nombreux services qui proposent au justiciable d’une part de connaître, dans le type d’affaire qui le préoccupe, les résultats moyens devant les tribunaux, et d’autre part de bénéficier de nouvelles formes de médiation.

Nous avons réalisé que si nous n’explorions pas le sujet des legaltech, il manquera à notre analyse tout un pan en plein développement qui est appelé à s’étendre.

L’objectif de cette journée est double. D’abord, aborder la question de la régulation des legaltech, afin que ce phénomène n’ouvre pas le champ à une forme de charlatanisme. Beaucoup de sites ont d’ailleurs réussi à s’en prémunir. Ensuite, la modernisation de la justice et l’utilisation des legaltech par nos juridictions.

Selon vous, qu’ont-elles à apporter au service de la justice ? Et quelles sont vos craintes ?

« Voilà une justice qui doit faire face à un afflux d’affaires, et ce avec des moyens limités. »


Les legaltech peuvent d’abord faciliter l’accès à la justice du justiciable, en apportant de la simplicité et une meilleure prévention des contentieux, car le nombre d’affaires dont la justice est saisie ne cesse de croitre. On compte 2,4 millions d’affaires civiles par an, et 1,2 millions d’affaires pénales. Il y a ainsi un risque d’embolie pour nos tribunaux, alors que le nombre de vacances de postes de magistrats et de greffiers a atteint un plafond historique. Voilà une justice qui doit faire face à un afflux d’affaires, et ce avec des moyens limités, ce qui constitue une contradiction majeure.

Le développement des legaltech est donc le bienvenu, à condition qu’elles ne prétendent pas remplacer la justice. C’est pour cela qu’il faut définir ce qui peut relever, au titre de la prévention des contentieux et du traitement amiable des litiges, du développement des legaltech, et ce qui doit rester à l’appréciation fine et humaine d’un juge. La déjudiciarisation est raisonnable quand la judiciarisation était excessive. Il s’agit de trouver un meilleur équilibre aujourd’hui, mais de ne pas déjudiciariser sans raison et alors diminuer les droits des citoyens qui demandent justice. C’est la raison pour laquelle cette matière est extrêmement sensible.

Par ailleurs, il est très important que les juridictions aient une meilleure connaissance des différences de jurisprudence d’une juridiction à l’autre, d’un juge à l’autre, et que les legaltech soient les instruments d’une bonne gestion du fonctionnement de la justice et d’harmonisation des jurisprudences. On disposerait d’un instrument de régulation interne à la justice, dans le respect de son indépendance. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation s’intéresse énormément au sujet, et réfléchit, dans le cadre de l’open data, à la mise à disposition d’une information aussi complète que possible sur l’activité des tribunaux et le fond des jugements.

« Nous voulons que les nouveaux outils puissent être exploités par le juge pour le libérer d’aspects plus techniques. »

L’une de mes craintes est enfin liée à la « justice prédictive », c’est-à-dire une forme de justice qui serait nivelée par une moyenne des décisions intervenues dans un domaine donné au cours des années précédentes, et qui ferait que, quand on se présenterait devant le tribunal, il y aurait une sorte de tarif pré-établi. C’est un excès que l’on peut redouter : un système presque automatisé. Nous ne voulons pas remplacer le juge par l’intelligence artificielle, nous voulons simplement que les nouveaux outils puissent être exploités par le juge pour le libérer d’aspects plus techniques. Celui qui interprète le droit doit rester le juge.

Qu’attendez-vous de ce forum ?

De nombreuses personnes étaient présentes lors des débats du 18 juin, ce qui montre que ce colloque répondait à une véritable attente. Et le public était très varié : des avocats, des entrepreneurs dans le domaine des legaltech, des éditeurs, des magistrats, des auxiliaires de justice, des greffiers, des juristes d’entreprise, des universitaires… Nous avions autour de la table un certain nombre de personnalités qui ont toutes une vision différente sur les legaltech.

Ce forum doit aussi contribuer à notre réflexion dans la perspective de l’examen du projet de loi de réforme de la justice, déposé en premier lieu au Sénat. Ce texte traite en particulier de la numérisation de la justice et des legaltech.

Je pense que le Sénat remplit ainsi pleinement son rôle, celui d’éclaireur. On le surnomme la chambre de la sagesse, mais il essaye aussi d’examiner des questions de fonds en étant un peu à l’écart de l’actualité événementielle, pour légiférer non pas sous le coup de l’émotion, mais bien en creusant son sillon, en appréciant toutes les données d’un problème. Et nous sommes ici dans un domaine qui est au cœur de la citoyenneté.

Lundi 18 juin 2018, la commission des lois du Sénat a organisé le premier forum parlementaire de la legal tech en partenariat avec l’Institut des hautes études sur la justice, le Barreau de Paris, Open Law et Village de la justice. Interviews vidéo de quelques participants et de Sénateurs.
Propos recueillis par Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice
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